dimanche 19 décembre 2010

Lee Negin, "Mandala II"

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mercredi 15 décembre 2010

Déclaration Universelle des Droits de la Terre

Préambule


Considérant que nous faisons tous partie de la Terre, communauté de vie indivisible composée d’êtres interdépendants et intimement liés entre eux par une destinée commune ;


Considérant que notre Terre est source de vie, de subsistance, d’enseignement et qu’elle nous prodigue tout ce dont nous avons besoin pour bien vivre ;


Considérant que l’humanité est un élément déterminant de ces conditions essentielles à l’évolution de la vie ;


Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de la vie, ainsi que toutes les formes de prédation, d’exploitation et de pollution ont causé d’importantes dégradations et modifications des conditions de vie qui mettent en danger les équilibres fondamentaux nécessaires au développement et à la préservation de la vie sur la Terre;


Considérant qu’il est impossible de reconnaître des droits aux seuls êtres humains sans provoquer de déséquilibres au sein de la Terre ;


Considérant que pour garantir les droits humains il est nécessaire de reconnaître et de défendre les droits de la Terre et de tous les êtres vivants qui la composent ;


Considérant qu’il est urgent d’entreprendre des actions collectives décisives pour transformer les structures et les systèmes qui génèrent d’importantes destructions sur la Terre ;


Nous, habitants de la Terre, proclamons la présente Déclaration Universelle des Droits de la Terre comme l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l'esprit, s'efforcent, par l'enseignement et l'éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d'en assurer, par des mesures progressives d'ordre national et international, la reconnaissance et l'application universelles et effectives.



Article premier


La Terre est un être vivant.


Article 2


Tous les êtres vivants qui peuplent la terre représentent une partie de la diversité constitutive de la Terre.


Le terme “être” intègre les écosystèmes, les espèces et toutes les autres entités naturelles qui existent comme partie de la Terre.


Article 3


Toute vie doit être honorée, respectée et préservée quelle qu’en soit l’utilité pour l’homme.


Tous les êtres ont le droit à la dignité, au bien-être et à vivre libres de tortures ou de traitements cruels infligés par les êtres humains.


Article 4


Tout comme les êtres humains jouissent des droits humains, tous les autres êtres de la Terre ont également des droits spécifiques à leurs conditions et propres au rôle et à la fonction qu’ils exercent au sein de la Terre.


Article 5


La Terre et tous les êtres qui la composent sont titulaires de tous les droits inhérents et reconnus dans cette Déclaration, sans aucune distinction selon les espèces, l’origine ou toute autre catégorie.


Article 6


Les droits de chaque être sont limités par les droits des autres êtres, et tout conflit impliquant ces droits doit être résolu de façon à ce que soient préservés l’intégrité, l’équilibre et la santé de la Terre.


Article 7


La Terre et tous les êtres qui la composent possèdent le droit de vivre et d’exister, le droit à la régénération de leurs capacités biologiques et à la bonne continuité de leurs cycles et processus vitaux ;


Tous les êtres ont le droit à l’eau comme source de vie, à la pureté de l’air, à la pleine santé, à être libres de contamination, de pollution et de déchets toxiques ou radioactifs ;


Tous les êtres ont le droit de ne pas être génétiquement modifiés et transformés dans leur structure, ce qui menacerait leur intégrité et leur fonctionnement vital et sain.


Article 8


Tous les êtres humains ont le devoir de respecter la Terre et de vivre en harmonie avec les vies qui la constituent.


Article 9


Les êtres humains ont le devoir d’agir en accord avec les droits et les obligations reconnus dans cette Déclaration, de s’assurer que la recherche du bien-être humain contribue au bien-être de la Terre, à présent et à l’avenir.


Article 10


Les êtres humains ont le devoir de promouvoir et de prendre part à l’apprentissage, à l’analyse, à l’interprétation et à la transmission des modes de vie en harmonie avec la Terre en accord avec cette Déclaration.


Article 11


Les êtres humains ont le devoir d’investir les institutions d’un pouvoir de défense des droits de la Terre, d’établir et de rendre effective l’application des normes et des lois pour la défense, la protection et la préservation des Droits de la Terre.


Article 12


Les êtres humains ont la responsabilité de respecter, de protéger, de préserver et là où ce sera nécessaire, de restaurer l’intégrité des cycles et équilibres vitaux de la Terre, de mettre en place des mesures de précaution et de restriction pour éviter que les activités humaines ne conduisent à l’extinction d’espèces, à la destruction d’écosystèmes ou à la modification des cycles écologiques.


Article 13


Les êtres humains ont le devoir de promouvoir des modes de vie, des modèles économiques et des politiques de développement qui respectent la Terre et les droits reconnus dans cette Déclaration.

Déclaration Universelle des Droits de la Terre

Information is Free. Anonymous Support for Wikileaks.

Elena Orlowa — You and Me — Ты и я

mardi 14 décembre 2010

Corrupt governments of the world, we are anonymous. Gouvernements corrompus de par le monde, nous somme les Anonymous

Corrupt governments of the world, we are anonymous.
Gouvernements corrompus de par le monde, nous somme les Anonymous

For some time now, voices have been crying out in unison against the new ACTA laws.
Depuis quelques temps déjà, des voix se sont élevées à l’unisson pour dénoncer ACTA.

The gross inadequacies of the new laws being passed internationally have been pointed out repeatedly.
La grossière inadaptation de ces nouvelles lois qui sont votés partout dans le monde ont été dénoncées de façon répétée

Our chief complaint is that such measures would restrict people’s access to the internet.
Notre principal reproche est que de telles mesures restreindrait l’accès du peuple à internet

In these modern times access to the internet is fast becoming a basic human right.
Dans ces temps moderne, l’accès à l’internet devient rapidement un droit de l’homme fondamental

Just like any other basic human right, we believe that it is wrong to infringe upon it.
Comme tout droit de l’homme fondamental, nous pensons qu’il est mauvais de le violer.

To threaten to cut people off from the global consciousness as you have is criminal and abhorrent.
Menacer de couper quelqu’un de la conscience globale comme vous l’avez fait est criminel et abject.

To move to censor content on the internet based on your own prejudice is at best laughably impossible, at worst, morally reprehensible.
Passer à la censure des contenus sur internet sur la base des seuls préjudices qu’ils pourraient vous causer est au mieux risible, au pire moralement répréhensible.

The unjust restrictions you impose on us will meet with disaster and only strengthen our resolve to disobey and rebel against your tyranny.
Les restrictions injustes que vous nous imposez provoqueront un désastre et ne feront que renforcer notre résolution à désobéir et à nous rebeller contre votre tyrannie.

Such actions taken against you, and those you out source your malignant litigation too, are inevitable, unavoidable and unstoppable.
Les actions prise envers vous, ainsi qu’envers ceux avec qui vous faites vos affaires putrides, sont inévitable, nécessaires, et impossibles à stopper.

We Are Anonymous,
Nous sommes les Anonymous

We Are Legion And Divided By Zero.
Nous sommes légion et divisé par nul

We Do Not Forgive Internet Censorship
Nous ne pardonnons pas la censure de l’internet

And We Do Not Forget Free Speech.
Nous n’oublions pas la liberté de parole.

We Are Over 9000,
Nous sommes plus de 9000

Expect Us!
Attendez-vous à nous !

Stephen Ward Paintings Art set to Franz Liszt Nocturne piano music

vendredi 10 décembre 2010

mercredi 8 décembre 2010

conscience christique

Livres: sélection 2010 de Web-journal.fr

LE SOLEIL DES MORTS

Ivan Chméliov

LE SOLEIL DES MORTS

(1923)

Traduit du russe par Denis Roche







Table des matières



I – Le matin.. 4

II – Volatiles. 8

III – Le désert. 11

IV – La gorge aux vignes. 16

V – Le pain de chaque jour. 20

VI – Ceux qui viennent tuer. 24

VII – Histoires de la vieille bonne. 28

VIII – Une fée Carabosse. 33

IX – Une visite. 36

X – Memento mori 40

XI – « Jardins d’amandiers ». 47

XII – L’antre du loup. 52

XIII – Le merveilleux collier. 59

XIV – Dans la gorge profonde. 65

XV – Le jeu avec la mort. 70

XVI – Une voix sous le faix. 74

XVII – Sur la route déserte. 82

XVIII – Les amandes sont mûres. 88

XIX – « Grand-maman avait un chevreau gris… ». 95

XX – La fin du paon.. 101

XXI – Le cercle de l’enfer. 104

XXII – Au Bon Port. 107

XXIII – Le Tchatyr-Dag « respire ». 111

XXIV – Une sainte héroïne. 116

XXV – Sous les rafales du vent. 119

XXVI – Là, en bas. 125

XXVII – La fin de Boubik. 128

XXVIII – L’âme vit ! 132

XXIX – La terre gémit. 134

XXX – La fin du docteur. 137

XXXI – La fin de Tamarka. 139

XXXII – Le blé sanglant. 142

XXXIII – Il y a des milliers d’années….. 145

XXXIV – Trois fins. 148

XXXV – La fin des fins. 151

À propos de cette édition électronique. 156


I – Le matin

Dans mon sommeil inquiet, j’entends, derrière la cloison d’argile, une lourde venue et un craquement de branches sèches…

C’est encore Tamarka, la belle vache blanche de Simmenthal, tachetée de roux, qui pèse sur ma clôture. Soutien de la famille qui demeure sur le plateau, un peu au-dessus de moi, elle donne par jour trois bouteilles d’un lait mousseux, tiède, qui sent la vache vivante. Quand ce lait commence à bouillir, des ronds de graisse dorés apparaissent à sa surface et il s’y forme une peau… Faut-il songer à de pareilles misères ! Pourquoi me viennent-elles en tête ?…

Ainsi donc voici un nouveau matin…

À propos, j’ai eu un rêve… Un rêve bizarre, de choses qui n’arrivent pas dans la vie… Tous ces mois-ci des rêves somptueux me hantent. Pourquoi ?… Ma vie est si misérable !…

Je rêve de palais, de jardins… Mille pièces… non pas des pièces, mais des salles splendides, telles que celles des Mille et une nuits, avec des lustres à feux bleus – des feux qui ne sont pas d’ici-bas, – et des tables en argent, couvertes de monceaux de fleurs, qui ne sont pas davantage de ce bas monde. Je vais, je marche dans ces salles, et je cherche… Qui cherché-je avec un grand tourment ?… Je ne sais. Avec angoisse, avec alarme, je regarde par les énormes baies. On aperçoit des jardins, des pelouses, des vallons verdoyants, comme dans les tableaux anciens. Le soleil paraît luire, mais ce n’est pas notre soleil… C’est comme une lueur sous-marine, une lueur de pâle fer-blanc… Et partout sont chargés de fleurs des arbres qui ne sont pas d’ici-bas : de hauts, de très hauts lilas, fleuris de clochettes pâles et de roses flétries… Je vois d’étranges gens. Le visage comme mort, ils marchent, marchent dans les salles. Vêtus de vêtements pâles, – comme descendus de vieilles icônes –, ils regardent avec moi par les fenêtres. Quelque chose me dit…, je sens, avec une pressante douleur, qu’ils ont enduré quelque chose d’horrible et sont – hors de la vie. Ils ne sont déjà plus – d’ici-bas… Et un insupportable accablement m’accompagne dans ces salles somptueuses…

Je suis heureux de m’éveiller…

C’est évidemment, elle, Tamarka, qui rôde. Quand son lait commence à bouillir… Il ne faut pas songer à du lait !… Pour nourriture quotidienne, nous avons de la farine pour quelques jours… bien cachée dans des recoins… Il est dangereux aujourd’hui d’en garder à découvert ; on vient la nuit…

Il y a dans le jardin des tomates vertes encore, il est vrai, mais qui bientôt rougiront… et une dizaine de pieds de maïs… le potiron se noue… Assez, il ne faut pas songer !…

Comme on a peu envie de se lever !… On est tout courbaturé et il faut aller dans les fonds casser ces satanées cosses, les souches des chênes. Encore et toujours la même chose !…

Mais que fait Tamarka près de la palissade ?… Ces ébrouements, ces froissements de branches ?… Elle broute les amandiers. Elle va à l’instant s’approcher du portail et essayer d’enfoncer le portillon. Je crois l’avoir étayé avec un pieu…

La semaine dernière, la vache l’a arraché avec le pieu, l’a fait sortir de ses gonds et a englouti, tandis qu’on dormait, la moitié du potager… La faim, évidemment !… Là-haut, Verba n’a pas de foin. L’herbe est depuis longtemps desséchée. Plus rien que du chaume brouté et des pierres. Tamarka, jusqu’à la nuit noire, doit chercher sa pitance, errer dans les gorges profondes, les fourrés impraticables… Et elle erre, erre…

Allons, il faut pourtant se lever. Quelle date aujourd’hui ?… Nous sommes en août. Mais quel jour ?… Les jours, à présent, ne comptent plus : plus besoin d’almanach. Pour le condamné à perpétuité, tous les jours sont pareils. Hier, dans la petite ville, on entendait les cloches… J’ai cueilli une calville verte et me suis souvenu : la Transfiguration[1] ! La calville est toujours là, sur l’étagère. On peut, maintenant, à partir d’elle, compter les jours et les semaines…

Il faut commencer sa journée, s’évader de ses pensées. Il faut se plonger si avant dans les futilités du jour que l’on puisse se dire inconsciemment : encore un jour écoulé !

Comme un forçat à perpétuité, je remets mes haillons, mon cher passé, effiloché dans les halliers. Chaque jour il faut rôder dans les gorges, gravir en s’agrippant, la hache en main, les raidillons : préparer du bois pour l’hiver… Pourquoi cela ? Je ne sais. Pour tuer le temps.

J’avais rêvé jadis de devenir Robinson, et je le suis. Pire que Robinson ! L’autre avait un avenir, un espoir : voir tout à coup surgir un point à l’horizon. Pour nous, jamais de point dans les siècles des siècles.

Mais, malgré tout, il faut aller ramasser du bois. Durant les longues nuits d’hiver, nous resterons assis près du poêle en regardant le feu. Dans la flamme, il y a des visions… Le passé s’embrase et s’éteint… Ces dernières semaines, j’ai amassé tout un tas de bois mort ; il sèche. Il en faut encore, encore. Ce sera gai à casser, l’hiver ! Les éclats voleront ! Cela fera du travail pour des journées entières. Il faut profiter du beau temps. Il fait bon à présent, il fait chaud. On peut marcher nu-pieds sur des planchettes ; mais, quand le vent soufflera du Tchatyr-Dag, que les pluies tomberont sans cesse, il fera mauvais alors rôder dans les fonds…

Je mets mes haillons… Un chiffonnier en rirait en les fourrant dans son sac… Que comprennent les chiffonniers ? De leurs crochets, ils accrocheraient même une âme vivante pour l’échanger contre des liards. Ils feront, un jour, de la colle avec des os humains, et, avec du sang, des kubs de bouillon… C’est maintenant le bon temps pour eux – ces rénovateurs de la vie !… Les chiffonniers promènent à travers la vie leurs crochets de fer.

Mes guenilles !… En elles, survivent les dernières années, les derniers jours de ma vie ; les dernières choses agréables à regarder… Elles n’iront pas aux chiffonniers. Elles fondront au soleil, pourriront sous la pluie et les vents, s’effrangeront aux épines des combes, duvetteront les nids des oiseaux…

Ouvrons les volets. Voyons, quel matin fait-il ?…

Quel matin peut-il donc y avoir en Crimée, près la mer, au commencement d’août ! Ensoleillé, naturellement, d’un soleil aveuglant, si somptueux que l’on a mal à regarder la mer ; cela brûle, pique les yeux…

Dès qu’on ouvre la porte, sur vos yeux qui clignent, sur votre figure fripée, s’élance la fraîcheur nocturne des forêts et des vallons montagneux, percée par le soleil, imprégnée de la saveur amère, spéciale à la Crimée, infusée dans les replis sylvestres, exhalée des prairies de l’Iaïla. Ce sont les dernières vagues du vent de nuit ; bientôt le vent soufflera de la mer.

Bonjour, cher matin !

Sur la pente de la combe en forme d’auge, où se trouve la vigne, il y a encore de l’ombre et il fait frais ; mais, en face, le versant argileux est déjà d’un rose rouge, tel du cuivre neuf, et les cimes des jeunes poiriers, par-delà la vigne, semblent mouillées d’un lustre incarnat. Ils sont beaux, ces jeunes arbres ! Ils se sont dorés, parés, chargés de lourdes girandoles de poires Marie-Louise.

Je les surveille inquiètement des yeux, ces poires ! Intactes ?… Elles ont encore passé sans anicroche une bonne nuit… Ce n’est pas avarice de ma part ; c’est notre nourriture qui mûrit, notre pain quotidien.

Bonjour à vous aussi, montagnes !…

Près de la mer, tel un bébé, le mont Castelle, forteresse dominant des vignobles à l’ample renommée. Il y a là du sauternes doré – sang clair de la montagne – et du bordeaux épais, qui sent le maroquin, le pruneau et le soleil de Crimée – sang noir. Le Castelle veille sur ses vignes, les garde du froid, les réchauffe de sa chaleur pendant la nuit. Noir en bas, tout couvert de forêts, il est maintenant coiffé d’un bonnet rose.

Plus loin, à droite, mur vertical d’une forteresse, montagne-panneau, toute nue, se trouve la Kouchekaïa. Le matin, elle est rose, et, la nuit, bleu foncé. Elle attire tout à elle, voit tout. Une main invisible griffonne sur elle… Elle semble tout près, et que de verstes jusqu’à son pied !… En allongeant le bras, on la toucherait ; il n’y a qu’à traverser la vallée et remonter la pente toute en jardins, en vignes, en bois et gorges. La route, cachée, qui y mène, se révèle par des jets de poussière : une auto file vers Yalta.

Encore plus à droite, le bonnet velu du Babougane boisé. Les matins le dorent, mais il est d’habitude d’un noir profond. Telles des soies, on y aperçoit, quand le soleil liquéfié vibre derrière lui, les aiguilles des arbres résineux. C’est de là que viennent les pluies. C’est là que le soleil se couche. Il me semble, je ne sais pourquoi, que c’est de ce sombre et noir Babougane que descend la nuit…

Il ne faut plus songer à la nuit, ni à ses rêves décevants, où rien n’est d’ici-bas. La nuit prochaine, ils reviendront. Le matin arrache les rêves. Voici, là, en dessous, la vérité nue. Salue d’une prière le matin qui découvre l’horizon !…

L’horizon, il ne faut pas le contempler. Il est trompeur comme les rêves. Il attire et ne donne rien. Il est bourré de bleu, de vert, de doré ; mais il ne nous faut pas de féerie ; elle est là, sous tes pieds, la vérité…

Je sais que les vignes, sous le Castelle, n’ont pas de raisin ; je sais que les blanches petites maisons sont vides, et que, sur les pentes boisées, sont éparpillées des vies humaines… Je sais que la terre est imbibée de sang, que le vin sera âcre et ne donnera pas le joyeux oubli.

La muraille grise de la Kouchekaïa, que l’on voit de si loin, a enregistré des choses horribles. Le temps venu, on les déchiffrera… Je ne veux plus regarder l’horizon.

Je regarde au-delà de ma combe. Là-bas se trouvent mes jeunes amandiers et, au-delà, le terrain vague.

Bout de terre rocailleux qui s’apprêtait à vivre, et, tué, maintenant ! Les vaches ont brisé les ceps noirs des vignes. Les grandes pluies d’hiver y creusent des chemins, y fouillent des rides. Les chardons roulants, déjà desséchés, le hérissent. Dès que Borée soufflera, leurs capitules voleront… Un vieux poirier tatare, tortu et creux, y fleurit depuis des années, y sèche et jette autour de lui, depuis des années, ses fruits mielleux et jaunes, attendant toujours un remplaçant qui ne vient pas. Obstiné, il attend, monte en sève, fleurit et se dessèche. Les vautours s’y cachent. Pendant la tempête, les corneilles aiment à s’y sentir balancées.

Et voici, une taie sur l’œil, une mutilée. Jadis c’était Iassnaïa-Gorka (le Petit-Mont-Clair), la villa d’une institutrice d’Ekatérinoslav. Le chalet est là, déjeté. Les voleurs l’ont, depuis longtemps, pillé ; ils en ont brisé les vitres, l’ont aveuglé. Le plâtre s’en détache, laisse voir ses côtes. Le vent ballotte sans cesse des nippes que l’on avait jadis suspendues à des clous, dans la cuisine, pour sécher. Où peut bien maintenant se trouver la soigneuse propriétaire ? Où cela ?… Près de la véranda aveuglée ont poussé des vinaigriers puants.

La villa est libre, sans maître. Un paon s’en est emparé.
II – Volatiles

Un paon ?… Oui, un paon vagabond dont nul n’a maintenant besoin… Il dort, la nuit, sur les rampes du balcon ; il est ainsi à l’abri des chiens.

Jadis, il était à moi. Maintenant, il n’est à personne – comme cette villa. Il y a des chiens qui ne sont à personne, et, de même, des gens. Ce paon, aussi, n’est à personne.

Je ne puis plus l’entretenir, ce luxe-là. Le paon l’a compris et a élu domicile dans le terrain vague. Nous sommes voisins. Il est parvenu, je ne sais comment, à vivre, à passer l’hiver et, même, à pousser une queue nouvelle, bien qu’un peu différente de l’ancienne. Il vient de temps à autre me rendre visite. Il s’arrête sous le cèdre, où, jadis, il somnolait pendant la chaleur, et me regarde, interrogateur :

– Ne me donneras-tu rien ?…

– Je ne te donnerai rien ; je n’ai rien, tu le vois, Pavka. Il tourne doucement sa petite tête couronnée, parfois fait la roue :

– Tu ne me donneras rien ?

Il attend un peu, puis s’en va ; ou bien il s’envole sur le portail, tournoie, danse un instant.

– Vois comme je suis beau ! Tu ne me donneras rien ?…

Et il s’envole sur la route vide, dans un resplendissement vert doré de sa queue. Il crie ici et là, appelle dans les ravins : une paonne, peut-être, lui répondra ? Et le revoici qui rôde auprès de la villa solitaire. Ou bien il s’en va derrière la colline, au Bon Port, chez les Pribytko. Là, il y a des enfants ; peut-être lui donnera-t-on quelque chose. Mais c’est peu probable. Là-bas aussi, ça ne marche guère. Ou bien il s’en va chez Verba, plus haut. Parfois, les enfants lui donnent en échange d’une plume. Ou, quelquefois, il s’en va plus haut encore, tout au sommet, chez le vieux docteur. Mais là, ça marche tout à fait mal.

Le paon, naguère, vivait dans l’abondance, couchait sur le toit, passait ses journées sous le cèdre. On s’apprêtait à lui trouver une compagne.

Il me fait peine à voir.

Eh-ou-aaaaa !… crie-t-il de son cri de délaissement et de désert. Est-ce plainte ou angoisse ?

Le matin l’a réveillé. Pour lui aussi, maintenant, la journée se passe au travail. Levé, il a secoué ses ailes argentées, aux ourlets rose beige, a dressé sa fière petite tête : il ressemble à une reine aux yeux noirs. Il regarde le vieux poirier et se souvient que les fruits en ont été volés. Crie donc,… allons, crie qu’on t’a dépouillé toi aussi ! Au soleil, en un rayonnement, bleu et violet, il traîne sa queue soyeuse, et contemple le matin… Et, comme l’éclair, il s’abat dans la vigne.

– Pst… pst… malheureux !

Il ne craint plus les cris. Maintenant, il traîne en zigzagant, dans les rangs de vigne, sa queue qui serpente,… picote les grappes mûrissantes. Hier, il y en avait beaucoup de becquetées. Que faire ? Chacun veut manger, et, depuis longtemps, le soleil a tout desséché. Il devient un voleur effronté, ce damoiseau à la démarche royale. Il me pille, tête haute, et m’arrache le pain de la bouche, puisqu’on peut se nourrir de raisin. Je le chasse parfois à coups de pierres ; il comprend tout. Il se glisse comme l’éclair, vert bleu, entre les ceps, serpente sur le versant rose et disparaît derrière sa villa. Et il crie de son cri de désert : Eh-ou-aaaa !

Oui, pour lui aussi, maintenant, la vie est mauvaise ! Il n’y a pas eu de glands cette année ; sur l’églantier non plus il n’y aura rien, et, sur les ronces, tout est brûlé. Le paon pique du bec et fouille la terre sèche. Il en exhume l’ail sauvage, la douce-amère. Il sent fortement l’ail.

Il allait, cet été, dans la combe où des Grecs avaient semé du froment. La dinde et les poules, allaient elles aussi, vers ce blé, que leurs propriétaires gardaient ; le froment est une richesse à présent. Les Grecs passaient même les nuits dans la combe, assis près d’un feu, prêtant l’oreille aux bruits. En temps de famine, le froment a beaucoup d’ennemis.

Mes pauvres volailles ! Elles maigrissent, fondent, mais… elles nous rattachent au passé. Nous partagerons avec elles jusqu’au dernier grain.

Le soleil est déjà haut. Il est temps de faire sortir la volaille. La malheureuse dinde !… Privée de mâle, elle s’obstinait pourtant à couver, refusant de manger ; et elle parvint à son but : elle fit éclore six petits poulets. C’est à ces étrangers qu’elle donne ses soins. Elle leur a appris à regarder le ciel d’un œil, à marcher posément en ramenant leurs pattes, et même à traverser le ravin au vol. Elle nous a procuré un agréable passe-temps. Aussi, de bon matin, à la première blancheur de l’aube, j’ouvre à la dinde efflanquée.

Elle reste longtemps immobile, vire vers moi tantôt un œil, tantôt l’autre ; il faudrait lui donner à manger ! Et ses menus poussins, tous également blancs, volettent sur mes mains, s’agrippent à mes guenilles, quémandent obstinément des yeux, tâchent de me becqueter les lèvres. Naguère jolis, ils se vident de jour en jour, deviennent légers comme leurs plumes. Pourquoi les ai-je fait naître ? Pour tromper le vide de mon existence, la remplir de petites voix d’oiseaux ?…

– Pardonnez-moi, petits ! Allons, dinde, conduis-les là-bas…

Elle sait ce qu’il y a à faire. Elle a trouvé elle-même la combe au froment et comprend que les Grecs la chasseront. Elle se faufile dès l’aube à travers les charmes et les jeunes chênes, et mène ses poulets manger au coin de la combe qui touche aux buissons. Elle s’y glisse avec sa petite troupe, la conduit droit au milieu, et le repas commence. De son bec dur, elle coupe les épis, décortique les grains. Elle y passe la journée, endurant la soif ; et ce n’est qu’à la nuit qu’elle les ramène à la maison. À boire ! à boire ! J’ai suffisamment d’eau. Dinde et poussins boivent longtemps, longtemps, comme s’ils puisaient l’eau, et je dois les faire rentrer au poulailler parce qu’ils n’y voient plus.

Ma conscience me tourmente un peu, mais je n’ose empêcher la dinde de faire cela ; ce n’est ni moi ni elle qui avons créé cette existence-là. Filoute, dinde !

Le paon, lui aussi, a trouvé le chemin. Mais sa queue le trahit, et les Grecs l’aperçoivent. Ils poussent des cris, poursuivent les voleurs et arrivent à mon portail :

– Diable, pourquoi les laisser venir ? Tue tout de site poules !…

Leurs maigres visages, aux nez busqués, sont méchants, leurs dents affamées, blanches à faire peur. Ils sont capables de tuer. Maintenant tout est possible.

– Tue !… Tue toi-même, tout de site, maudits voleurs !…

Ce sont de torturantes minutes. Je n’ai pas la force de les tuer ; mais ils ont raison : c’est la famine ; élever de la volaille en un temps pareil !…

– Amis, je ne les laisserai plus courir… Ce n’est que quelques grains…

– C’est toi qui as semé ? !… Tu m’arraches le dernier grain de la gorge !… Il faut que nous te coupions la tête ! Nous mourrons tous !…

Longtemps encore ils crient, frappent de leurs bâtons contre le portail, sont prêts à entrer. Ils crient furieusement, sans que l’on puisse comprendre, gonflant leurs cous suants, distendant le blanc de leurs yeux, répandant une odeur d’ail.

– Tue poules !… Maintenant plus de juges !… Le ferons nous-mêmes !…

J’entends, dans leurs cris, les rugissements de la vie animale, de l’antique vie des cavernes que ces montagnes connurent et qui est revenue. La peur les prend. De jour en jour, c’est plus effrayant, et, maintenant, une poignée de froment a plus de prix que la vie d’un homme.

Les Grecs ont depuis longtemps récolté leur froment. Ils l’ont, par paquets et par sacs, emporté en ville. Ils sont partis, et la combe au froment bouillonne de vie. Mille pigeons – qui se cachaient des gens on ne sait où – y font maintenant une tache bleue, cherchant les grains tombés à terre. Les enfants rampent toute la journée sur le sol, glanant les épis perdus. Le paon, la dinde et ses poulets s’y nourrissent. Ce sont les enfants, maintenant, qui les chassent.

Il ne resta plus un grain et la combe redevint silencieuse.
III – Le désert

Et Tamarka ?…

Elle a déjà brouté les amandiers, mâché les branches qui dépassent la palissade et pendent déchiquetées. Le soleil finit de les brûler.

Le portail s’ébranle. C’est Tamarka qui, avec ses cornes, presse sur le portillon.

– Où diable vas-tu ?…

Je vois une corne aiguë : elle a tout de même réussi à la passer par la fente. Tamarka veut entrer dans le potager. Le maïs vert et juteux l’allèche. La fente s’élargit ; le chagrin du mufle rose apparaît ; il s’ébroue humide et avide ; il bave.

– Arrière !

La vache retire ses babines, détourne le museau. Elle reste immobile derrière le portillon. Où donc encore aller ? Rien, nulle part. Le voilà notre piteux potager !… Que de travail assidu, perdu dans ce schiste mouvant !… J’en ai enlevé des milliers de pierres ; j’y ai monté, de la vallée, des sacs de terre, me suis meurtri les pieds aux cailloux, en gravissant les pentes…

Et pourquoi tout cela ?… Cela empêche de penser.

Arrivé en haut, on jette le lourd sac de terre et l’on croise les bras… La mer !… On la regarde, on la regarde à travers ses gouttes de sueur et ses larmes… Quel lointain bleu ! Et, ici, derrière les noirs cyprès, cette maisonnette basse, modeste, paisible, au toit rouge… Est-ce possible que j’y demeure ! Dans le jardin, pas une âme, et, tout autour, le désert. De toute la journée, personne ne passe. Gros comme un pigeon, le paon, là-bas, arpente le terrain vague, pique les pierres. Quel calme ! Les soirs de printemps, le merle siffle sur le sorbier desséché. Il siffle aux montagnes, puis se tourne vers la mer. Il siffle à la mer, et à nous, et à mes amandiers, aux fleurs et à la maison. Notre maisonnette esseulée !… D’ici, on voit tous ses dommages ! Les pluies en ont dégradé le mur extérieur, les pierres apparaissent sous la terre glaise : il faut réparer cela avant les pluies d’automne. Les pluies viendront…

À cela, il ne faut pas penser !… Il faut se déshabituer de penser ! Il faut piocher le schiste, tramer des sacs de terre, disperser ses pensées…

La tôle a été soulevée par la tempête ; il a fallu la charger de pierres aux angles. Il faudrait un couvreur… Mais il n’en reste probablement plus. Non, il reste le vieux Koulèche ! Il bat du marteau derrière la montagne, dans la combe. Il fait, avec de la vieille fonte, des poêles pour un voisin. On ira les troquer dans la steppe contre du froment, des pommes de terre… Il fait bon avoir de la vieille tôle !…

On reste arrêté à regarder, et la brise de mer vous enveloppe. Quelle beauté !

Au loin, en bas, s’étend la blanche petite ville avec son ancienne tour génoise, pareille à un canon noir, pointé de travers vers le ciel. Une estacade-joujou, telle un tabouret sur ses pieds, avance dans la mer, et, près d’elle, se trouve une barque coque de noix. Derrière, bleuit le Tchatyr-Dag chauve, puis la Palate-Gora… Là-bas, le seuil du Col… et, encore plus loin, dressé comme un toupet le Démerdji, dans les crevasses duquel habitent les aigles. Plus loin, la lumineuse chaîne des monts Soudak, nus, ensoleillés, vaporeux…

D’ici, la ville semble belle, perdue dans ses jardins, ses cyprès, ses vignes et ses hauts peupliers. Beauté trompeuse ! Ce sont ses vitres qui rient. Ses blanches petites maisons sont avenantes, modestes ; la vie y est calme, et la maison de Dieu, blanche comme neige, bénit de sa croix son humble troupeau : il semble que l’on doive y entendre à l’instant le psaume des vêpres : « Douce lumière… »

Je le connais ce faux sourire des lointains… Approchez, et vous verrez ! C’est le soleil qui rit ; rien de plus ! Il rit même dans les yeux des morts. Ce n’est pas là un calme heureux ; c’est le calme mort d’un cimetière ; sous chaque toit, il n’est qu’une seule et même pensée : du pain !

Et la maison, près de l’église, n’est plus le presbytère : c’est un caveau de prison… Sur le seuil ne se trouve plus le gardien de l’église ; il s’y trouve un gaillard à mufle idiot, l’étoile rouge au bonnet, qui garde les caveaux, et braille :

– Eh là !… Du large !

Et le soleil joue sur sa baïonnette.

D’en haut, on voit loin. Par delà la ville est le cimetière. Sa chapelle, toute en verre, luit, transparente. Quelle splendeur !… On ne distingue pas ce qu’il y a dedans ; sur ses vitres coule le soleil en fusion.

Trompeusement beaux, les jardins !… Trompeuses, les vignes !… Ces jardins sont abandonnés, oubliés ; les vignes sont dévastées. Les villas sont délaissées. Les propriétaires ont pris la fuite, ont été tués, ou sont enfouis dans la terre. Et le nouveau possesseur, abasourdi, a brisé les carreaux, enlevé les poutres… Il a bu et vidé les caves ; il a nagé dans le sang, et maintenant, revenu de son ivresse d’un jour de fête, il reste assis, morne, au bord de la mer, regardant les rochers. Les montagnes le contemplent…

Je vois leur mystérieux sourire, leur sourire de pierre.

Cet éboulement gris, au pied du Démerdji, était jadis un village tatare. Des siècles durant, la montagne avait regardé cet habitat humain, puis, en manière de sourire, elle lui lança une pierre… Que règne à l’avenir le silence de la pierre !

Et Tamarka ?… Toi aussi, pauvrette, tu as la corde au cou… Mais tu ne veux pas te laisser faire. Tu frappes obstinément de ton sabot et cognes la porte, de la tête. Que tu as maigri, ma pauvre !…

De ses yeux vitreux, bleuis par le ciel et la mer, agitée par le vent, elle regarde stupidement ma main levée. Où pourrait-on encore aller ? Ses flancs sont abattus, les os de sa croupe ressortent, son échine aiguë est dévorée par les mouches et les taons, buveurs de sang. Le pus coule de ses piqûres ; il y grouille déjà une vermine éclose dans la chaleur des plaies. Son pis rentré est devenu gris ; les trayons sont secs et ridés. Les mains du maître n’en tireront rien aujourd’hui.

– Va-t-en donc… il n’y a rien !…

Elle ne le croit pas. Elle connaît le grand pouvoir de l’homme et ne peut comprendre pourquoi son maître ne la nourrit plus…

Moi non plus, je ne peux pas le comprendre, Tamarka !… Je ne puis comprendre pour qui et pourquoi il a fallu tout transformer en un désert, tout faire baigner dans le sang !… Il n’y a pas encore longtemps, t’en souviens-tu ? Chacun pouvait te donner un morceau de pain odorant, semé de sel ; chacun voulait toucher ton mufle chaud, chacun se réjouissait de ton pis, contenant un seau. Qui donc aussi a tari tes sucs ? Tu vêlais chaque printemps, et tu n’es plus pleine ; et tu n’as ajouté aucun anneau à tes cornes…

Je vois des larmes dans ses yeux vitreux, des larmes muettes. Sa bave famélique pend vers la ronce qu’elle a broutée. Elle détourne avec effort ses yeux du maïs, s’éloigne de la porte, et… regarde la mer. La mer bleue et vide, elle la connaît bien. Bleue et vide ! De l’eau et des rochers.

Moi aussi, je regarde… Regarde autant que tu voudras – comme ceci et comme cela !…

Tout droit, là-bas, l’Asie invisible, Trébizonde…

Kemal Pacha y guerroie avec tous les peuples du monde. Il a battu, et les Grecs, et les Anglais, et les Français, et les Italiens ; il les a tous battus et noyés dans la glorieuse mer turque.

Les Tatares, mal en point, chuchotent : Tsé, tsé, tsé… Kemal Pacha !… Il avance vers la Crimée… Il tire la mitrailleuse, le balchivik a fui ! Il y aura pain, du tchourek-tchélourek[2], des moutons… Grand hom’, Kemal Pacha ! Sera nôtre…

À droite, le Bosphore lointain, Stanbul-la-Grande… Là-bas, il y a des monceaux de pains, de sucre, de fromage, de café d’Arabie, de moutons…

À gauche, dans la buée matinale, le sol natal – arrosé de sang sacré…

Dans le lointain bleu, pas la moindre fumée ; les courants serpentent… Ce n’est, au soleil, qu’un brocard bleu.

C’est ici une mer morte que n’aiment pas les joyeux vapeurs. On n’y chargera ni froment, ni tabac, ni vin, ni laine… Tout est dévoré, bu, piétiné, tout ! Tari !

Et le soleil continue ses peintures.

La plage violette était devenue rose ; maintenant elle pâlit. Chauffée à blanc, elle scintillera. Au soir, le froid la bleuira. La voilà, bleue-blanche : elle bouillonne du jeu de la mer. Pas une âme sur les galets, pas une tache vivante. Adieu, la chatoyante animation !

Plus de Tatares, à faces cuivrées, avec, aux flancs, leurs papiers remplis de poires, de pêches et de raisin. Plus d’Arméniens de Koutaïs, Orientaux braillards et fripons, avec leurs sacs et leurs draps du Caucase, leurs chalets mauvais teint, aux couleurs criardes, bonheur des femmes. Plus d’Italiens, avec leur « obonmarché » ; plus de photographes en sueur, les pieds couverts de poussière, vous photographiant près d’un rocher « avec un air gai », se voilant crânement d’un lambeau de drap noir, et qui vous distribuaient des « mercis », négligents et solennels. Disparues les pierres de l’Oural ; volatilisés les craquelins à un kopeck, et aussi les coquillages avec vues de Yalta à l’encre de Chine, et, de même, plus de guides tatares, à culotte de cavalerie, en diagonale bleue, aux moustaches cirées, aux hanches d’Apollon de Korbek[3], au stick planté dans leurs bottes vernies, dégageant une odeur d’ail et de poivre. Plus de phaétons, capitonnés de velours grenat, aux baldaquins blancs, gonflés par la course, lampassés de dents rouges, bordés de perles fausses et d’éclatant clinquant – les chevaux, ornés de roses en laine, dont tintaient les assourdissantes clochettes en argent, reproduisant le carillon de Bakhtchissaraï – tandis qu’ils passaient élégamment et mollement devant les villas qui s’éveillaient dans les glycines, les mimosas, les magnolias, les roses et les vignes, sous le vaporeux arrosage, savamment distribué par le jardinier, dans la fraîcheur odorante du matin. Plus de larges Turcs, aux muscles robustes, aux vastes braies bleues, cognant régulièrement la terre des plantations nouvelles, et qui s’endormaient à midi sur le sol, près d’une pierre. Plus d’ombrelles de dames sur le sable – fleurs chaudes de l’après-midi – ; plus de bronzes humains cuisant au soleil ; plus de vieux Tartare desséché, à petite tête de chocolat, sous un turban blanc, qui priait à genoux, tourné vers la Mecque…

Est-ce toi qui as dévoré tout cela, la mer ?

Elle se tait, joueuse.

Vendre, acheter, se promener, rouler paresseusement le tabac doré de Lambat, qui le fera à présent ? Qui viendra se baigner ?… Tout a disparu, tout est rentré sous terre – ou s’est enfui là-bas, outre-mer.

De leurs yeux crevés, les villas regardent le sable vide. Chaînes planantes, les cormorans volent sur la mer…

On ne peut voir sur le chemin de la plage, que ceci : une bonne femme nu-pieds, sale, avec un cabas troué, contenant une bouteille vide et trois pommes de terre, la figure concentrée, abêtie par le malheur, claudicant sans aucune pensée.

– Et ils disaient, que l’on aurait tout !…

Derrière son âne, bâté d’un faix de bois, un vieux Tartare chemine, sombre, déguenillé, coiffé d’un bonnet de peau de mouton, roussi. Voyant la villa aveugle, sa grille tordue, et des ossements de cheval, près d’un cyprès abattu, il murmure :

– Tsé, tsé, tsé… Ah ! les diables !…

Et il se souvient que, pendant la saison, il apportait ici des poulets, des merises, du raisin, des poires… C’était le bon temps !… Pas même de quoi acheter du sel maintenant…

Ou bien l’on voit sur une rosse poussive, soulevant de la poussière, un garde rouge sans patrie, ni amarre, à demi saoul, coiffé du bonnet de drap à oreillettes, timbré de l’étoile fripée de l’Internationale, tenant sur son flanc un tonnelet d’une douzaine de litres qu’il apporte à ses chefs, joie d’ivresse, restant d’une cave lointaine qui ne fut pas entièrement pillée.

Voilà donc comment il est, le désert !

Le soleil rit. Les montagnes jouent avec les ombres. Que leur importe d’avoir devant elles de la vivante chair rose, ou un cadavre bleui, aux yeux caves, du vin ou du sang ?… Et qu’importe à ce cavalier à étoile ?…

Arrêté devant une villa détruite, il écarquillera ses yeux ensommeillés… Quoi donc ?… Pas possible !… Encore un carreau intact !… Il épaule, vise…

– Ah ! le bougre !…

Et il vise encore…



Mais où ira donc Tamarka ?

Elle allonge le museau et meugle en se traînant vers la mer, dans le vide et le bleu. Elle meugle, remeugle… et traverse le chemin pour gagner la gorge. Devant une fraîche euphorbe, elle réfléchit ; la mangera-t-elle ? Elle s’ébroue et s’éloigne… Son instinct lui dit que ces euphorbes caustiques sont malfaisantes ; elles font saigner le pis.

Aujourd’hui donc, que faire ? La même chose qu’hier. Cueillir des feuilles de vigne, les plus tendres, les hacher menu, pour en faire de la soupe. Il serait bien d’y ajouter de l’ail ; l’ail, dit-on, ragaillardit, mais d’ail, plus un brin.

Puis… il faut aussi de la verdure, pour tromper les seules vies qui nous restent : nos volailles. Elles nous relient au passé. Il faut les faire sortir au plus tôt ; elles attraperont peut-être une sauterelle. Elles survivront jusqu’à l’automne. Et ensuite ?…

Il n’y a pas à penser… Qu’elles tournaillent seulement avec nous ! Elles répondent à nos caresses, s’endorment sur nos genoux, en se voilant les yeux d’une pellicule. Elles reviennent bruyamment des combes en entendant le tintement trompeur d’un pot en fer-blanc : ne serait-ce pas du grain ?… Elles causent même avec nous. Je comprends très bien Robinson.

Ainsi donc, commençons la journée.
IV – La gorge aux vignes

La gorge aux vignes…

Est-ce une gorge, une fosse ?… C’est désormais mon temple, mon cabinet de travail et mon garde-manger ; c’est là que je viens penser ; c’est de là que je tire ma nourriture quotidienne ; j’y ai mes fleurs : un pied de gueules-de-loup, grenat doré, bourdonnant d’abeilles. Rien d’autre. Et une immense échappée de vue : la mer. Et le raisin qui mûrit.

Désormais mon temple !… C’est faux. Je n’ai plus de temple.

Je n’ai plus de Dieu. Le ciel gros bleu est vide. Les parois de schiste et d’argile sont mes gardiens. Elles me cachent le désert. Il y vit des « natures mortes » : des pommes, du raisin, des poires…

Je descends sur le schiste mouvant examiner mes provisions. Les choses vont mal pour les pommiers : la cétoine dorée en a mangé les fleurs. Accourues par milliers au moment de la floraison, elles se jetaient dans les calices blancs, suçaient, rongeaient les étamines dorées ; je les enlevais lorsque vers midi, elles s’endormaient. Voici un pêcher, redevenu sauvage, avec quelques petits fruits pierreux, et le merisier, avec des noyaux secs, becquetés par les merles. Le cognassier, qui n’a pas eu de fruits, est couvert de cocons d’araignée ; des églantiers et des ronces ont tout envahi.

Le noyer est beau. Il prend de la force. Donnant pour la première fois, il a porté trois noix l’an dernier, une pour chacun de nous… Merci pour ta gentillesse, mon cher ! Aujourd’hui nous ne sommes plus que deux… mais, plus généreux, tu en as porté dix-sept… Je vais m’asseoir sous ton ombre et penser…

Es-tu vivant, jeune damoiseau ? Te dresses-tu toujours dans la vigne abandonnée ? Te réjouis-tu, au printemps, de la verdure de tes feuilles gorgées de sève, et de ton ombre transparente ? Tu n’es plus, toi aussi, de ce monde ! On t’a tué, comme tout ce qui vit…

Il fait bon rester assis dans la paix matinale de la gorge aux vignes, et s’y cacher de tout. Rien que les ceps… Leurs rangs grimpent au long de la gorge, vers la liberté, là où se trouvent les vieux amandiers, là où sautillent les geais. Quelle cuve paisible ! L’un des côtés est encore dans l’ombre ; l’autre est chaud, doré. C’est celui où se trouvent de jeunes poiriers couverts de grosses girandoles. En se retournant, on voit la large baie bleu sombre : la mer. La gorge dévale à pic, et, dans son étroite fente, s’aperçoit la coupe bleue de la mer ; il n’y a qu’à la boire des yeux !

Il fait bon rester ainsi, sans penser…

Le paon crie son cri de désert :

– Eh-ou-a-aaaaa…

On ne peut pas ne pas penser : portes grandes ouvertes, le désert crie. La vache meugle d’un meuglement qui sort de ses entrailles ; une carabine détone dans la montagne : elle cherche quelqu’un.

Au-dessus de ma tête, une petite voix d’enfant marmonne :

– Du pain-pain-pain… un peu de la-la-la… gros comme un bouton… un peu de la-la-la…

Un tuyau de samovar chante. C’est chez les voisins, un peu plus bas que notre maisonnette.

– Ah ! Vovoditchka… que fais-tu… Je t’ai déjà dit…

La voix est lasse, faible. C’est cette vieille dame prise, comme les autres, au collet. Elle a chez elle les enfants de sa vieille bonne, des étrangers pour elle : Lalia et Vova. Ils nichent tout en haut, se débattent.

– Un peu de la-la-la…

– Je te l’ai déjà dit… nous allons faire bouillir des pétales ; nous boirons du thé de roses…

– Je veux du la-la-la-lard…

– Mais qu’as-tu à me fendre l’âme ?… Lalia, éloigne-le ! Que je ne le voie plus !…

J’entends un menu claquement de pieds et la petite voix étouffée de Lalia :

– Aha !… il te faut du lard ! du lard ?… Je vais t’en donner, du lard !… Faut-il te larder les aureilles ?…

– Lalia, laisse-le !… Et puis il ne faut pas dire aureilles !… C’est oreilles. Et comme tu parles : larder !… À quoi cela ressemble-t-il ? Moi qui voulais commencer à t’apprendre le français…

Le français !… Au seuil de la mort, apprendre le français !… Mais non, elle a raison, la bonne vieille dame ; il faut apprendre le français et la géographie, se laver tous les jours, nettoyer les boutons des portes, secouer le tapis ; résister ; ne pas se laisser aller ! Voyons quels sont les plus grands fleuves ? Le Nil, l’Amazone… Et où coulent-ils ?… Et les villes ?… Londres, New York, Paris… Que fait-on maintenant à Paris ?

C’est étrange… Lorsque, de grand matin, assis dans la gorge, j’entends ronfler un tuyau de samovar… là, je vais penser à Paris… où je n’ai jamais été !… Cette gorge, et penser à Paris !… C’est dans quelque autre monde… Existe-t-il bien, ce Paris ?… N’a-t-il pas disparu du monde lui aussi ?

Voici pourquoi je pense à Paris.

Ma voisine nous a parfois raconté qu’elle avait été à l’étranger, avait étudié à Berlin et à Paris… Si loin d’ici !… Elle ? !… à Paris !… Elle rôde en fichu de laine, triste, malade ; elle se tâte la tête, mâche des graines… Et elle a vu Paris, s’est promenée en voiture au bois de Boulogne, s’est campée devant la « Vénus » et « Notre-Dame » ! Et pourquoi est-elle ici, là-haut près de la gorge ?… Elle se débat pour des enfants qui ne sont pas les siens ; elle vend ses dernières cuillers et ses jupes… elle les troque contre du froment moisi et du sel. Et elle craint qu’on ne lui enlève je ne sais quel petit tapis… Chaque nuit elle tremble : si on venait lui enlever ce tapis, et son dernier châle, et sa demi-livre de sel !… Quelle absurdité !

Paris ?… Un bois de Boulogne où l’on se promène en voiture avant dîner ; Maupassant en parle… La tour Eiffel ajourée dressant sa fière pointe d’acier ?… La ville toute bruissante et tout illuminée ? Des gens circulant librement et gaiement dans les rues ?… Paris !… Et ici, on vous enlève le sel ; on vous colle aux murs ; on prend des chats aux pièges ; on vous laisse pourrir et on vous fusille dans les caves ; on a entouré les maisons de fils barbelés et créé des « abattoirs humains » ! Dans quel monde cela se passe-t-il ? Paris ! ?… Ici, des bêtes humaines sont vêtues de fer ! Ici, les hommes mangent leurs enfants, et l’effroi gagne même les animaux !…

Dans quel monde cela se passe-t-il ? En ce bas monde ? ! !…

Il n’y a ni Paris, ni Londres ; Paris lui aussi est disparu, et tout le reste. Voici du travail pour les cinémas, un film de plusieurs millions de mètres ! Grandes villes des grands, êtes-vous encore debout ? Voyez un peu nos films ! Des films ensanglantés, nous en avons pour des centaines de grandes villes, pour des millions de badauds des boulevards, de badauds de salons, en smokings ou vestons, en vestes ou bourgerons de travail, et pour des badauds femelles en zibelines, volées à autrui, en boucles de diamants, arrachées des oreilles ! Europe, regarde ! On t’apporte sur des bateaux des marchandises, des marchandises d’autre pays : coupes faites de crânes humains, joie des festins ; os humains pour porter chance aux joueurs ; portefeuilles en cuir « russe », travail des ouvriers du Nord ; crin « russe », pour confortables fauteuils de députés ; ciboires et croix, pour en faire des porte-cigares ; châsses de saints, pour en battre de la monnaie. Achète, Europe !… Ivre de sang humain, la foire bruit…

L’Europe est-elle intacte ? De la gorge aux vignes, cela ne se voit pas. Qu’y deviennent les… « droits de l’homme »… ? Toutes les pages des grands livres sont-elles en place ?…

Ô Paris !… D’ici, dans cette gorge perdue, ce lointain Paris me semble étranger, une ville spectrale, une ville de conte, une ville qui n’est pas d’ici-bas… comme mes rêves… Là-bas, la pierre ne se permet pas de railler : docile, elle s’y allonge en rubans. Des feux bleus éclairent la ville, et ses habitants ne sont pas ceux d’ici. Les trompettes dorées de ses orchestres tonnent triomphalement et la merveille d’acier ajourée inspecte les extrémités de la terre, captant toutes les voix terrestres… Entend-elle aussi la voix des campagnes désertes, le frémissement des caveaux sanglants ?… Ce sont, songes-y, les soupirs de ceux qui t’ont sauvée naguère, transparente tour Eiffel ! La vieille aux cheveux blancs a noté cela sur ses tablettes.

La ville n’entend pas. Les trompettes dorées tonnent…

– Du pain-ain-ain…

Et quelque part ailleurs sont ouvertes d’immenses boulangeries ; à leurs vitrines et sur les rayons s’allongent des chanteaux de pains au lait qui y restent jusqu’au soir… Est-ce vrai qu’il y en a ?

– Seigneur, je n’en peux plus !… Lalia, prends donc Vovodia ! La bonne revient à l’instant… Donne-lui une poire à croquer… Quand donc finira ce supplice ?

Finir ! Il ne fait que commencer ! Hier soir, tenez, le serrurier de la combe sèche – le « Manchot » – a mangé le petit chien roux des Mints… et, la semaine dernière encore, j’ai vu sa femme faire des tourteaux avec de la farine… Nous, nous avons encore un peu d’amandes… Elle, la vieille voisine, a encore, me semble-t-il, un petit tapis et un collier extraordinaire… un collier en cristal… rapporté de Paris ! Elle ne sait pas ce qu’est ce supplice, et comment il peut finir ! C’est le soleil qui la trompe de son éclat, en se glissant encore furtivement dans son âme. Le soleil chante qu’il y aura encore de merveilleux jours de fête, que la saison « veloutée » du raisin approche… On emportera dans des hottes le raisin joyeux ; les couleurs et les feux de l’automne fleuriront les vignes… La mer sera toujours d’un azur féerique, sillonné de routes d’argent…

Le soleil sait rire !…

Mais bientôt les vents vont se déchaîner du Tchatyr-Dag, des nuages de neige envelopperont la Palate-Gora, les pluies sans fin afflueront du noir Babougane – et alors…

Mais à présent des pierres précieuses, chaudes, délicatement mates, flambent sur les ceps ; le tchaoukh se dore ; le chasselas est rose ; le muscat parfumé – le muscat d’Alexandrie – est noir comme le cassis… Ce sera, toute une semaine, de la nourriture sucrée… de la nourriture colorée…

Je suis les rangs, choisissant des feuilles pour la soupe ; j’examine les grappes. La nuit, des chiens sont venus, qui ont rongé, arraché. Des chiens affamés ? ! Est-ce sûr ? Les chiens, toutes les nuits, festoient dans le ravin où il y a un cheval crevé. Je les ai entendus grogner. Ce sont assurément les poules et le paon. Chaque jour, ils pillent mes provisions.

Bien qu’il y ait peu de raisin, que c’est merveilleux ! C’est mon travail – mon dernier travail… Au printemps j’ai déchaussé chaque pied, arraché les gourmands, enfoncé des piquets dans le schiste, et lié les pousses. Alors… – ah ! que c’est loin ! – assis près de cet échalas tordu, je contemplais la coupe bleu sombre de la mer, miroitant à travers la fissure de la gorge. La mer brûlait d’un feu bleu. Dieu l’a créée : bois-la des yeux !

Je la buvais… à travers mes larmes.
V – Le pain de chaque jour

Je remonte de la combe avec un paquet de feuilles de vigne, notre nourriture quotidienne…

– Bonjour !

Tiens ! Une petite voix connue ! C’est Lalia, nu-pieds, près d’un cyprès. Elle a huit ans, elle louche d’un œil. Elle est vêtue, depuis le printemps, de sa blouse blanche et de son seul jupon rouge. Bien qu’elle soit toujours au soleil, elle est diaphane, frêle, blanche. Ses yeux clairs fléchettent – des yeux russes intelligents. Ils ont jeté un regard vers le Babougane, et ont compris :

– Voyez, une autonobile file à Yalta !… Hier, il en est passé trois ! Ils chassent les verts.

– Tu sais tout ! Qui sont les verts ?

– Ceux qui ne se rendent pas… Ceux qui se cachent dans les forêts de la montagne… je sais…

Un petit nuage s’enroule sur les croupes montueuses et passe. On entend un craquètement régulier : une auto, invisible, roule.

Les petits yeux ont sauté, maintenant, dans les vignes.

– Voyez donc, Pavka est revenu aux vignes ! Il a perdu une plume… Et Tamarka, aujourd’hui, a brouté vos amandiers…

– Bon, ça fera du lait d’amandes.

La fillette rit d’un rire faible, changé. Ses yeux, qui ne rient plus, fouillent le lointain. Ils sont bleu clair et lumineux comme lui.

– Hier, dit timidement Lalia, on a volé la vache de Mints…

– Oui, je l’ai entendu dire… Et le Manchot a mangé son chien roux ?…

– Celui qui venait tout le temps chez vous, la queue en bouquet… C’est un Polonais… Qu’est-ce que ça lui fait ? Les Polonais peuvent tout manger… Il a aussi attrapé son chat, ma parole d’honneur ! se hâte de me conter Lalia. Il a une cage avec un poids… La nuit, il y met de la viande de cheval, et, pan !… Il est serrurier… Il dit : « Maintenant, je me moque de la faim ; je m’en tirerai avec les chats ! » Est-ce bon, les chats ?

– Pas mauvais, ça passe. Et toi… tu as mangé aujourd’hui ?

– Nous avons mangé… dit-elle irrésolument, regardant le ravin.

– Ah !… vous avez mangé ?… C’est sûr ?

– Quand la bonne viendra… dit-elle en rougissant, faisant rouler du pied une pomme de cyprès. Donnez que je porte !… Comme il y en a, des feuilles !…

Elle n’avouerait pour rien au monde que, chez elle, on n’a pas mangé, et que sa mère, la bonne, est allée vendre le petit tapis.

– Et la Rybatchikha, dit-elle, n’a pas pu faire autrement : elle a vendu sa vache, Mannka !… Elle a beaucoup de famille, et il y a les enfants.

Elle parle comme une grande personne, toujours sérieusement. Elle est curieuse ; elle sait tout ce qui se passe alentour, en ville et près de la mer.

– Qu’as-tu encore à me dire ?

Elle reste, troublée, sur le seuil de la cuisine, se frottant une jambe contre l’autre, et me regarde hacher les feuilles.

– Votre dinde est allée hier, en haut, chez le docteur, et y a cassé une tasse dans la cuisine.

Lalia me regarde du coin de l’œil pour voir si je ne lui parlerai pas de la dinde ; mais je me tais. Il faut qu’elle trouve quelque chose de plus intéressant.

– Quel malheur est arrivé à Verba ! fait-elle.

– Quoi donc ?

Elle rougit ; ses yeux brillent ; elle est contente. Elle croise les bras sur sa poitrine, comme sa mère, la vieille bonne, et elle commence d’un ton navré :

– Mais comment !… Cette nuit on leur a volé une oie !…

– Non !…

– Si, on l’a volée ! Et l’oie n’a pas poussé un cri… Voyez : il n’y en a plus qu’une à se promener…

De la cuisine, on voit toute la montagnette de Verba ; c’est vrai : plus qu’une oie. Le paon la suit, becquetant le sol.

– Oh ! confie-t-elle tout bas, ça ne peut être que le père Andreï. (Et elle regarde par-delà le ravin, au-delà du terrain vague, domaine du paon, où se trouve le Bon Port, invisible derrière un mouvement de terrain.) Ah ! le mauvais moujik ! Ça ne peut être que lui ! Nous avons remarqué, la nuit, que cela sentait l’oie rôtie à en étouffer ! C’est le vent qui apportait l’odeur… La nuit, le vent souffle du Babougane… Ça sentait horriblement les graillons et le lard…

Je sens que Lalia a la bouche pleine de salive qu’elle avale ; il faut la distraire de son idée.

– Qu’est-il donc arrivé hier ? L’institutrice a lavé les oreilles au petit Verba. Tu n’as pas entendu ?

– Mais si. (Lalia s’anime et croise de nouveau les bras.) L’institutrice… revient de ville ; elle passe par la vigne d’Amidov ; c’était déjà sur le soir ; elle y voit mal, elle a un lorgnon ; elle crut d’abord que c’étaient des chiens… Ça grinçait comme une scie. Elle s’approche, et voit que les petits Verbénious, les effrontés, scient un beau poirier, un poirier du jardin, un beurré… qui donne des poires grosses comme ça… Il n’y a plus du tout d’ordre maintenant ! Toutes les palissades sont renversées, on passe où l’on veut… « Que faites-vous ici ? leur a-t-elle demandé. Est-ce qu’on peut scier un arbre du jardin ? » Et ce qu’elle leur a dit !… Ils détalent. Mais vraiment est-ce qu’on peut scier des arbres fruitiers !… Ce qu’on a eu de peine à les faire pousser !… Mais ils n’ont pas eu peur !… Et ce qu’elle leur en a envoyé !…

– Tiens, petit journal, prends ce petit pain… tu le partageras avec Volodia.

Devenant toute rouge, elle recule, mais ses yeux ne peuvent se détacher du petit pain… Elle le repousse avec effroi :

– Mais à quoi pensez-vous !… Il ne faut pas… Pourquoi donc ?… Il ne faut pas !… Mais nous en avons !…

Il faut la prendre par l’épaule et lui fourrer le petit pain de force.

– Pourquoi donc ça ?… Vous-même en avez peu… Allons, bien merci !… Un grand merci !…

Lalia s’étrangle de confusion en regardant le petit pain, et elle recule toujours vers le cyprès.

Elle s’éloigne d’abord doucement, se retenant, puis, tout à coup, s’élance et détale. Sa jupe rouge, ses talons brûlés et polis par le hâle surgissent, puis disparaissent sur la pente du ravin ; et l’on entend sa voix étouffée appeler : « Volodia ! Voloditchka ! »

Je sais que Volodia, bambin à tête blanche, va tout de suite apparaître à la limite de mon bien, derrière la haie épineuse, pour me remercier. La vieille dame qui a habité Paris leur apprend la politesse… Le voici qui apparaît sous les petits chênes, au bout de mon jardin, avec sa chemise blanche à reprises bariolées, son pantalon à demi brun – fait d’une blouse de la vieille dame – et à demi blanc, et il me crie très, très fort :

– Grand… grand merci !…

Il y a encore de petites voix caressantes d’enfants… À présent, les gens ont le parler bref, ne regardent pas droit dans les yeux ; certains commencent à rugir.

J’ouvre aux poules, et à la dinde qui a couvé les poulets. D’aujourd’hui jusqu’à… mettons jusqu’à demain…, ce sont nos intimes, celles à qui on ouvre son âme, les témoins de notre trépas. On leur confie tout et elles savent si bien écouter !

Avec un crochet de fil de fer, je fais, par la lucarne d’en haut, sauter le pieu qui soutient la porte en dedans, ingénieuse clôture des temps de misère, et les volailles, engourdies par la nuit, fondent sur moi avec bruit.

Vivantes, mes chéries ?… Bonjour !

Elles grouillent sous mes pieds, m’empêchent d’avancer, me regardent le visage et les mains. Du grain ! Du grain ! Leur meute court après moi. Elles tordent leurs cous, sans sentir le sol sous elles, sans remarquer qu’elles trébuchent, sautillant, comme petits chiens, agitées, inquiètes, se demandant si l’on ne va pas mettre des écuelles devant elles. La dinde, efflanquée, telle une bouteille sur pattes, s’agite elle aussi.

… Poul-fio… poul-fio…

Ah ! pauvres volailles !… Toi, la torpille blanche, tu es bien affaiblie. Tu te tiens sur tes pattes, mais tes yeux se voilent d’une pellicule… Et toi, Perlette, tu n’es pas gaie non plus ! Toi, la Gloutonne tu te souviens de la tête de poisson, toute rongée que tu as rapportée de la combe, et tu t’acharnes après elle. Viens dans mes bras, petite, parle-moi à l’oreille… Tu regardes du côté de ma poche ; tu te souviens que jadis, dedans, il y avait du grain… Jadis, aussi, il y avait une montre… Du grain, j’en ai encore un peu pour toi. Voyons ? Un, deux, dix… douze grains ! Pourquoi picotes-tu ma main vide ? Allons, que vous dire ?… Quelle nouvelle ?… Tenez, cela vous regarde ! En bas, derrière la colline, vivent des lascars qui aiment à bien manger… et qui aiment aussi les poules… Ils peuvent venir nous enlever notre « superflu » !… On peut encore avoir cinq poules… et j’en ai plus de cinq… Il est possible que l’on me prenne ce « superflu »… Bah ! N’y pensons pas !

Je mets dans les écuelles de mes volailles des feuilles échaudées. Elles se battent, en enlèvent de gros morceaux, les cachent, s’étranglent, s’emplissent le jabot. Elles picotent les écuelles vides. Dans les gorges, les vautours sont déjà aux aguets.

Je regarde, je songe, me souviens… Je veux me rendre compte… Est-ce un cauchemar ? Ne suis-je pas prisonnier chez des sauvages ?… ILS PEUVENT TOUT ! Je ne puis concevoir cela. JE NE PUIS RIEN, ET EUX PEUVENT TOUT ! Ils peuvent tout me prendre, m’enfermer dans un caveau, me tuer ! Ils ont déjà tué ! Je ne puis le concevoir… Ou bien suis-je devenu sauvage et me suis-je déshabitué de penser ? Mais à quoi bon penser maintenant ! J’étais un être pensant et me voilà – à la même écuelle qu’elles…

J’entends un signal, la voix stridente de Lalia. Elle seule peut crier ainsi.

– Aie-iou-a-aï !…

Un cri sauvage, semblant venir du désert, pareil au cri du paon…

C’est un vautour qui fond sur la gorge ! En automne, les vautours deviennent féroces.

Le cri de la petite s’entend à des verstes, sur mer et dans les gorges lointaines…

Les vautours la connaissent bien, elle et sa jupe rouge que l’on voit de loin, ses yeux perçants qui fléchettent dans la montagne et dans le ciel… Ils la craignent et la haïssent. Ils la guettent dans leurs fourrés de chênes, la scrutent de leurs pupilles d’oiseaux de proie. Ils voudraient la mettre en pièces. Les poules et tous les oiseaux la comprennent… Elle ressemble à une colombe blanche. Lorsqu’elle crie, donnant l’alarme, partout, dans la montagne, s’entendent des cris et des claquements de mains… Les petits Verba glapissent sur leur colline ; la famille de la Rybâtchikha piaille dans la combe au froment ; on crie au Bon Port, chez les Pribytko, et loin, en bas, sur les coteaux, dans les villas qui meurent, chez tous ceux qui ont encore des poules, derniers êtres vivants. Combien a-t-on tremblé pour elles ! Comme on les a cachées quand on venait prendre le « superflu » !… autrement dit des bandes jambières, des œufs, des casseroles, des essuie-mains !… On les a sauvées… Maintenant on craint les vautours, ces mangeurs de charognes ailés. Le mangeur de charogne vole bas au-dessus de la gorge. Son vol est en spire. Le soleil jette sur ses ailes un reflet jaune clair. Le cri perçant de Lalia, l’a détourné de sa route. Il s’envole vers les chênes, derrière la gorge. Il se glisse dans le fourré.

Je sais bien, maintenant, comment tremblent les poules, comment elles se faufilent dans les églantiers, sous les murs, comment elles se glissent dans les cyprès, comment elles frémissent, en allongeant ou rentrant leur cou, comment elles clignent leurs pupilles effrayées. Je sais bien comment les hommes ont peur des hommes – sont-ce des hommes ? – comment ils fourrent leurs têtes dans les trous et creusent en silence leurs tombes…

Cela sera pardonné aux vautours – c’est là leur nourriture de chaque jour.

Nous mangeons des feuilles et tremblons devant des vautours ! La petite voix de Lalia effraie les mangeurs de charogne ailés… Mais les yeux d’une enfant n’effraient pas ceux qui viennent tuer.
VI – Ceux qui viennent tuer

Quelqu’un arrive à cheval… Qui est-ce ?

Sortant de derrière un tertre, il monte vers nous… Ah ! c’est l’homme aux petites dents, le musicien « Choura »… ou, comme il se dénomme : Choura le Faucon (« Choura-Sokol »). Quel nom hardi !… Pourtant je sais que c’est un petit mangeur de charogne.

Qui a créé le mangeur de charogne ?… Seigneur, quel jour l’as-tu créé ? Et lui as-tu donné ta ressemblance ?… Pourquoi cet autre est-il « Sokol », quand il n’est pas même « Choura » ?…

Docile, son cheval le porte dans la montagne. Il souffle, mais il le porte. Il baisse la tête ; son épi est collé à ses yeux ; ses flancs, en sueur, battent : il est pénible de porter un faix par les monts. Le cheval russe est docile. Il porte même le mangeur de charogne. Il le portera contre-mont et contre-bas, même sur le Tchatyr-Dag, même sur la crête du Démerdji, jusqu’à ce qu’il crève.

Je me détourne et me dissimule derrière un cyprès. Ai-je honte de mes haillons ou de mon travail ?

Une fois, également en plein midi, je portais un sac de terre, et, comme je me traînais pas à pas sur la pierre – ma tête aussi était de pierre, par bonheur –, un charognard, à cheval, jaillit comme de dessous terre, et montrant ses dents blanches, menues comme les crochets d’un reptile, dans une petite tête noire, il me cria gaiement, écartant et balançant les coudes :

– Dieu aime le travail !

Parfois les mangeurs de charogne eux-mêmes parlent de Dieu !

Pourquoi je me cache ?… Parce que le charognard a une odeur de sang.

Il est proprement vêtu d’un beau veston, et tous, alentour, sont en haillons. Il est devenu rose, s’est arrondi, soufflé, tandis que tous les autres fondaient, se décharnaient, que leurs yeux rentraient et que leurs visages noircissaient. Tandis que tous rampent à quatre pattes, lui chevauche. Qu’il est brave !

Il y a longtemps que je le connais : depuis trois ans. Il habitait la villa la plus haut perchée, celle qu’on appelait Tchaïka (La Mouette). Il jouait du piano. Les tranquilles habitants des villas vivaient paisibles, descendaient par les gorges se baigner à la mer, admiraient les montagnes. « Que c’est merveilleux ! » Ils se saluaient à la ronde : « Bonsoir ! » Et ils payaient naturellement recta. La nouvelle villa – La Mouette – était bruyante. Des jeunes femmes l’habitaient, des doctoresses, des artistes – celles qui avaient un absolu besoin de repos en été.

Et voilà que le temps s’accomplit… Il survint aussi dans la petite ville de ces gens qui viennent tuer. Ils tuèrent et s’enivrèrent. Pour eux, des artistes dansèrent et chantèrent. Malgré tout, ils s’ennuyaient !

– Qu’on amène des femmes gaies, amusantes !

Les femmes s’amenèrent : des doctoresses, des artistes…

– Qu’on serve… du sang !

On servit du sang… autant qu’on en voulut !

Et voilà, alors que tout est écrasé comme l’herbe, Choura-le-Faucon se promène à cheval. Ce n’est pas en vain qu’il jouait du piano, qu’il s’égayait les yeux du haut de la villa la plus élevée ; les charognards observent du haut des cimes. Beaucoup de gens ont déjà été… « déportés au nord… à Kharkov… » – dans l’autre monde. Mais Choura mange des semoules au lait, et joue, maintenant encore, du piano, le soir. Il a déménagé dans une villa plus accessible et reçoit des femmes. Il les paye… en farine… en sel… Voilà ce que c’est que d’être bon musicien !

Allons, que faire maintenant ?… Aller chercher du bois dans les combes ?… Il serait bien de se cacher dans une gorge profonde, aux pentes abruptes… Il y ferait bon ; on n’y verrait personne, ni rien… Mais il faut veiller à ce que les poules ne courent pas dans la vigne… S’asseoir sur le flanc de la combe aux vignes… y rester et penser !… Mais à quoi ? Et où est mon fauteuil ?… Dans ma gorge, on ne peut que penser à…

On ne peut penser à rien ; il ne faut pas penser ! Demain sera pareil. Et ensuite aussi. Regarde avidement le soleil jusqu’à ce que tes yeux deviennent comme des cuillers de plomb. Regarde le vivant soleil ! Bientôt les vents souffleront, les pluies battront, les tempêtes gronderont… Les diables commenceront à cogner les murs, à secouer notre petite maison, à danser sur le toit ; alors nous resterons près du feu… Les sauvages vivent, et, au fait, sont heureux ! Ils ne savent rien, n’ont rien appris. Heureuses gens : ils n’ont rien à perdre ! Lire ? J’ai lu tous les livres ; tous les livres sont sans intérêt. Ils parlent d’une vie, d’une autre vie… déjà enfouie dans la terre. Et il n’en est pas de nouvelle… Et il n’y en aura pas ! L’antique vie est revenue, celle des ancêtres des cavernes.

Mes livres… j’y pense souvent ! À l’entrée de ma maisonnette, ils forment en un coin sombre une pile abandonnée. Mes livres « de chevet » !… Les regarder fait mal. Et ils sont déjà « déportés » eux aussi quelque part. La patte sanglante s’est étendue sur eux…

Quand donc était-ce ?… Il y aura bientôt un an. La journée était froide. Des pluies, des pluies d’hiver se déversaient du sombre Babougane. Sur les collines des chevaux abandonnés rôdaient, se trimballaient. Leurs os maintenant blanchissent. Oui, c’étaient les pluies, et c’est alors, qu’arrivèrent en ville ceux qui viennent tuer. Partout, sur la montagne, au-delà de la montagne, près de la mer – il y eut beaucoup de besogne. Les tueurs se fatiguaient. Il fallait organiser des abattoirs, établir des statistiques, aligner des totaux. Il fallait faire du zèle, du « chic », montrer que le « balai de fer » balayait proprement, travaillait sans refus. Il fallait tuer beaucoup de gens. Plus de cent vingt mille. Tuer dans les abattoirs.

Je ne sais quelle est la capacité de travail des abattoirs de Chicago. Ici la chose était plus simple. On tuait et enterrait ; ou, tout simplement, on remplissait les gorges de cadavres ; ou, encore plus simplement, on les jetait à la mer. Cela, de par la volonté des gens qui avaient découvert le secret de rendre heureux le genre humain. Il fallait, pour cela, commencer par des abattoirs humains.

Et, donc, on tuait la nuit. Le jour… ils dormaient. Ils dormaient, tandis que, dans les caveaux, les autres attendaient… Une armée entière attendait dans les caveaux. Des jeunes gens, des adultes, des vieillards – tous, le sang chaud ; naguère encore, ils se battaient fièrement. Ils défendaient leur patrie, leur patrie et l’Europe, sur les champs de bataille de Prusse, d’Autriche, dans les steppes russes. Et à présent, martyrisés, ils avaient été poussés dans les caveaux… On les y avait enfermés ; on leur faisait endurer la faim pour les affaiblir ; puis on les en tirait et on les tuait.

Et voilà, par une pluvieuse matinée d’hiver, lorsque des nuages couvraient le soleil, des dizaines de milliers de vies humaines furent jetées dans les caveaux du Kremlin, attendant leur mise à mort. Au-dessus d’elles, buvaient et dormaient ceux qui viennent tuer. Sur les tables s’étalaient des paquets de feuillets sur lesquels on mettait, dans la nuit, une lettre rouge… une lettre fatale. Deux mots sacrés commencent par elle : Rodina (patrie) et Russie. Deux autres mots Raskhod (suppression) et Razstriel (fusillade) commencent aussi par elle. Ceux qui venaient tuer ne connaissaient ni rôdina, ni Russie. C’est clair maintenant.

Ce matin-là, on frappa chez moi de bonne heure… N’était-ce pas ceux qui viennent tuer ?… Non, ce fut un homme pacifique qui entra, un architecte boiteux. Il avait peur lui-même ; aussi servait-il ceux qui viennent tuer…

Maintenant me voilà assis au bord de la gorge aux vignes, et je contemple les montagnes ensoleillées… Est-ce les mêmes qu’avant ? Sont-elles bien de ce monde-ci ?…

Voilà ce dont je me souviens…

– Il a fallu que je vienne aussi chez vous…, me dit l’architecte troublé, sans lever les yeux. Il fait un temps affreux… vous habitez haut… On m’a donné l’ordre d’inventorier vos livres et de les enlever… On les rassemblera et enverra quelque part… Je comprends naturellement que…

Le malheureux architecte est en sueur. Il travaille par peur pour une demi-livre de pain, mêlé de paille. Par peur d’être déféré au tribunal révolutionnaire ! « Et même fusillé ! ! !… »

Il me regarde de ses yeux arrondis d’oiseau, où l’on lit la terreur.

– Je sais. On prend aussi les machines à coudre, les vélocipèdes… Mais, ici, je n’ai pas de bibliothèque ! Je n’ai que l’Évangile et deux ou trois de mes livres !… les miens…

– Ça, je ne le sais pas… il faut inventorier !…

L’architecte, bien qu’il soit un homme d’art, ne m’épargne pourtant pas. Pour achever de tuer une âme, il a, de sa jambe boiteuse, claudiqué avec zèle dans la boue, sous la pluie, gravissant les montagnes. Mais il veut vivre, le pauvre, et… en est réduit à la dernière extrémité !

– Ça, je ne le sais pas… Donnez-moi du moins une liste… Ce qui est demandé n’est pas clair… Écrivez-moi que vous prenez l’engagement de les conserver.

– Mes livres !… M’engager à conserver mon travail ? !

Sommes-nous fous ? !… L’architecte ne put partir sans un écrit de moi !… Il me suppliait de ses yeux qui avaient de la peine à regarder les miens, de ses paroles, de son pied boiteux… Et je lui signai un écrit.

Je souffre maintenant à voir dans le coin sombre la pile de ces livres « inventoriés » ; toi aussi tu l’es, mon petit Évangile ! Je souffre comme si je l’avais trahi, Lui aussi…

Alors, c’était les pluies… Les montagnes étaient voilées d’une brume de plomb. Des chevaux rodaient sur les collines, des chevaux abandonnés. Ils attendaient et ils crevaient. Et l’architecte boiteux allait de villa en villa, saisissant les livres… Et les gens, cachaient leurs têtes dans des trous. Fi, quel cauchemar !

Il ne faut pas penser. Quel soleil ardent !

Il monte, il cuit. Une vapeur brûlante enveloppe la montagne qui commence à bleuir et à luire. Elle vibre, se ranime, regarde. Le soleil fond et se joue sur la mer.

Mes concombres ont tout à fait jauni et se sont racornis ; les carrés ont roussi et se sont vidés. Les tomates pendent, comme mortes. Les poules sont parties dans les gorges. Le paon est à l’ombre, près de sa villa. Il crie qu’il fait chaud. Tamarka remonte de la combe, traînant sa mamelle vide.

Et toi, petite Torpille, pourquoi n’as-tu pas suivi les autres ?

Elle reste sous le cyprès, pique du bec, tourne les yeux ; je comprends : elle passe. Je la prends dans mes bras ; elle est légère comme un duvet. Eh bien… c’est mieux ainsi. Allons, regarde le soleil… Tu l’aimais, encore que tu ne saches pas ce que c’était. Et là-bas, voici les montagnes. Comme elles sont devenues bleues ! Tu ne savais pas non plus ce que c’était ; mais tu y étais habituée. Et cela, ce bleu, si bleu, si vaste ?… C’est la mer. Tu es petite, tu ne sais pas. Allons, montre-moi tes yeux… Le soleil ! En eux aussi il luit… mais tout autrement, froid et vide. C’est le soleil de la mort. Tes yeux sont comme une pellicule de plomb et le soleil en eux est un soleil de plomb, un soleil vide. Ce n’est pas sa faute, ni la tienne, ma petite Torpille. Tu n’es pas en faute. Tu piques de la tête… Heureuse Torpille… Tu passes en de bonnes mains !… Je vais te mignoter, te parler bas, bas : « “Adieu ! mon soleil vivant !” Combien, à l’heure actuelle, en est-il de grands qui ont connu le soleil, et qui passent dans les ténèbres !… Sans doux chuchotements, ni caresses d’une main amie… Tu es heureuse, petite Torpille !… »

Et elle passa paisiblement dans mes bras, la petite ignorante.

C’était le haut midi. Je pris ma pelle et m’en allai à la limite de mon domaine, en un coin paisible où se trouvent des pierres chaudes, entassées. J’y fis un trou et l’y étendis avec soin, avec un murmure d’adieu. Et je comblai vite le trou.

Vous, assis en vos moelleux fauteuils, vous souriez peut-être. Quelle sentimentalité ! Cela ne m’afflige nullement. Fumez vos cigares, lancez vos paroles, cette eau bruissante de la vie. Elles couleront au cloaque comme des eaux épuisées. Je sais avec quelle jalousie vous vous mirez dans les cadres bruyants des journaux, avec quelle avidité vous écoutez le papier ! Je vois en vos yeux le soleil de plomb, le soleil des morts. Jamais en eux le soleil ne s’allumera, vif, tel qu’il brûlait même dans les yeux de mon ignorante petite Torpille. Je ne vous dirai que cela : vous avez tué même ma Torpille !

Ne comprenez pas. Fumez vos cigares.
VII – Histoires de la vieille bonne

Quand donc enfin le soleil disparaîtra-t-il derrière le Babougane ? Que ce soit vite !… La nuit tombera, les étoiles, comme des flèches, flotteront sur la mer. Il n’y aura que la nuit. Plus de villas, de coteaux, de gorges : un seuil sombre derrière mon jardin, et, au-delà, la mer et ses flèches. On peut, comme des Robinsons, se croire quelque part sur l’océan. On le croirait – si l’on oubliait. Personne ne viendrait vous opprimer l’âme. C’est fini, les hommes : rien que de douces poules et un paon – oiseau du paradis… Les petites cendilles grises, piaillantes, voltigeront affairées, se cacheront dans les cyprès ; au matin, les geais bleus cageoleront…

Quoi que l’on fasse, on n’y peut pas échapper ; voici des pas derrière la palissade ; encore quelqu’un… La journée a mal commencé.

– Bonjour, barine[4].

C’est une dérision maintenant, ce mot barine ! Mais pour elle, ce n’est pas une moquerie ; c’est une habitude. C’est la vieille bonne, ma voisine, qui revient de la ville, en se traînant, chancelant. Elle est vêtue de loques ; elle a aux pieds des planchettes. Elle porte une brassée de sarments et de brindilles qu’elle a ramassés en chemin : tout sert. Son visage est flétri, jauni, ses yeux caves. On a de pareils yeux au sortir de l’hôpital, après une grave maladie.

Je sais qu’elle va se plaindre, décharger son cœur, et je ne peux pas ne pas l’écouter ; elle est femme du peuple et sa voix est du peuple.

– Qu’est-ce que ça va donc être maintenant ?… Le pain aujourd’hui… coûte… douze mille roubles !… Et encore, il n’y en a pas !… Pas moyen d’avoir rien au marché… Ils sont tous comme des bêtes sauvages !…

Elle me sonde de ses yeux arrondis par l’angoisse… mais qu’y a-t-il à répondre ?

– Je passe auprès des charrettes vides, je regarde… Près de l’Iala, il y a un attroupement… On se désole, on pleure ! Qu’est-ce que c’est ?… Voilà quoi !… On les a arrêtés et détroussés dans le col… On leur a enlevé tout – tout ce qu’ils avaient troqué dans la steppe… leur dernier bien… Ç’a été un brigandage en règle… Et, on dit que, même dans la steppe, c’est la famine !… Où donc tout a-t-il passé ? Notre steppe était remplie, bondée de tout, pour des années ! Voyez ce qui se fait… hein ?… Et nos pêcheurs… Des gens tout à fait libres d’eux-mêmes… Eux aussi se sont épuisés ! Quel poisson y a-t-il maintenant ! Il faut attendre les esprots… et on ne les pêche qu’au printemps… Attends que ça vienne !…

Choura le Faucon a, sur son cheval, contourné le tertre ; il regarde la montagne, la mer ; il tire un porte-cigarettes en argent, allume une cigarette de tabac de Lambat ; il marche au pas. La vieille bonne a rentré ses lèvres minces ; elle attend qu’il soit passé ; elle ne le quitte pas des yeux.

– Ce qu’il s’est gonflé !… Il déborde ! Il s’envoie trois mesures de lait ! S’il est permis de voir ça !… Et des poules, et des œufs, et… Où prend-il tout ça ? Et nous, il n’y a qu’à crever !… Pas moyen, nulle part, de gagner un kopeck… Et autrefois, pendant le velours de la saison… rien qu’à laver du linge… on gagnait plus de deux roubles… Et au marché… il y avait des monceaux de tout !… Et du lard, en veux-tu, en voilà, et des moutons, et des œufs… et des rouges et des bleus !… Et quel pain on avait… léger comme le duvet !…

Il est pénible de l’écouter, mais elle cherche auprès de moi une consolation, une « parole de certitude ». Je n’en ai aucune à lui dire. Je veux rompre le dernier lien qui me rattache à la vie : la parole.

– J’ai été travailler dans ces… comment… jardins soviétiques… pour une demi-livre de pain ! Et quel pain ! Rien que de la balle… Et une demi-bouteille de vodka. Et pas d’argent ; ils n’en ont pas encore imprimé. Mais, disent-ils, quand nous en imprimerons, oh ! alors !… Et ils avaient dit… « Nous couvrirons d’or toute la génération… » Crève, la voilà, leur génération ! Une demi-livre de pain pour moi et les enfants, qu’est-ce que c’est ?… Ceux qui travaillent dans les jardins… mourants de faim, tombent soûls de boire leur seule demi-bouteille. On donne de la vodka aux petits ; les gamins sont soûls, archi-soûls… Il n’y a donc, tous, qu’à mourir vite ?…

Et je la lui dis… « la parole de certitude » :

– Eh oui, il faudra mourir.

Elle en lâche même son bois mort.

– Mais c’est que c’est désolant ! Tout n’aura donc servi à rien ?… On avait promis, surpromis… Maintenant, débrouille-toi !… Je ne parle pas de moi ; c’est pour les enfants. Mes aînés sont sur pieds, mais ceux-ci !… Madame a déjà échangé tout ce qui lui restait ; elle va bientôt s’effondrer elle-même… Écoutez ce que je vais vous dire… – fait la bonne à mi-voix en regardant autour d’elle – hier, dans le col, on a tué un commissaire… Libnia l’a entendu dire hier, à Yalta… Notre commissaire d’alimentation était en automobile… Il voulait, avec de l’argent, filer dans son pays… Tout de suite, de ces effrontés sortent du bois avec des fusils… des verts, bien entendu, des Rangueliens[5], qui ne les reconnaissent pas… Halte ! « Ton nom est Ierchov ? » Ils savent tout. « Descends ! » Ils n’ont pas touché à la femme et aux enfants. Ils leur ont ordonné de se mettre sur le côté, et ils l’ont tout de suite attaché à l’auto, l’ont arrosé de flambant, et ont allumé. Il a brûlé. « Nous sommes, disent-ils, pour le droit du peuple ; nous avons disent-ils, la surveillance sur tout… » Hein ?

Elle me sonde de ses yeux avides. Elle attend de moi une « parole de certitude ». Je n’en ai pas pour elle.

– Je viens à l’instant, continue-t-elle, de passer près de la villa de l’officier de police où un cheval a crevé, cet hiver… Je vois des gamins… Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire avec les os ?… Je regarde… Ils sont couchés à plat ventre et rongent un sabot ! Ils le rongent en grognant. J’en ai eu froid au dos… De vrais chiens… Ça m’a soulevé, soulevé le cœur… j’ai vomi… pardon de le dire… et sans avoir rien mangé encore !… Et voilà !… On ne m’a donné que trois livres de froment pour le petit tapis de velours… Alors, demain, que faire ?… Ah ! si ça pouvait bientôt finir !

Elle laisse tomber les bras, ramasse ses brindilles et part en vacillant, trébuchant. Elle ne se doute pas de ce qui va bientôt lui arriver… Comment elle fera une bouillie de froment… au sang !… Ou, peut-être, le sent-elle ?… Je me le rappelle maintenant… il y avait dans ses yeux une vraie terreur… Elle parlait souvent de son Lionia qui se préparait à se rendre dans la steppe pour y échanger je ne sais quoi contre du froment…

Et, tout récemment encore, la vieille s’attendait à ce que l’on donnât des villas, des vignes à tous les « tâcherons » comme elle, et qu’ils vécussent comme vivaient les maîtres !… « Ce sera à nous. » Elle avait entendu la « parole de certitude » qu’un matelot braillait dans un meeting :

– Maintenant, camarades et travailleurs, nous avons expédié tous les bourjouis… Ceux qui se sont enfuis ont été noyés dans la mer. Maintenant, notre pouvoir soviétique s’appelle le communisme… Ainsi, on y est arrivés ! Tous auront même des automobiles, et nous vivrons tous dans des… salles de bains ! En sorte que ce ne sera pas une vie, mais un beurre. Et en sorte que… nous serons tous logés au cintième, et nous respirerons des roses !…

Et voilà ! Il n’y avait plus qu’à s’emparer des vignes et des villas, puisque tout était sans maître, puisque tout était – vide !…

– Ah ! j’ai oublié !… me crie la vieille bonne, Ivan Mikhaïlytch m’a chargée de vous saluer. Il veut venir vous voir. Je l’ai rencontré au marché. En voilà une chose effrayante… je ne le reconnaissais pas… mais pas du tout !… Déguenillé, sale, les pieds entourés de chiffons, il marchait à peine, appuyé sur un bâton. Je vois un petit vieux, une espèce de mendiant près de la boutique d’un Grec, qui salue et mendie… Et le Grec lui dit : « Monsieur le professeur, voici pour vous ! » Et il lui fourre dans son panier trois noix et deux pommes de terre. « Ah ! bah, mais c’est Ivan Mikhaïlytch !… Et quelle villa il avait !… » Jadis, je le blanchissais… Dans une chambre pleine de livres, il écrivait tout le temps. Et maintenant, il crève la faim ! Il est devenu vieux, vieux… Il m’a reconnue et m’a dit : « Voilà, Timofïèvna, comment notre peuple juste m’a récompensé de mes travaux ! Il m’a, à la place de ma pension, donné une ration de moineau !… » C’est ce qu’il a dit ! Et c’est vrai, qu’en pensez-vous ?… Sommes-nous des imbéciles qui ne comprenons rien !… Qu’est-ce qu’une c’est que pareille ration de moineau ! « Une livre de pain… par mois !… » Qu’en pensez-vous, c’est vrai !… « Voici le papier, dit-il, qui m’a été envoyé avec le cachet de tout le peuple. » Il sortit le papier, le donna au Grec ; il tremblait et continuait à saluer. Le Grec se mit à déchiffrer le papier et à lire. D’autres gens approchèrent. C’était vrai !… Mille roubles par mois, c’est pour rire ! Le pain coûte, à présent, douze mille roubles la livre ! Certains se mirent à parler, mais un des leurs, avec un fusil, s’approcha, écouta : « Tu te moques de notre pouvoir, vieux diable ? » Et toutes sortes de mots ! « Il est temps, depuis longtemps, que tu crèves et tu bâfres le pain du peuple ! » Et il les a tous dispersés et menacés du caveau ! Quel monde insolent !… Et quelle villa il avait !…

La vieille partit enfin… Me rendre au fond de la gorge ? Casser, casser le bois !… Mais on y entend aussi le paon ! Le soleil semble s’être endormi et ne pas vouloir franchir le Babougane. La Gloutonne est revenue regarder mes mains. Ah ! voilà, j’ai une amande ! Je la brise en morceaux. Viens, ma gentille ; asseyons-nous ; je vais te raconter une petite histoire…

Je m’assieds au bord de la combe. Je prends la Gloutonne sur mes genoux et la caresse doucement. Elle commence à rouler les yeux.

– Eh bien, écoute… Il était une fois un certain Ivan Mikhaïlytch qui écrivait des livres. Nous nous sommes instruits, toi et moi, dans ces livres. Puis il se mit à écrire sur Lomonossov. Non plus que Timofïèvna, tu ne sais rien, ma Gloutonne, de Lomonossov, bien que tu sois une petite poule russe intelligente… Tu ne sais que manger des amandes. Ça ne fait rien, tu es une poule honnête et, si je te nourrissais, tu me donnerais certainement un œuf à Noël ; n’est-ce pas ? Ne dors pas, friponne !… Je te connais, tu es une petite poule fière. Seulement tu ne sais pas parler ! Ah ! si seulement tu savais parler !… Allons, va, dors ! On a envie de dormir lorsqu’on a faim. Donc je te parlais de Lomonossov… On donna même un prix à l’auteur… Nous avions à Pétersbourg une certaine Académie des sciences… Des bourjouis, naturellement, y siégeaient : toute sorte d’« antiquaille savante… » Il est dommage que tu ne puisses pas aller loin ; tu aurais entendu là-bas des gaillards intelligents expliquer ça ! Et alors, donc, cette « antiquaille savante » donna un prix à Ivan Mikhaïlytch pour son Lomonossov, une médaille d’or. Et… le Grec, qui lui a donné des noix – ou un Tatare ou encore quelqu’un – lui a acheté cette médaille pour trente livres de farine… Que tu es devenue légère, et Ivan Mikhaïlytch aussi !… Il s’est tout à fait allégé et n’a gardé que… il ne lui est resté dans la tête que le Lomonossov. Et Ivan Mikhaïlytch en quête de pain se mit à gravir les monts, comme tu courais, toi, dans les fonds. On le payait généreusement pour ses leçons : une demi-livre de pain et une belle bûche. Qu’est-ce qui t’effraie ?… C’est Lalia qui crie… Dors tranquillement contre moi ; ne tremble pas… Oui, une bûche… Il s’en réjouissait beaucoup. Il était vieux et avait froid en hiver quand il écrivait son Lomonossov, et il devait aller chercher son bois dans la combe… Et comment y aller, en hiver, dans la combe ! Mais, bientôt, on cessa même de lui donner des bûches : il n’y eut plus personne pour s’instruire. C’était la famine. Alors, en réponse à la demande d’Ivan Mikhaïlytch, on lui envoya un papier concernant sa pension ! Trois zolotniks[6] de pain par jour. Sais-tu, la Gloutonne, peut-être se sont-ils trompés ? Peut-être ont-ils su qu’il y a, sur la montagne, une petite poule intelligente, et qui a faim…, et c’est à toi que cela a été accordé !… Qu’as-tu encore ? C’est trop peu ? Trois zolotniks !… Tu devrais en être fière, petite nigaude… Voilà, je t’ai raconté ma petite histoire. Allons, va te promener. Vois comme « Larve » se promène bien ! Promène-toi aussi.

Une rosse rousse, boiteuse – une carcasse –, clopine sur le terrain vague du paon, au-delà du ravin. Elle fait deux pas, puis s’arrête. Elle flaire la pierre chaude, le chardon roulant, desséché, piquant. Elle avance encore. Encore une pierre, encore un aiguillon jaune… Elle tourne la tête ; c’est la mer : bleue et vide. Elle se détourne, elle fait un pas. Le soleil, sur ses flancs, luit comme du cuivre sale.

C’est Larve, la jument de la villa, au bas du terrain vague, où, de son maillet, le vieux Koulèche bat la tôle, faisant des poêles… Depuis longtemps, son patron n’attelle plus la jument. Larve, au printemps, s’est éreintée à traîner au cimetière un maigre petit vieux ; depuis elle dépérit. La vieille bête marche avec précautions, craignant de tomber. Si elle tombe, elle ne se relèvera plus. Le chien de Verba, Belka, la guette : elle le pressent.

Les chevaux qui meurent… je me rappelle bien…

En automne, il y en avait beaucoup, abandonnés par l’armée volontaire, partie outre-mer. Ils rôdaient, gris, marrons, bais, pommelés… chevaux de trait et d’attelage… de selle et d’équipages… jeunes et vieux… grands et petits… Les pluies tombaient, et les chevaux rôdaient dans les vignes, les gorges, les terrains vagues, les chemins. Ils voulaient entrer dans les jardins. Ils se déchiraient le ventre aux fils barbelés. Ils restaient sur les coteaux, espérant qu’on les prendrait. Personne ne les prenait ; on se méfiait. Et qui donc, en hiver, a besoin d’un cheval, lorsqu’on n’a pas de quoi le nourrir ?… Les chevaux approchaient des villas détruites, passaient la tête à travers les barrières : « Eh ! prenez-nous ! » Sous leurs sabots, la pierre froide et les épines ; sur la tête, la pluie et les nuages… « L’hiver arrive ; la neige va tomber du Tchatyr-Dag ; ah ! prenez-nous ! »

Je les voyais chaque jour, ici et là, dans la montagne. Ils restaient immobiles, morts-vivants. Le vent secouait leur crinière et leur queue – telles, se détachant sur les monts jaunis, sur le bleu foncé de la mer, des statues de chevaux en pierre, en fonte ou en bronze. Puis, ils commencèrent à crever. D’en haut, je les voyais tomber. Chaque matin, j’observais qu’il y en avait moins. Les vautours et les aigles planaient plus souvent au-dessus d’eux ; les chiens les déchiraient, encore vivants.

Plus longtemps que tous les autres tint un énorme cheval noir, apparemment un cheval d’artillerie. Quittant les gorges profondes, il avait grimpé sur un plateau par un étroit espace et s’était égaré. Il se tenait au bord du plateau, s’y tenait jour et nuit craignant de se coucher. Il résistait, jambes écartées. Ce jour-là, soufflait un fort vent du nord-ouest. Le cheval, ne pouvant se retourner, avait le vent en pleine tête. Et il tomba sous mes yeux les quatre fers en l’air, rompu. Il agita les jambes et se raidit… Lorsqu’on va sur la montagne pour y regarder la ville, on voit ses os blanchir au soleil. C’était un bon cheval d’artillerie, de grande taille.

Larve s’est glissée vers la véranda où sont les vinaigriers puants. Les arbres sont grands : les feuilles, impossible de les atteindre. Elle restera ainsi tant que son maître ne viendra pas la prendre. Le paon la suit, regardant sa queue emmêlée, et il creuse la terre.

Nulle part où cacher ses yeux pour ne pas voir !…

Les ombres des nuages jouent avec les ombres des monts. Ils s’éclairent et s’obscurcissent.
VIII – Une fée Carabosse

Je suis assis au bord de la combe. La sombre muraille de schiste descend à pic, en sorte que l’on y entend, au moment des pluies, des grondements de torrents. D’ici l’on aperçoit, en bas, tout « le Coin des professeurs ». Au long de la plage déserte, dépérissent tristement des villas construites avec amour, travail de toute une vie, calmes retraites pour la vieillesse. Coin des professeurs, avec ses jardins aimés, plantés de rosiers, que l’on avait greffés soi-même, où des cyprès marquaient les étapes d’une vie, où la pensée domptait la pierre !… Où êtes-vous tous maintenant, vénérables « fondateurs », professeurs, docteurs, chargés de cours, colonisateurs du sauvage rivage tatare, myopes et naïfs, qui disiez « vous » même aux pierres ?… Où êtes-vous, nourriciers de jardiniers fripons, payant docilement toutes les notes des filous de tout ordre, vous tous, occupés du « passage de Vénus sur le disque du soleil », adeptes du « vitalisme et du mécanisme », connaisseurs en porphyrites et en diorites, inventeurs d’hypothèses « révélant les secrets de l’Univers » ?

Vous avez, en rêvant, perdu vos villas et vos vignes, et on a résolu, sans vous, toutes les énigmes. Vos garde-maisons exposent au marché vos bureaux et vos fauteuils, vos lits et vos lavabos. L’architecte boiteux vous a enlevé vos livres. Les jardiniers ont arraché la toile de vos chaises longues et s’en sont fait des pantalons. Ils ont, après avoir craché dans leurs mains, jeté bas d’un seul coup votre « paradis » ! Où êtes-vous, maintenant, rêveurs distraits ?…

Les prévoyants se sont – enfuis. Les aveugles ont été – mis en terre. Ceux qui sont restés, « font des cours » pour un poisson sec, du tabac ou une demi-livre de sel…

Villas… villas… Dans celle-ci, la grise, au toit de tuiles, on a arrêté sept officiers de marine, sans méfiance ; on les a emmenés dans la montagne et, de là, « déportés au Nord »… Et dans celle-là, blanche et calme, habitait, derrière ses cyprès, un bon vieux comptable en retraite. Il aimait à rester au bord de la mer, en péchant des chabots. Sa petite-fille, qui avait cinq ans, lui apportait des cailloux :

– Te voilà une saldoine, grand-papa !

– Quelle sardoine est-ce là ? Non, c’est du schiste !

– Siste ?… Comment est la saldoine, grand-papa ?

– Transparente comme tes yeux… Et, tu sais, nous allons tout de suite prendre un chabot… Cherche-moi des sardoines…, et on le tient, ce sacré chabot !

Le vieux comptable aimait à se rendre de bon matin, lorsqu’il fait si bon respirer, au marché avec son sac de crin, pour y acheter des tomates des concombres, du fromage de brebis… C’est avec son sac, qu’on le prit. Des gens à étoile étaient arrivés, et lui, l’original, s’en allait au marché, acheter des tomates, admirer la mer bleue, lançant en l’air de la fumée bleue…

– Halte, on te dit, diable sourd !… Pourquoi as-tu un manteau militaire gris ? Et des pattes d’épaules ?

– Je l’use, mes amis… autrefois j’étais caissier…

– De quoi t’occupes-tu ?

– Je pêche les chabots… Et, vous le voyez, je vais au marché. Je suis pensionné maintenant… une pension de la Croix blanche… Je suis maintenant comme un cosaque…

– Tu es un cosaque du Don ? Suis-nous !

Et on arrêta le vieux comptable avec son sac. On l’emmena dans la montagne. On le soulagea, dans le caveau, de son vieux manteau, de son linge usé – et un coup de feu à la nuque. La petite-fille pleurait dans la villa déserte et les gens la plaignaient : plus personne pour aller acheter les tomates et pêcher les chabots… Pourquoi pleures-tu, petite sotte ? On a eu raison : on ne va pas acheter des tomates en manteau d’uniforme !

Nulle part où cacher ses yeux…

Voyez sous le Castelle, dans les vignes, cette petite maison blanche. Bien qu’elle soit à trois verstes d’ici, on la voit distinctement. Elle se détache sur un fond de cyprès noirs. Quel point de vue ! Quelle mer ! Quel air !… Les perce-neige, blanche porcelaine du Castelle, y fleurissent de très bonne heure. Les raisins y mûrissent plus vite qu’ailleurs parce que le sol y est de chaude diorite. Les violettes ont là une avance d’une semaine. Et quelles matinées il y fait ! Que de merles au printemps !… Quelle paix !… De tout le jour, ni voiture, ni personne… Voilà où il fait bon vivre !…

Hier, pendant la nuit, y ont surgi des gueules, enduites de suie. « Les femmes, collées au mur ! Pas un cri ! Seul le Castelle vous entendra ! » Les gueules noires ont enlevé tout ce qui restait : vous n’avez qu’à mourir. Et, pour adieu, des coups de crosse : souvenez-vous ! Et cette nuit aussi, de l’autre côté de la colline…

Sur les pentes boisées une auto, teuf-teuf, vole, file… Une auto allant à Yalta ? Elle soulève de la poussière sur la route que l’on ne voit pas. Elle va par les monts, les forêts. Il reste encore des automobiles pour transporter on ne sait qui. C’est pour affaire, naturellement ! Qui donc, sans affaires, aujourd’hui, roule en auto ?

De lassitude, je clos mes yeux somnolents. Et, à travers ma faiblesse, j’écoute : le tacotement tantôt s’amplifie, tantôt s’éteint. C’est un fracas, comme si les montagnes s’effondraient. Ou bien est-ce le sang, qui, me montant aux oreilles, fait dans ma tête ce bruit de cascades ?… D’où cela provient-il ? Ma tête tourne – je suis prêt à tomber, à m’engloutir dans un abîme. Mais cela ne me fait pas peur ! Rien, maintenant, ne fait peur…

Le menton appuyé sur mes poings, je regarde la montagne à travers ma faiblesse. Quelque chose de vert, de sombre, de bruyant me regarde. Le soleil s’éteint ; mes yeux cessent d’y voir… Quelle nuit subite ! Elle a enveloppé, opaque, tout le Babougane. Sur la montagne, les bois épais ne forment qu’une muraille compacte. Ce sont des forêts de jadis, ces bois-là ! Leurs racines plongent partout dans le sol ; je les coupe avec peine. Oh ! que ces bois sont denses ; quelle fraîcheur en émane, humus de la forêt ! Pour mordre sur eux, avancer au travers, il faut un pic de fer. Quel fracas ronflant, tonne et tapage dans la montagne, dans les sombres forêts de chênes ! Dans son mortier de fer, une fée Carabosse avance et roule ; elle pilonne, et, de son balai, efface ses traces… de son balai de fer[7]. C’est elle qui bruit, la fée de notre conte ! Elle cogne, tacote et balaie dans nos bois ; elle balaie de son balai de fer…

Ce mot sombre, « le balai de fer », bourdonne dans ma tête. D’où m’est-il venu, ce mot maudit ? Qui l’a prononcé ?… « Balayer la Crimée avec un balai de fer »… Je veux passionnément comprendre d’où il vient ? Quelqu’un l’a dit il n’y a pas longtemps… J’arrache de moi la faiblesse qui m’accable ; j’ouvre les yeux. Le soleil aveuglant est encore haut sur la muraille brûlante de la Kouchekaïa. Les montagnes fument de chaleur. Une automobile file vers Yalta… Où donc y a-t-il là un conte ?

Le voilà le conte-réalité !… Il faut enfin s’y habituer…

Je le sais, le mot d’ordre est arrivé par radio, d’une distance d’un millier de verstes. Il est tombé dans la mer bleue : « Balayer la Crimée avec un balai de fer ; tout balayer à la mer ! »

On balaie…

La fée Carabosse roule par les monts, les bois et les vaux. Elle balaie avec un balai de fer. Une auto roule vers Yalta… Qui donc maintenant, sans affaires, roule en auto ?

Ce sont eux, je le sais.

Leurs dos sont larges comme des dalles, leurs cous, gros comme des cous de taureaux, leurs yeux sont lourds comme le plomb, avec une papille grasse, injectée de sang ; ils sont repus. Leurs mains sont des battoirs ; elles peuvent tuer d’une mornifle.

Mais il en est aussi d’autre sorte.

Leurs dos sont étroits, des dos de poissons ; leurs cous sont une tresse cartilagineuse ; leurs yeux percent comme des vrilles ; leurs mains sont crochues, noueuses ; elles serrent comme des tenailles.

Une auto roule vers Yalta. Elle boucle des mailles. Les monts semblent tourner ; la mer apparaît, puis s’en va. Les forêts regardent. Le soleil regarde, il se rappelle : « La fée Carabosse roule dans son mortier ; elle pilonne et efface toute trace avec son balai… » Le soleil se rappelle tous les contes, et la Kouchekaïa, la montagne-affiche, chauffée à blanc, consigne tout cela.

Le temps venu, on le lira.
IX – Une visite

Encore des pas… Ah ! quelle journée !

Quelqu’un passe derrière les églantiers, toussote à la façon des vieux, approche de ma porte. Quelle drôle de silhouette… Est-ce possible ! Le docteur ?…

Oui, lui-même. Un docteur-épouvantail, avec au cou, en guise d’écharpe, un morceau de sac, les jambes entourées de haillons. C’est le vieux docteur Mikhaïl Vassilitch, reconnaissable à son ombrelle blanche. Il est vrai qu’à présent l’ombrelle n’est plus tout à fait blanche ; elle a des rapiècements d’étoupe, mais c’est tout de même une ombrelle. Et on ne peut pas prendre le docteur pour un mendiant : un mendiant ne porte pas de lorgnon… Et pourtant qu’y a-t-il d’impossible à l’heure actuelle ?…

Oui, c’est le docteur. Pas celui, pourtant, chez lequel ma dinde a cassé une tasse ; celui-là demeure tout en haut. C’est le docteur d’en bas, celui des amandaies. Il eut de merveilleux jardins ! Il vécut des dizaines d’années dans ses amandaies. Il y vivait isolé, paisible, avec la vieille bonne de son enfance, sa femme et son fils. Il s’occupait de chimie, était végétarien et faisait des expériences alimentaires sur lui-même et sur sa famille. C’était un original.

– Ah ! docteur !…

– Bonjour… Je viens vous faire visite. Il fait bon ici, chez vous. C’est loin…, c’est haut… ; on n’entend pas…

– Qu’y a-t-il à entendre ?

– Chez moi, il m’est donné tout de même d’entendre… J’ai pour voisins des matelots de la base navale qui surveillent la mer. Aussi… il m’arrive d’entendre diverses conversations poétiques, même pour ainsi dire de la « littérature ». Oui, notre langue est très riche, très sonore… Comme c’est calme ici, chez vous !… Aucun son !… Loin de la route !… Oui, chez vous, on peut tout simplement… prier !… La montagne et la mer… et le ciel…

– Il y a des sons aussi, et… des signes. Je vous en prie, docteur !

Nous nous asseyons dans la gorge aux vignes – mon salon pendant le jour.

Ah ! photographe, prends ton appareil. C’est un tableau ! Qui est-ce, au bord du ravin, ces deux êtres-là ? Ces hommes-épouvantails ?

Tu ne le devineras pas, étranger en veston, en smoking ou en jaquette qui trottes dans les avenues, les strasses ou les streets… Regarde : quelles chaussures élégantes… de chez Pironet, le diable m’emporte ! Le fournisseur du roi d’Angleterre et du président de la République française – du diable lui-même !… Les savates du docteur sont faites d’essuie-pieds de corde, cousus avec du fil de sonnette électrique, et la semelle est de… de la tôle de la toiture.

– C’est pratique… ça tient un mois. Je ne puis pas économiser pour avoir des babouches tatares, et, tous mes souliers et bottines « d’Europe »… bien le bonjour ! Vous l’avez entendu dire : on m’a tout… retiré, tout le superflu… Que l’on sait bien déshabiller chez nous ! Comme on le sait !… Quel peuple donc !…

J’ai même ouï-dire autre chose : on a supprimé au docteur sa demi-livre de pain, mêlé de paille : la « ration » de l’Association médicale.

– Oui, mes confrères… mes confrères disent que « la vie est une lutte », et que je ne fais plus de clientèle !… Et « qui ne travaille pas ne doit pas manger… » S’il le faut, on invoque même l’Évangile…

Il regarde tout avec un calme complet ; sa vie est déjà derrière lui. Sa petite barbe blanche, taillée ronde, donne à son vieux visage de la douceur, et à ses yeux, de l’affabilité. Ses pattes d’oie, son front de cire, plissé, le font ressembler à un vieil ermite russe : saint Serge le Vénérable ou saint Séraphin de Sarov. Si on le rencontrait près du porche d’un couvent, on lui donnerait un petit sou.

Le docteur est un peu étrange. On le dit un peu drôle. Il a récemment vendu une partie de ses amandaies avec sa belle maison, et s’est fait bâtir une petite bicoque de « planchettes », transformant en pelotes de fil, en chaussures, et en vêtements le reste de son argent.

– L’argent, disait-il, ne vaudra bientôt plus rien !

Mais voilà, on lui a pris toutes ses pelotes de fil, ses pantalons et ses chemises – tout son « superflu » !…

Il a, cette année-ci, enterré sa vieille bonne, son fils dément, Fédia, et, tout récemment, sa femme.

– Ma Natalia Sémionovna, qui fut toujours strictement végétarienne, fut prise du scorbut… Les derniers jours, je me dis : « Peu importe, l’expérience est finie. » Je lui achetai du mouton et lui fis cuire des côtelettes. Avec quelles délices elle en mangea une ! Mieux vaut qu’elle soit morte. On est mieux maintenant sous terre que dessus.

Les mains du docteur tremblent, sa mâchoire aussi ; ses lèvres sont blanches, son regard voilé. Je sais que, lui aussi, s’en va. Le signe du départ est sur tout maintenant. Et – ça ne fait pas peur.

– Avez-vous entendu raconter quel cercueil original je lui ai arrangé ? dit le docteur en souriant d’un air malin. Vous vous rappelez l’armoire d’angle de notre salle à manger ? Elle était en noyer massif. On y gardait la confiture d’abricot… les abricots de notre jardin… Ah ! quelle confiture ! Ils en ont pris quatre pots ; tout ce qui restait. Naturellement, ce n’était pas eux qui avaient soigné les abricotiers, ni fait ces confitures… mais ils en voulaient goûter eux aussi, et alors… Mais, évidemment, c’est là une autre géométrie… Euclide, dit-on, s’est déjà effondré avec fracas. Maintenant c’est le système d’Einstein… Alors que disais-je donc ?… En voilà une mémoire !…

Le docteur essuie la sueur de son front et a un air piteux et perdu. Je le ramène à son idée.

– Ah ! l’armoire d’angle… Natalia Sémionovna la prisait beaucoup… Elle l’avait eue en dot, et nous l’appelions l’encoignure aux abricots… Vous entendez bien que chaque famille a ses chères conventions, ses intimités… sa poésie familiale, compréhensible à elle seule. Il y a dans les choses une part de l’âme humaine ; elle s’y attache… Nous avions aussi un divan que nous appelions « Kostia » ; c’est sur lui que dormait autrefois le répétiteur étudiant Kostia. On nous prit également notre « Kostia »… On m’enleva aussi, par exemple, le portrait de mon père, le général… le seul souvenir que j’eusse de lui… « Ordre de prendre le général. » On le prit ! Et c’était un général pacifique, qui s’occupait de botanique…

– Vous parliez de l’armoire d’angle, docteur…

– Oui, oui… Lorsque nous étions encore jeunes, Natalia et moi… Est-ce que vraiment ç’a été ?… Il y a une trentaine d’années de cela… nous vînmes ici, et je plantai des amandiers dans un terrain vague – et ce fut un rire unanime à mon sujet. On m’appela le docteur aux amandes. Mais quand la plantation prit force et fleurit… ce fut un rêve… un rêve rose lait !… Et une fois, Natalia Sémionovna dit, je m’en souviens : « Il ferait bon mourir à cette époque-ci, dans ce conte fleuri !… » Mais elle mourut par un temps froid, sale, dans une maison pillée, souillée… Oui, l’armoire avait une porte vitrée, fermant à clé… Vraiment ce n’était pas pire qu’un cercueil ! J’enlevai le vitrage et le remplaçai par des planches. Pourquoi un cercueil doit-il absolument être hexagonal ? Triangulaire, c’est plus simple et symbolique : la Trinité !… Je mis des planchettes sur les côtés pour qu’elle tînt commodément. Acheter une bière était trop cher ; en louer une… on en loue maintenant pour vous conduire au cimetière, et là-bas, on vous vide… – Non ! Natalia Sémionovna était propre au suprême degré, et avoir là… cette façon de lit éternel, venant de servir à quelque vénérien, mangeur de chats, ou pire encore ! Non !… Et cette bière-là était à elle, et sentait même sa confiture préférée !…

Et le docteur mit sous clé sa Natalia Sémionovna.

– Ils voulurent même se saisir de mon bandage ! Les courroies leur en plaisaient… Ils l’oublièrent ! Mon bandage fut fait… sur mon dessin, chez Schwabe ! Maintenant plus de Schwabe ; il n’y a plus que des Grabe[8]. On prit tout. Même les jupes de la vieille bonne ! « Je les ai gagnées par mon travail ! » dit-elle. On lui en jeta une : « Tu es, lui dirent-ils, une esclave ! » Ils raflèrent aussi tous les accordéons ; je suis de Toula ; j’aimais l’accordéon dès le temps où j’étais au lycée ; j’en avais pour les concerts avec des touches en argent. Rien qu’en les voyant, ils tressaillirent… Un accordéon !… L’un d’eux, sur-le-champ, essaya de retrouver… une polka…

Le pantalon du docteur n’est pas un pantalon, mais une fantasmagorie ; sur fond jaune, il s’y trouve des fleurettes dans des carreaux.

– Il est fait, explique-t-il, des tabliers de la bonne qu’on a laissés. En bas, c’est de l’étoupe, mais noyée sous de la couleur, parce que c’est là-dessus que des peintres, jadis, essuyaient leurs pinceaux. Quant à ce veston, il a été acheté à Londres, et est inusable. La couleur, naturellement, s’en est luisantée, elle était gorge-de-pigeon…

J’avais toujours pensé que ce veston était noir avec des points marron.

– Tout ça n’est rien, mais voilà… continue le docteur, on a pris tous mes thermomètres, ceux à maxima et ceux… J’avais trois baromètres, un hygromètre, des balances chimiques, des cornues… Ils voulaient prendre les réactifs… Ils croyaient que c’étaient des liqueurs. Ils prirent un flacon : de l’alcool !… Mais c’était de l’ammoniaque ! Ils me traitèrent de bourjoui.

– Quelle heure est-il maintenant, docteur ?

– Et le décret !… me répond-il d’un ton effaré et sévère, en levant un index noir de crasse… Les montres sont sévèrement interdites : c’est un préjugé bourgeois !

Non, il ne se dispose pas à partir… Plein de ce qui lui est arrivé, il répand son « superflu ».

– Je peux me passer de montre parce que, jadis, j’ai lu Jules Verne…

Il se tourne du côté du soleil en clignant les yeux, écarte les doigts et regarde dans leur fourche, en inclinant la main tantôt vers le Castelle, tantôt vers le col, au-delà du Babougane.

– Rappelez-vous l’île mystérieuse de Jules Verne… Cyrus Smith ou Paganelle… Qu’il y a longtemps ! Qu’il est tout de même bien que cela ait eu lieu, et qu’alors ils ne nous aient pas enlevé les livres !… Et je m’exerce dans ce sens-là. S’il y a du soleil, je puis dire l’heure à cinq minutes près… Maintenant… il est une heure moins cinq. Connaissant la hauteur maxima, on fait passer des lignes conventionnelles par les sommets… Mais, par exemple, par temps de brouillard, ou le soir, par ciel étoilé… je n’y suis pas encore parvenu… Ah ! que c’est ennuyeux de n’avoir pas de montre !… Tout, à la maison, se faisait à heure fixe. Nous nous couchions à dix heures moins le quart ; je me levais à quatre heures et demie précises. Cela dura quarante ans. J’avais trois montres ; on me les a prises. Je regrette beaucoup la montre anglaise en forme d’oignon. Les anciens lords aimaient ces montres contrôlées. Mais quelle histoire fatale ! Ne vous l’ai-je pas racontée ? Il faut absolument que vous la publiiez. C’est très important pour l’information humaine. Extrêmement important !

– Racontez, docteur…
X – Memento mori

Le docteur me regarda d’un air de reproche.

– Vous n’avez pas l’air de croire que cela concerne l’humanité, l’histoire de mon oignon ? Vous vous trompez ; vous allez à l’instant vous en convaincre ! Il est, dans les choses, on ne sait quoi de fatal… ou, sinon de tout à fait fatal, du moins… de « talismanique »… Définissez cela comme vous voudrez, mais je parle sérieusement… Publiez-le bien dans tous ces journaux qui comptent, qui « ont du poids »… le Times, ou… comment ça… le Chicago Tribune, ou Le Temps, naturellement… Moi, je ne pourrais pas ; je suis, à cinq minutes près, « le serviteur nouvellement présenté »… non pas à Dieu… mais… à l’homme ! Et pas même à l’homme ! Dites-moi donc au fait de qui je suis le serviteur ?… Bah ! laissons ça ! Mais vous…, vous devez le publier !… Publiez-le sous ce titre : Memento mori, ou encore : L’Oignon du docteur Mikhaïl, non-serviteur de l’homme. Ce sera très bien.

Cet original parlait avec sérieux et, même, avec émotion…

– Mon histoire se passa il y a une cinquantaine d’années… en 1880… Mais non, certainement… il y a juste quarante ans, en 1881. Nous faisions, feue Natalia Sémionovna et moi, notre voyage de noces en Europe, et aussi, bien entendu, notre voyage de « perfectionnement ». Nous ne restâmes que peu de temps à Paris ; j’étais invinciblement attiré par l’Angleterre. L’Angleterre !… L’attrayant pays de la liberté, de l’Habeas corpus… Le Parlement le plus étendu… le temps de Hertzen !… J’étais jeune alors. Je venais de sortir de l’Université, et j’avais naturellement la fièvre révolutionnaire… Sans cette fièvre-là, vous êtes un homme perdu ! Et surtout en cet héroïque temps-là !… On ne venait, chez nous, que de faire sauter le Libérateur[9]… Un début si brillant, des perspectives enflammées, le socialisme frappant à la porte… l’Europe attendait frémissante… Vous voyez la température !… Un intellectuel russe devait toujours alors être muni de deux choses : un passeport et… « la fièvre révolutionnaire ». Le gouvernement s’occupait du passeport, mais, pour ce qui est de la « fièvre »… toute l’intellectualité russe s’en portait garante, et la contrôlait, aussi bien que ses chefs. Ces chefs étaient, naturellement, divers… Il en était même qui n’avaient jamais mis les pieds en Russie… Il en était aussi qui auraient étranglé leur propre mère par amour de « la ligne droite » et de « l’harmonie » d’une doctrine, ou personnelle ou empruntée… Il n’y avait qu’à en trembler ! N’eussiez-vous été qu’un ivrogne, un idiot du plus beau titre et pouvant voler même des mouchoirs de poche… vous n’aviez qu’à trembler de ce frisson insupportable au gouvernement, et aussitôt vous obteniez d’avance une entrée gratuite dans le royaume « de la supériorité et de la beauté ». Et même non sans profit…

Je ne tremblais pas de la véritable fièvre, mais je ressentais une agréable chaleur ; cela n’allait pas jusqu’à pleurer ; mais je tremblais. Ah ! que ne laissé-je pas comme enseignement pour la postérité les Mémoires d’un intellectuel de la Société des Manufactures et Cie. Ce serait, au reste, sans utilité maintenant… Tenez, voyez donc, un cheval qui crève !…

Oui, Larve s’est étendue et allonge la tête vers l’ombre inaccessible. Ses jambes se raidissent. Frappé par ce nouvel aspect, le paon s’éveille et se met à crier de son cri de désert. Le maigre Belka, sortant de l’ombre d’un fossé, près de la villa, regarde autour de lui.

– C’est comme une tragédie grecque ! dit le docteur dans un sourire, cela se joue au soleil. Et les héros, dit-il en indiquant la montagne alentour, sont… derrière l’amphithéâtre… Les héros, c’est-à-dire les dieux… Cette malheureuse rosse était aussi en leur pouvoir, comme nous, d’ailleurs. Nous pouvons, vous et moi, passer pour « le chœur ». Car, bien que nous soyons « en scène », nous pouvons prophétiser ; nous voyons bien le finale : la mort. En êtes-vous d’accord ?

– Tout à fait. Nous sommes tous condamnés.

– Il faut en arriver là ! Nous y sommes ? Parfait !… De quoi parlais-je ? Ma mémoire ne vaut plus rien… Ah ! oui, de cette fièvre… l’Habeas corpus, Hertzen, Gambetta, Garibaldi, Gladstone… Presque rien que des G[10]. Il doit y avoir là quelque chose de mystique et peut-être de symbolique… Naturellement, en Angleterre, je parlai beaucoup et je visitai des « reliques » vénérées ; je les saluais non sans émoi et les encensais. Et j’y ai même été de deux discours chaleureux à Hyde Park ! L’air lui-même vous fait là-bas une sorte de vaccine. On y bafoue toujours son berceau – sale, il est vrai, mais son berceau tout de même – ; et naturellement aussi on crie : « Vive la Révolution ! » – avec une majuscule, par respect naturellement – et Pereat policia !…

Et, bref, nous allâmes acheter une montre…

Nous entrâmes, Natacha et moi… Je l’appelais alors Nathalotchka ; mais à Londres, c’était Natha, ou Nelly – à la manière anglaise… Elle est maintenant sous clé dans l’armoire aux abricots. C’est ainsi, apparemment, qu’elle paraîtra au Jugement dernier, dit le docteur avec un rire grinçant… L’archange trompettera, selon le rite annoncé : « Levez-vous tous, les morts de mort violente, pour la revue d’inspection ! » Et ils se lèveront tous, tels quels. Ceux des profondeurs des mers avec des boules de fonte aux pieds ; ceux des ravins, la bouche pleine de terre, les bras tordus… ; ceux même des caveaux se présenteront devant le Juge avec leurs crânes défoncés ; et ils porteront leur accusation ! Et ma Natalia Sémionovna qui sera sous clé !… Quel rire, quels éclats cela soulèvera ! Du vaudeville !… Et encore… ah ! ah ! ah ! ah !… avec de la confiture d’abricots !… et dans un sac de tille… un sac à pommes de terre !… Car on lui avait tout pris… toutes ses chemises, toutes ses robes… tout son « superflu » de sexe féminin… Ses robes… – je me souviens de l’une en soie verte – ont été rapportées du marché, appelé le Trou tatare, par Nastiouchka Baranntchik… qui en fait parade… Ce sera un vrai clou ! Les archanges en resteront bouche bée. Le Seigneur Saboath lui-même…

Le docteur bondit tout à coup et se mit à frapper dans ses mains :

– À bas !… sale chien maudit !…

Belka, sautant par-dessus Larve, se sauva derrière la villa. Le paon, près de la tête de Larve, fit une roue irisée et se balança.

– Voyez, s’écria le docteur ! Il l’escorte. En voilà une apothéose ! N’est-ce pas une vraie tragédie ? (Il se frotta le front et fronça les sourcils.) C’est comme dans un rêve… Quelle mémoire pleine de trous ! Aujourd’hui j’avais oublié le Notre Père. Pendant trois heures, j’ai cherché, sans pouvoir me le rappeler… Il m’a fallu ouvrir mon eucologe… À propos, je dois faire une curieuse généralisation… Mais ce sera pour après ; maintenant… De quoi parlais-je donc ?

– Vous étiez allés acheter une montre, docteur…

– Ah ! oui, une montre… Nous prîmes, Natacha et moi, une ruelle ignoble, sale et sombre, près de la Tamise. De vieilles maisons enfumées, des stores aux fenêtres… un temps à suicide. Une vilaine petite pluie suintait à travers un brouillard jaune, pourri, que trouaient les feux d’un gaz sale – cela à midi ! Et, en plus, un remugle visqueux de poissons de mer. Nous étions, je m’en souviens, d’une humeur massacrante. Un vague petit émigrant russe, boiteux, nous guidait, ne faisant que tousser et cracher du sang. Un endroit à la Dickens. Derrière des stores verts, à franges, dans des boutiques sombres, grouillaient, telles des araignées dans la poussière de leur toile, des antiquaires gris, mystérieux – les araignées des profondeurs de la vie… Ils chuchotaient en remuant leurs vieilleries… Que ne s’y trouvait-il pas ?… Et rien que du passé ! Des septants rouilles, des sabres de pirates, de flibustiers et de boucaniers, toute sorte de « dieux » des îles de la Malaisie et de la Papouasie, des profondeurs insondées des tropiques, des cachets de roitelets sauvages, faits d’ossements humains, des scalpels, des amulettes – les « langes », pour ainsi dire, d’une humanité primitive, mais tachés de sang… Et ces « araignées » font littéralement un choix là-dedans, les nettoient : cela pourra encore servir à quelqu’un !…

– Docteur, vous vous égarez encore. Vous vouliez parler d’une montre…

Le docteur me regarda pensivement et secoua la tête :

– C’est justement d’elle que je parle. Je réfléchis un peu… cherchant à évoquer le cadre… De quels « langes » tirai-je cette montre ? Songez un peu sur quoi reposent et de quoi subsistent ces resserres, ces petits bric-à-brac humains ?… Sur le pillage et la spoliation, sur les pleurs et le sang, sur ce qui fait la base de toute la culture humaine : souiller et ébranler. Mais s’agit-il de boutiques !… C’est la toute dernière catégorie, quelque chose comme la corbeille où la cuisinière ramasse les plumes ensanglantées pour s’en confectionner, un jour, un oreiller… Ah ! faites un peu le tour des « ma-ga-sins » où se vendent l’or et l’argent, les diamants, les perles, et les âmes, les âmes humaines, vidées, fondues par les pleurs !… Toute « commotion sociale » y est servie sur un plat de haute politique, avec accompagnement de discours, de larmes fraternelles désintéressées, avec ce « frémissement » exalté, dont les radicelles secrètes plongent invariablement dans un tréfonds alimentaire et la conception d’une pâtée future… laquelle finit inévitablement par arriver à quelqu’un !… Or, après notre « commotion », combien fera-t-on de ces corbeilles de plumes ensanglantées !… Des « magasins », ne craignez rien, s’ouvriront dans tout l’univers…

Qu’est-ce qui ronfle et vrombit là-bas sur la mer ? C’est un bateau à moteur, peut-être un contre-torpilleur… Comme une flèche noire sur la mer, le voici qui accourt vers nous. Une queue d’écume le suit, vire, se divise en deux lobes.

– Entendez-vous ? chuchote le docteur, se bouchant les oreilles. Un destroyer, c’est pour eux…

– Pour qui, docteur ?

– Pour ceux qui, aux termes de l’amnistie, sont descendus de la montagne. Vous n’avez pas entendu dire ça ? Maintenant on vient les prendre « pour les amnistier ». Hein, ça ronfle ?… Je ne peux pas supporter ce bruit… Je suis las…

Je vois que le destroyer au drapeau rouge s’infléchit au large vers le débarcadère. Je sais que ces sept, les « verts » insoumis, descendus depuis peu de la montagne, entendent dans leurs caveaux l’arrivée du bateau qui vient les prendre.

– Ça ne ronfle plus, docteur.

– Demain, ou peut-être cette nuit, dit d’un ton significatif le docteur, on les « passera aux pertes »… Et leurs bottes, leurs montres, leur uniforme « à la French »… entreront dans le tourbillon de la vie… On m’a montré aujourd’hui une jeune femme dont le mari ou le fiancé est parmi eux… Elle entend maintenant elle aussi… Et, figurez-vous, elle espère quelque chose !…

– La grâce ?

– Elle espère quelque chose, murmure le docteur. Quelque chose peut arriver. Attendons demain.

– Vous vouliez parler de votre montre…

– Ah ! oui… Un de mes amis m’avait conseillé de flâner près de la Tamise où l’on trouve des merveilles ; les matelots, qui rôdent sur les mers, en rapportent parfois de toutes les extrémités du monde. Je voulais acheter la montre rare de quelque navigateur, Cook ou Magellan. Ma passion pour les choses exotiques datait de mon enfance, du capitaine Marryat et de Jules Verne… Quelque vieux capitaine loup de mer l’aurait peut-être troquée à quelque petit roi anthropophage, qui la tenait lui-même d’un grand d’Espagne, échappé à un naufrage… Nous aimons tous à la passion les objets qui furent associés à un drame humain. Essayez, par exemple, de dire que vous possédez un sabre avec lequel un bourreau chinois a tranché mille têtes. Il se trouvera des gens pour vous le payer mille livres. Chacun sera flatté de l’avoir au mur de son cabinet pour étonner ses hôtes ou une belle jeune fille ; « c’est ce sabre, dira-t-il – et d’une voix indifférente – avec lequel, etc. ». Quel effet extraordinaire ! Quelle carrière on peut faire !… Les choses voyagent dans le monde d’une façon miraculeuse… Nos bibelots russes se promènent peut-être maintenant dans des poches internationales…

Et donc nous entrâmes dans une de ces boutiques où, pour un ou deux shillings, l’émigrant nous avait conduits. « C’est un révolutionnaire irlandais, nous avait-il chuchoté d’un ton significatif ; mais faites comme si vous ne le saviez pas. « J’ajoutai un shilling à notre compatriote pour cette agréable confidence. Nous entrâmes. Vous ne pouvez pas vous imaginer quelle puanteur ! Cela sentait comme la morue pourrie, ou les crevettes… ou comme le sang décomposé : une odeur caractéristique, pire qu’à un amphithéâtre de dissection. Le patron… il me semble le revoir… Un singe trapu, des yeux verts, les cheveux presque rouges, des nodosités bleues à ses doigts couverts de poils roux, et formant même des mèches… Un vrai gorille, pas autre chose. Une bouche lippue, humide, une face cartilagineuse, et un nez… tenez, lui aussi un cartilage bleu rouge. Sur son front bas, une laine également rousse-rouge, entortillée. « Si tous les révolutionnaires irlandais sont comme lui, pensai-je en le regardant, ça marchera ! » Le plus authentique home-rule ! Sur son comptoir une bouteille de whisky et un petit poulpe salé, borgne. L’Irlandais en coupait un morceau rond avec un couteau à deux lames, au manche poilu, terminé en sabot de bête – venant peut-être d’un Hottentot. Il saupoudra le morceau de poivre rouge de Cayenne et y mordit. Tout en me parlant, il buvait au goulot d’une bouteille.

– Aha… un Russe ! Good day ! Un émigrant ? Un révolutionnaire ? Vive la République !

Et il riait en mangeant le poulpe.

Naturellement, on parla… de nos formes de gouvernement et du meurtre du tsar libérateur… Les paupières de l’Irlandais étaient retournées… comme gorgées de cayenne et de whisky.

– Je vous félicite de votre exploit, dit-il. Si ça continue avec autant de succès, votre Russie marchera d’un pas qui la délivrera vite de tout ! Vous êtes, dit-il, un peuple doué et généreux. Je vous souhaite un autre progrès semblable. It is very well !

Je serrai naturellement à nouveau, bien fort, sa pince, et, imbécile de Russe, j’eus même les larmes aux yeux. Et je tremblais « d’un sentiment de fierté nationale » ! Je lui dis, il m’en souvient :

– Il se forme même, chez nous, un parti pour tuer les tsars. On choisit des gens spéciaux, des terroristes, « des gens impassibles dans l’horreur ». Quand nous aurons extirpé de chez nous cette racine invétérée, nous passerons de la dynamite aux autres pays !…

Cela plut beaucoup au singe. Il montra ses crocs, cracha de la peau de poulpe, et dit, en riant :

– Il n’y a rien de mieux que ce que l’on exporte de Russie. It is very well !

Nous nous resserrâmes les mains. Hein ? comment cela vous plaît-il ! Quelle « alliance » de gens cultivés, tout à fait comme des vieilles connaissances le jour de leur fête !… Il m’offrit du whisky et un morceau de poulpe-octopode, fumé, sur une assiette chinoise, décorée d’un dragon doré. « C’est sur cette assiette, me dit-il, que le bourreau envoyait au mandarin principal, avec son rapport, les cœurs des suppliciés. » Il mentait apparemment… Ce fut un festin sacramentel d’antiquaire. Et je finis par choisir chez lui une montre oignon, en or niellé, avec un filet d’émail vert.

– Remarquez, me dit-il, que ce n’est pas une montre ordinaire. Elle vient de Gladstone en personne ! Je la tiens de son valet de chambre auquel il l’avait donnée. Elle vaut vingt-cinq livres.

Sous le couvercle, en effet, étaient gravés le nom : Gladstone, et un château sur une montagne. Peut-être le coquin avait-il gravé tout cela lui-même ! Cet Irlandais était un filou délié. Bien que ses yeux verts et ses gros muscles me déplussent, j’éprouvais pour lui une grande sympathie parce qu’il était Irlandais et, autant dire, opprimé. Je savais bien que c’était un coquin, mais voilà… la diablesse de fièvre !

Et il me dit :

– Prenez-la ; je vous la garantis un demi-siècle ! Mais ce n’était pas le principal. Il tenait énormément à me la passer et me fit un rabais de trois livres. Et écoutez ce qu’il me dit !… Faites attention !

– Prenez-la pour vingt-deux livres parce que vous êtes Russe… et, avec vous, je n’y perdrai pas. Par vos exploits… tout me reviendra ! Je vous rabats encore une livre ! Votre politique… me la rendra ! Et souvenez-vous de mes paroles : cette montre marchera encore, quand la Grande Révolution éclatera dans votre Russie !

Je lui dis, je m’en souviens :

– Dieu le veuille !

Et la montre a marché !… Voilà, elle me fut enlevée par un homme… roux aussi, et ayant, lui aussi… un nez cartilagineux, oui, monsieur ! Le camarade Kreps ! ancien étudiant ! Il se présentait lui-même sous ce titre-là, et, même, il s’amusait… à écrire des vers à ses moments perdus !… C’est ce qu’il me confia quand je lui dis que j’étais un intellectuel, un médecin, afin que l’on me laissât au moins des thermomètres médicaux… Et savez-vous où cette montre échoua ? Vous ne le devinerez pas.

– Au musée… de l’histoire de la Révolution ?

– Encore pis !… Dans… la poche du gilet de l’ex-étudiant, master Kreps !… Oui, monsieur !… Aussi vrai que nous sommes, vous et moi, des ci-devant intellectuels russes, et que, autour de nous, il n’y a que des… ci-devant ! On a vu ces jours-ci à Yalta l’ex-étudiant ; il porte la montre et fait voir à chacun l’inscription : Gladstone. Il a reçu un bon pour toucher, aux caves prolétariennes, vingt seaux de vodka en récompense de ses hauts faits ; mais, faute de chevaux, il ne peut pas les transporter. Vous pouvez vous en assurer auprès des Tatares ; c’est de la vodka des caves de réserve ! Oui, monsieur… Reçue pour ses bons services !… Pour – mon Gladstone !… Mais ce n’est qu’un gamin ! Il ne pense qu’à sa montre, et à la vodka, et à courir les filles. Sans quoi… Hein, avait-il pensé jamais, le grand Gladstone, que son « oignon » !… Il y a là quelque chose de mystique… Et son papa – non pas le papa de Gladstone évidemment… – ou son oncle, ou peut-être son frère, fit le docteur en levant les bras vers les montagnes. Le frère de Kreps est opticien. Il vend des montres !… Je me souviens fort bien d’un tout petit magasin, rue Catherine, ou peut-être rue Pouchkine, où était gravé ce nom funéraire : Kreps ! Serait-ce un nom irlandais ? Ou peut-être même est-ce Krabs ! Un nom, pour ainsi dire, qui vient du fond des mers[11] ! Et ma montre échouera peut-être dans cette boutique d’optique ! Pourquoi non ? C’est très, très vraisemblable !… Et figurez-vous qu’un beau jour un sir quelconque, un docteur Mixtone, disons… arrive dans notre pays, « le plus libre des plus libres »… et le citoyen Kreps, avec son nez en cartilage, roux lui aussi, lui revendra cette montre « avec un rabais ». Le naïf docteur Mixtone emportera cette montre dans son Angleterre, « pays arriéré, pays d’esclaves », et elle marchera jusqu’à « la Grande Révolution » en Angleterre ! Et alors quelque Anglais, devenu un sir Kreps, l’enlèvera à nouveau !… Et ainsi de suite, ainsi de suite… dans le cycle universel !

Le docteur a évidemment un petit grain… Assis au bord de la gorge, et regardant le fond où étaient des pierres et des arbres, entraînés par les pluies, il se frottait le front. Il répand déjà une odeur de décomposition et partira bientôt. Il est pénible de l’entendre… Mais il ne songe pas à me laisser.

La dinde a ramené ses poulets et attend.

– Oho ! dit le docteur, attrapant la dinde docile. Quelle préparation pour un cabinet d’ornithologie ! Elle pèse deux livres ! Tenez, attendez ! Nous en sommes tous maintenant au même point… Pourquoi ne pas vous faire un présent ?… Les enfants, vous et moi… nous passerons bientôt…

Il délie un petit sac et donne à la couvée une poignée de pois.

Tous deux, affamés, nous regardons les poulets se ruer en peloton, tandis que la dinde-mère observe stoïquement. Lorsqu’un pois tombe près d’elle, elle avance sa tête en hésitant, attend pour voir si l’un des poulets ne mange pas ; et elle n’en profite jamais.

– Prenez leçon… vous !… vous ! !… crie le docteur dans le vide. Allons, je me suis attardé chez vous… Mais… il fallait bien vous faire une visite… Je fais des visites et j’en tire, pour ainsi dire, des conclusions. Mes yeux se sont ouverts sur bien des choses – trop tard seulement. Et je communique mes idées pour que cela ne sorte pas de ma tête… Je fais le total de mes expériences. Et savez-vous à quoi j’en suis arrivé ?

– À quoi donc, docteur ?… Cela, à présent n’a plus aucune importance, semble-t-il…

– Oui, sans doute ! Nos habebit humus !… Mais c’est… pour se confesser, s’arracher de soi-même, soulager son âme…

– Parlez, docteur.

– Si j’en trouve la force, je le coucherai sur le papier ; pour l’instant, je ne… Et mon titre sera :
XI – « Jardins d’amandiers »

– Lorsque j’arrivai en ce pays, je choisis un terrain inculte, un monticule nu, sur lequel, quand le vent soufflait du Tchatyr-Dag, on ne pouvait pas tenir debout… Il s’écoula une quarantaine d’années. Vous savez ce qui s’est produit ; tout alentour sont plantés des amandiers, et personne n’en rit plus… C’est-à-dire… maintenant… car il n’y aura bientôt plus personne pour rire… Non, c’est pénible à raconter… Et ainsi, partout et en tout, on voit le bilan de l’intellectualité. Maintenant on recommencera, quand les yeux s’ouvriront. Mais peut-être n’y aura-t-il plus personne pour les ouvrir. Bref, j’ai vécu dans mes amandaies… lumineuses et pures… Je sais que je commis des fautes, qu’il y eut dans mon caractère et dans ma vie beaucoup d’étrangetés ; mais il y eut mes amandaies qui fleurirent chaque printemps et donnèrent de la joie. Aujourd’hui mes « jardins d’amandiers », mettons des guillemets, forment le bilan et l’expérience de ma vie !…

J’étais habitué à me coucher à heure fixe, et, maintenant, comment le faire à dix heures moins le quart ? Aussi, j’ai de l’insomnie. Et ma mémoire baisse. Je vous ai dit que, tout dernièrement, j’avais oublié le Pater… Figurez-vous seulement que tout le monde, tout le monde l’oublie. Des temps de… fosse aux ordures arrivent. Et en sortir pour aller dans le rien, c’est ennuyeux !… Il est ennuyeux que, tel que me voici, je n’aie pas logiquement droit de croire, car APRÈS UN PAREIL DÉBORDEMENT DE LA FOSSE AUX ORDURES COMMENT CROIRE qu’il y ait quelque chose là-haut ? Le « là-haut » aussi a fait faillite ! S’effondrer avec un pareil fracas, un pareil patatras de baraque foraine, rejeter sous les criaillements, les trépignements et les rugissements, la résurrection triomphante de la dépouille animale dans « la vie éternellement haute de l’homme » – ce à quoi tendaient les meilleurs êtres, déjà montés au sommet, blanc comme neige, de l’âme humaine – ce n’est pas s’effondrer, mais ne plus exister !… N’y a-t-il plus aucun absolu ? Aucun. Il faut admettre que dans toute l’Europe et dans le monde entier, on peut hardiment faire le signe de la croix sur l’homme et lui enfoncer dans le dos, en signe de colère, un pieu de tremble. Mais le pire est que l’on ne peut porter plainte contre personne. Il n’y a plus de justice, s’il en fut jamais… Et cela, bientôt, tout le monde à figure humaine le saura ; et ce sera la bacchanale universelle. On a arraché le voile du « mystère » ! Admettons que les dompteurs, que les guides, pour faire passer le troupeau sur la route, aient caché aux non-initiés un espace vide… En tout cas, maintenant, l’apache est survenu et a arraché le voile… Il l’a arraché trop tôt, avant que nous ayons cessé d’être des bêtes… Non, à présent, on ne se laissera plus ramener à l’école… On ne rapprendra plus le Pater oublié… La courroie a sauté du volant ! Adieu ! Le beau poème est achevé… Et, vous savez, on a volé toutes mes amandes ! On coupe mes amandaies… L’hiver, tout sera nettoyé… Chez vous, il pend encore quelque chose aux arbres, tandis que, chez moi, on a cueilli toutes les amandes, une huitaine de pouds[12]. J’en aurais eu pour tout l’hiver.

– Vous voulez donc encore vivre, docteur ?

– Rien que comme expérimentateur. Je prends des notes sur les effets de la faim ; j’étudie sur moi-même comment la faim paralyse la volonté et atrophie peu à peu tout. Or, voici la découverte : on peut, en systématisant, réduire le monde entier par la faim. Là-bas – le docteur montre de sa main retournée l’au-delà des montagnes –, là-bas, on fait même des cours sur ce sujet : « les Conséquences psychiques de la faim ». Les cours sont faits par un professeur de talent ; il meurt lui-même de faim, mais professe. La salle est bondée d’affamés. Cela intéresse tout le monde. On fait des hypothèses, comme si l’on jetait un coup d’œil dans l’au-delà. L’objet se fond avec le sujet. C’est un cours nouveau et extraordinaire de la Faculté de médecine ; c’est du sadisme scientifique. C’est comme si le professeur, lui-même promis à la mort, avait entrepris d’enseigner aux candidats à la mort des caveaux soviétiques, la psychologie des suppliciés… Que nous enrichissons la science !… Oui, « la Psychologie des suppliciés : des recherches de laboratoire, de clinique sur une base de plus d’un million, peut-être de plus de deux millions de suppliciés, avec application des différents moyens de tortures, physiques et psychiques, pour tous les âges et les sexes, et tous les niveaux de développement intellectuel ! » Quel cours ! De tout l’univers on viendra l’écouter et s’extasier sur la maîtrise grandiose de l’expérience et sur l’amas de nos matériaux de laboratoire ! Avant notre expérience, qu’y eut-il en Europe ? Eh bien, l’inquisition… Mais il n’y avait pas alors d’organismes scientifiques. Et puis d’ailleurs, bien ou mal, on jugeait… Et aujourd’hui… personne ne sait la raison de ce qui se fait ! Dans les caveaux, par contre, chacun sait – chacun sait que d’un jour à l’autre, il va s’affaiblir… Dans les caveaux d’ici, en Crimée, on ne donne, en règle générale, pas même à chacun un quart de livre de pain, mêlé de paille. On ne donne aux gens – pour calmer leurs nerfs – que de l’eau tiède… Peut-être leur professeur le leur avait-il recommandé pour l’expérience… Donc, dans les caveaux, chacun sait qu’il va commencer sa décomposition cette nuit même ou la nuit prochaine. Il ne reste que la question de lieu : ici, dans cette fosse ? ou dans un ravin ? ou dans la mer ?… Le condamné n’a pas vu ses juges ; il n’y a plus de juges. On l’emmènera inexorablement, et vlan ! J’ai même fait ce calcul : rien qu’en Crimée, en quelque trois mois, on a rempli huit mille, peut-être neuf mille wagons, trois cents trains de chair humaine, fusillée sans jugement, sans jugement !… Dix mille tonnes de chair humaine fraîche, de-jeu-ne-chair ! Cent vingt mille têtes hu-mai-nes !… J’ai calculé aussi par seaux la quantité de sang, et si vous… Tenez, je l’ai dans mon calepin !… Tenez… On pourrait créer une usine d’albumine… pour l’exportation en Europe… si le commerce reprend… ne serait-ce qu’avec l’Angleterre, par exemple… Tenez, lisez…

– Attendez, docteur… Ne vous semble-t-il pas que le ciel est rempli de mouches ?… Rien que mouches et mouches…

– Hein ?… Des mouches ? Vous en voyez aussi, « des mouches » ! Mais c’est l’anémie qui se manifeste par des perturbations de la vue… Si l’on fend le globe de l’œil d’un animal affamé…

– Maintenant, de quoi vous occupez-vous, docteur ?…

– Je pense… Je ne fais que penser. Ah ! que de matériaux ! Et quel apport dans l’histoire… du socialisme ! Chose étrange, les théoriciens, les amasseurs de mots n’ont pas apporté à la vie le moindre rivet ; ils n’ont étanché aucune larme, bien qu’ils aient constamment à la bouche leur travail pour le bonheur de l’humanité. – Mais quelle secte sanguinaire ! Et cela, remarquez-le, ne fait que commencer. Ils se sont mis en goût, avec leur dieu de la terre ! Ils ont – c’est le principal – tranquillisé les hommes en leur disant qu’ils descendent du singe, et ont, par conséquent, libre carrière ! Le moindre pou n’a qu’à oser hardiment, sans regarder en arrière. La voici, la grande résurrection… du pou !… Non, quelle « courbe » ! Quelle courbe victorieuse ! S’élever du singe, du sang, de la fosse aux ordures… vers les hauteurs, vers Dieu-Esprit… vers la pénétration du cosmos par la plus merveilleuse Intelligence et le Dieu-Verbe… et ensuite rouler, comme en traîneau, du haut d’une montagne, vers le pou qui se nourrit de sang et grimpe sur tout avec audace !… Et à qui a-t-on apporté ce nouvel Évangile avec ses commentaires ? Qui l’a apporté ? !… Et à qui a-t-on donné « carte blanche »…

Vous rappelez-vous, dans Une noce, de Tchékhov, le télégraphiste Iate ? Ce télégraphiste ratiocine sur l’électricité, ainsi qu’au sujet de… certains deux roubles et d’un gilet. Aujourd’hui ces Iates-là ont reçu leur évangile et veulent « montrer leur instruction ». De qui l’ont-ils reçue ? De ces même Iates-là !… Et ils la montrent, leur « instruction » ! Et c’est pourquoi on fait campagne contre ce coquin de iate[13]. Je parle au figuré, bien entendu. Qu’on efface la maudite lettre !… Elle gêne, cette immémoriale lettre slave ! Tous les poux jubilent maintenant : le monde tout entier appartient maintenant à tout le monde : ose ! Plus aucune responsabilité, et rien n’effraie ! Sur la Volga, des dizaines de millions d’hommes crèvent de faim et dévorent des cadavres ?… Cela n’effraie pas. Collé à la nuque, le pou suce et se nourrit ; est-ce qu’il craint quelque chose ?… Et, comme un jeune étudiant à une opération, tous les peuples regardent avec curiosité ce qu’il va advenir de cette grande œuvre des poux. Interrompre une pareille expérience ! On a inoculé le socialisme sur cent cinquante petits millions d’êtres, et nous flottons, vous et moi, dans la cornue de cette expérience… On nous jettera si ça ne réussit pas. Feu Sietchénov[14] criait jadis : « Louka, donne-nous une autre grenouille ! » On tronçonne deux millions de « grenouilles »… On leur a ouvert la gorge, inséré des « étoiles » sur les épaules ; on brise des crânes à coups de revolvers au-dessus des cabinets ; on enduit les murs avec leur cervelle ; et ça… (dit le docteur avec un geste tombant)… c’est une expérience ! Les témoins, en attendant les résultats, font des petits commerces. Sir Edward Lloyd George, le libérateur de l’humanité, l’amateur immaculé de liberté, qu’a-t-il dit ? « Nous avons toujours commercé avec les anthropophages ! » Et Messieurs les honorables membres des Communes, qui n’ont pas encore reçu de mandats de « pouillerie », mais sont prêts à le faire si c’est utile, ont pris à cœur la sage parole de George… Et qu’importe maintenant ? Dostoïevsky, jadis, avait parlé d’un million de têtes humaines que les gens hardis tireraient de la réserve humaine pour l’Expérience ; il s’est trompé dans ses chiffres. On en est à plus de deux millions. Et ils n’ont pas été tirés du dépôt universel, mais des réserves russes… Ça, c’est une Expérience ! La hardiesse du pou révolté, qui, de ses yeux rouges, a vu le vide des cieux ! Et voilà !… (Le docteur ouvrit les bras.) Oui, voilà !…

La villa mutilée, avec la rosse crevée à l’ombre des vinaigriers puants, nous regarde. Dans le coin, le maigre Belka surveille et flaire ; il attend. Le père Andréï dans un costume neuf, en toile, passe derrière le terrain vague. Il a récemment arraché la toile des chaises pliantes de la villa Le Bon Port, chaises appartenant à un colonel, et maintenant, oisif, il se promène cherchant quelque nouveau « travail ».

– Mais tout cela disparaîtra… dit le docteur d’un ton de prophète ; et ils périssent déjà. Cet Andreï lui aussi périra. Mon voisin Grigory Odariouk aussi… Et Andreï le Borgne, des vignes de Machkovéts, périra aussi. Ils ont déjà accompli leur œuvre, mais ne s’en rendent pas compte… Vous verrez ! Il se peut aussi que l’on me tue ; car on me croit encore riche. Quand l’hiver arrivera… vous verrez ce qui se passera. L’Expérience les happera. Hier est mort de faim un peintre en bâtiment, paisible et laborieux… Jadis il travaillait chez moi… Les gardes rouges ont assommé sur la plage Prokofi, le cordonnier fou. Il errait sur la plage en chantant : « Dieu protège le tsar[15] ! » Ils ont assommé un de leurs frères, malade et affamé… L’expérience !… Je fais, moi aussi, maintenant, une expérience… Je me nourris de pois secs…

Le docteur chercha dans les poches de son veston, fait à Londres, et jeta un pois à la Gloutonne qui le regardait attentivement.

– De ceux-là mêmes… J’en ai une dizaine de livres, cachés dans la niche du chien ; on ne me les a pas enlevés comme « superflu ». J’en mange une poignée par jour. Je les roule dans ma bouche. J’ai de très mauvaises dents ; on m’a volé mes râteliers au moment de la perquisition ; on me les a pris dans le verre où ils baignaient ; la plaque était en or. Je roule mes pois ; ils se ramollissent ; et j’avale. Ça va ; c’est aujourd’hui le douzième jour. Puis je mange des amandes amères que je fais griller. Faites attention à ce point, c’est très important ! Ainsi l’amygdaline, c’est-à-dire le poison, s’évapore. Je puis maintenant en avaler trente par jour. C’est peut-être la voie la moins douloureuse pour passer… « de la fosse aux ordures au néant » !… Le pouls se précipite, le cœur s’use plus vite, et…

Le docteur hésita, ses yeux devinrent fixes, sa bouche s’ouvrit, et il regarda avec effroi…

– Nous… nous désagrégeons à vue d’œil et ne nous en rendons pas compte ! Oui, regardez, regardez bien… ! Mourons, dépêchons-nous de mourir ! C’est que ce serait terrible maintenant… terrible… de perdre l’esprit ! Nous ne saurions plus partir alors… Il ne nous viendrait peut-être plus en tête l’idée de… partir !… Nous serions vivants dans notre tombe, comme Prokofi maintenant !…

Cette considération n’a sur moi aucun effet. J’examine, je tâche de concevoir comment je deviendrai fou, comment ils me battront de leurs poings lourds… non, cela n’agit pas sur moi !… Pourquoi cela ?

– Docteur, avec quoi puis-je… nourrir mes poules ?

– Vos poules ?… Comment les… nourrir ? Pourquoi les… nourrir ?… Il n’y a qu’à les rôtir et les manger !… Les bouffer !… Vous avez même une dinde !… Comment quelqu’un ne l’a-t-il pas tuée ! C’est une véritable absurdité ! Il faut tout bouffer, et… passer. Hier, moi aussi j’ai fait une… « expérience ». J’ai rassemblé et brûlé toutes les photographies et les lettres que j’avais ; et ça ne m’a rien fait, comme si je n’avais jamais rien possédé, comme si c’eut été une fantasmagorie et l’invention d’on ne sait qui… Comprenez, nous approchons peut-être d’une grande révélation… Peut-être, réellement, n’existe-t-il rien, et n’y a-t-il qu’une pensée fortuite qui s’est incarnée un instant en un docteur Mikhaïl… Et alors toutes nos souffrances, tous nos échecs, toutes nos infamies ne sont qu’un rêve… Mais le rêve, en tant que substance n’existe pas ! Et nous n’existons pas non plus…

Il regarde immobile, comme s’il n’existait déjà plus. Et il sourit à sa pensée.

– Nous pouvons créer maintenant une nouvelle philosophie du réel-irréel, une nouvelle religion du « néant dans la fosse à ordures »… alors que les cauchemars deviennent des réalités et que nous nous habituons tellement à eux que le passé nous semble un rêve… Non, c’est inexprimable ! Ah ! oui, vos poules… vous me demandiez ?… Moi, j’avais une poule, la préférée de Natalia Sémionovna. Je songeai d’abord à la sacrifier, comme une victime, et à la mettre avec la défunte dans son armoire ; mais j’abandonnai cette idée frivole. Je la nourrissais de pois. Elle venait près du balcon… Les derniers temps, elle marchait peu, restait plutôt blottie. Je lui demandai : « Eh quoi, Corneillette, tu sens l’expérience ? » Elle ne faisait que tourner la tête vers moi et je lui donnais deux petits pois. La nuit, je l’enfermais dans la maison, cela va sans dire. Et, savez-vous, elle a fini par le suicide !

– Que dites-vous !…

– Elle s’est empoisonnée. Elle a mangé toutes les amandes amères. Je m’apprêtais à les griller, mais, le matin, s’étant réveillée avant moi, elle les découvrit, et finit… dans d’affreuses convulsions… Allons, je m’en vais ! Vous avez des amandes amères ? Eh bien, souvenez-vous-en… si l’on en mange une centaine… il vaut mieux, naturellement, qu’elles soient pilées… on peut terminer la séance avec succès… C’est absolu. Maintenant il faut que j’aille voir notre malheureuse voisine, qui, dans le temps, habita Paris. Ce fut un beau rêve… Et avez-vous entendu la nouvelle ? Un Tatare de Bakhtchissaraï a salé sa femme et l’a mangée ! Quelle conclusion tirer de là ? Il paraît qu’une fée Carabosse est ici ?…

– Une fée Carabosse ?… Oui. Je viens aussi d’y penser.

– Ah ! vous voyez ! Alors, c’est un conte ! Et où le conte commence, la vie finit, et, maintenant, rien ne fait peur… Nous sommes les derniers atomes d’une pensée prosaïque et sensée. Tout est dans le passé, et nous sommes déjà de trop. Et cela (le docteur indiqua les montagnes), ce n’est qu’une apparence.

Telles sont les conversations des hommes…

Le docteur se rend chez la voisine. Il a un petit sac sous le bras. Au-dessus de sa tête, sa large ombrelle toute rapiécée. Il marche en vacillant. La petite voix de Lalia l’annonce :

– Voici Mikhaïl Vassilitch !…

Et Lalia et Vova sautillent autour de lui, guignant son petit sac. Il y a dedans du blé, ou, peut-être, du maïs… Ils ne savent pas encore qu’il s’y trouve ce qu’ils aiment, ce qu’aiment les enfants et les pigeons :… une dernière poignée de petits pois.

Je reste encore longtemps assis au bord de la combe aux vignes. Je regarde le… conte. Le paon, sur le bel écran irisé de sa queue, le paon danse près de la villa, à côté de Larve crevée… Près de sa tête, immobile, couchée à plat ventre, s’étire et se tortille Belka, tournant la tête, comme s’il voulait embrasser Larve. Je perçois un grouillement et un craquement humide… Le chien dévore la langue et les babines de Larve. Si vite !… Il n’y a qu’un instant, la rosse arpentait le terrain vague… Voilà un joli trio !… La Gloutonne me regarde. Quoi, des pois ? Je la prends ; je regarde ses pattes. Qu’as-tu à me regarder ? Tiens, je commencerai par tes pattes… Hein ? On peut tout maintenant… Elle s’est endormie si vite, avec tant de confiance…

Je reste longtemps encore assis au bord de la combe. Je regarde les forêts de la montagne. Mes paupières sont fatiguées ; mes yeux ne voient plus. Est-ce que je dors ou est-ce que je ne dors pas ? Je reste assis. Quelque chose vrombit, crépite ; des bruits retentissent, les bois profonds trépident… le soleil s’éteint. Il y a comme des cascades dans ma tête !… Je peux rouler là sur ces pierres… Mais cela n’effraie pas. Maintenant, on n’a peur de rien. Maintenant, tout est un conte. La fée Carabosse est dans la montagne…
XII – L’antre du loup

Aller dans la combe basse chercher du bois ?… Les parois y forment une coupe profonde ; le ciel y est plus que bleu. Rien que des buissons et des pierres. L’ardeur du soleil y tremble, vibre, se pâme. Couvertes de pierres, les racines des chênes millénaires dorment leur dernier sommeil. Je les réveille avec ma cognée. Leurs éclats, morceaux de soleil, volent en sifflant ; ils éclaireront en hiver. Un serpent, des pierres, à ventre jaune, somnole à la chaleur solaire ; il tourne, en entendant des pas, son œil indolent, et s’enroule. Il me connaît, est habitué à moi. Je vais le bercer d’un paisible sifflement. Il continue à sommeiller, gardant aux aguets son œil au cercle doré. Il est comme moi la production du soleil : un mendiant comme moi – toujours seul. Et voilà aussi un lézard des pierres. Il sort, regarde et reste figé. De peur ? D’étonnement à la vue de l’Univers ? Allongé comme une flèche, il écarquille ses yeux – petits grains de caviar. Les grillons des steppes agitent aux oreilles leur incessante crécelle, comme rouillée. C’est le cœur chaud de la combe. Quand ils s’arrêtent, on est assourdi par le calme ; la tête tourne de ce silence.

Je n’ai pas la force d’aller jusqu’à la combe ; la journée m’a déjà épuisé.

Voici le billot ébréché par la hache. Je connais son histoire…

C’était en plein printemps, le jour de notre arrivée, quand les glycines fleurissaient la véranda et qu’un merle, perché sur la cime d’un vieil amandier, flûtait doucement, tendrement, sa chanson du soir. Tout était accueillant : les églantiers roses, au long de la cloison, les murailles blanches de la petite maison, avec ses volets verts, pareils à des oreilles, le paon faisant pour la nuit sa toilette sous le cèdre, la fumée bleue au-dessus de la cuisine – et le premier souper. La montagne déjà enveloppée de la buée bleue de la nuit, semblait dire à l’âme :

– Désormais… ensemble ?

La montagne allait maintenant épier notre paisible vie, laisser venir ou nous cacher le soleil, grouiller et sonner aux pluies. Dorée et bleu foncé, ensoleillée ou nocturne, elle nous regarderait jusqu’à la fin sereine de notre vie.

En cette soirée de timides espoirs, je me promenais lentement dans le jardin. Mes arbres !… Ce vieil amandier, son écorce est rongée, mais il semble encore vigoureux et est tout couvert de fleurs… Et cela ?… est-ce un pêcher ? Les vents le tourmentent. Qu’importe ; nous l’attacherons. Et voilà un chêne… Tu croîtras longtemps, longtemps… Tu me verras devenir vieux, autre moi-même… Je m’assiérai ici – il y faut mettre un banc – et je contemplerai de mes yeux qui s’éteindront, le jardin toujours nouveau, l’étoile immuable au-dessus du Babougane…

Je t’ai alors trouvé, compagnon de mon travail, billot de chêne. Tu traînais sous les cyprès, dans l’ombre et dans la paix ; je t’aperçus de l’œil du maître et te caressai du regard. J’étais si heureux ce soir-là. Je te portai dans mes bras et te traînai à la lumière : « Réjouis-toi avec nous ; nous travaillerons ensemble. » As-tu entendu, vieux, quand nous parlions, enfantinement graves, de l’endroit où nous te placerions ? Ainsi tu pourrais demeurer des années, et comme il serait bien de s’asseoir sur toi, le soir, pour fumer une cigarette, regarder la mer, rêver aux espaces et croire fermement que le fil de notre vie ne serait pas tranché, et qu’un autre fil, proche de la nôtre, se déroulerait près d’elle !… Et tu ne cesserais pas d’être le témoin débonnaire des vies nouvelles… Maintenant rien ne sera plus ! Tu es tout entaillé ; on a coupé sur toi des monceaux de branches piquantes ; un monceau de pensées a été haché en même temps, et tout a brûlé… Je te brûlerai, toi aussi ! Je te fendrai avec des coins, et je te brûlerai, espoir déçu…

Je regarde les fentes du billot ; des fourmis y courent… Ne frappe-t-on pas au portail ?…

… Au portail, des chevaux tatares hennissent et piaffent. C’est pour une promenade dans la montagne. Les cigales secouent leurs castagnettes. La journée est chaude, brûlante. Les poires pendent dans le jardin. Les pêches et les merises couvrent tous les arbres. Mais ce ne sont pas mes arbres ! Et la véranda à colonnes, aux rideaux de bruyant verre de couleur, n’est pas ma véranda… Il faut se presser ; on va faire une promenade dans la montagne… Mais où donc a disparu tout ce monde ? Les chevaux : impatients piaffent au portail… Je marche, j’appelle, je cherche… Ce n’est pourtant pas ma véranda qui scintille de feux !… Je cherche et j’appelle, inquiet ; je traverse les grandes pièces. Ce ne sont pas les miennes… Les miennes étaient plus simples, plus intimes, plus tranquilles… Il n’y avait pas cette lumière froide, et les merisiers ne touchaient pas aux fenêtres. Je marche et marche dans ces pièces. Les miennes doivent être par ici…

Je revois les entailles du billot, les fourmis y courent… J’examine de mes yeux mi-clos. Ah ! voici mon jardin et mes arbres !… Ce n’était qu’un rêve… un rêve d’une minute… Voici notre petite maison paisible. Il n’y a à se presser pour aller nulle part. C’est Tamarka qui ébranle encore le portail…

Le paon crie farouchement. Qu’est-ce qui lui fait peur ? Quoi donc ! Qu’est-ce qui peut encore lui arriver ?

J’entends, du côté de la mer, une voix qui hurle :

– Oh ! braves gens… voyez !… Voyez donc, braves gens !…

C’est en bas, dans le coin des professeurs – coin mort depuis longtemps. Dans les pensions, les cloches ne sonnent plus, n’appellent plus aux déjeuners et aux dîners ; les cloches, on les a arrachées. On les a échangées contre de l’alcool. Elles deviendront des balles ; il reste encore beaucoup de bêtes intactes. Le soir n’apporte plus les vocalises d’une cantatrice au repos, ni le trio de Tchaïkovski. Cantatrices, musiciens se sont tus ; les airs de Tchaïkovski ont été volés et traînent dans les boîtes des marchés.

En bas, des voix hurlent ; quelqu’un y habite donc encore ? Il reste encore des repaires.

– Oïe, bra-ves-gens…

Il n’y a plus ni gens, ni braves gens…

Les murs de La Rose d’or, rosissent encore ; la villa Marina, la villa Anna…, mais ce sont des chouettes qui les habitent, les petites chouettes dormeuses qui crient lugubrement la nuit : Spliou-ou, spliou-ou[16]. Dormez ! On ne vous dérangera pas. Voici les Linden, couleur de safran, jadis ornés de lauriers-roses dans des caisses vertes, placées sur un terre-plein semé de gravier. Adieu, le bosquet de lauriers-roses ! Des jardiniers industrieux les ont arrachés de leurs caisses, ont brûlé les caisses. L’ancien propriétaire, un vieil amiral, fouillait d’ici la mer avec une longue-vue. Il s’était créé, sur terre, un nouveau bateau et arpentait son balcon en fumant un cigare, dans la splendeur d’une tunique blanche comme la neige, l’éclat de son pantalon blanc et de silencieuses chaussures blanches, la barbe blanche, tout salé par les embruns. Il avait troqué les tempêtes contre le calme plat, l’inutile coutelas contre le sécateur actif, le pont branlant contre les allées de gravier. Il avait édifié des murailles de lauriers-roses, de glycines violettes, des jardins de pêchers et de magnifiques poiriers. On brisa sa longue-vue et l’amiral s’en fut sous terre où l’on est tout à fait calme. L’énorme Koriak, ancien cocher, s’installa sur son « bateau ». Il s’y est agrippé avec sa famille et sa vache, et attend opiniâtrement que cette maison, ce palais, avec ses vignes et ses jardins lui fasse retour comme peines du grand labeur de sa vie qui consistait à conduire en ville l’amiral dans sa charrette basse. Il garde le désert, autrement dit la propriété, en arrache peu à peu les châssis des fenêtres.

En bas, les clameurs deviennent plus bruyantes ; une voix hurlante de femme monte nettement :

– Mais… bra-ves gens… mais regardez donc !…

– Pour ma Riabka, je t’arracherai tous les boyaux ! C’est le hurlement enroué de Koriak.

– Mais regardez donc au moins… bra-ves gens !… On assomme mon homme !

– Rends-moi ma viande !… Je te la tirerai du gosier !… Dis tout de suite où vous l’avez cachée ! Vous avez, vermine, avalé les tripes de ma Riabka !…

– Que Dieu me tue… J’ai passé toute la semaine à Yalta… Mais demandez d’abord aux voisins… Père Stépane, mais votre Riabka ne s’est pas même approchée d’ici !… Pourquoi donc assommez-vous un vieil homme ? !

On assomme un homme !… Cette voix hurlante est-elle une voix humaine ?… Est-ce un hurlement ou un beuglement ?…

– Chien, rends-moi la peau… et la viande !… Si ton bâtard est dans la milice, moi je suis un travailleur… Vous avez tué les bourjouis et maintenant vous tuez vos frères !… Pour ma Riabka… diables sauvages… je vous…

– Oui, je vais tout de suite aller dire au Camité rylussionnaire… que vous avez dissimulé les malles du général !…

– Et qu’est-ce que ça te fait ?… Tu n’as pas assez ?… Tu n’en es pas étouffée ?… Chienne, tu n’as pas trahi assez de gens, assez dissimulé et traîné au marché le bien d’autrui ? Et ton Camité… c’est de la même espèce. Je t’arracherai l’âme… Rends-moi ma viande !

– Pourquoi donc… braves gens, n’intervenez-vous pas !

J’entends un coup sourd, comme si l’on jetait quelqu’un à terre.

– Il a… tué… un homme ; il l’a tué… gens de Dieu !…

– Je vais l’achever… et n’en serai pas puni. J’ai des enfants jeunes…

Çà et là grouillent, rampent des hommes-insectes… Ils étaient cachés quelque part dans des trous. Tous, des collines, regardent le terre-plein devant la pension Linden : c’est comme sur la scène, dans un théâtre grec. Ils se protègent les yeux du soleil. Loin en bas, dans la cour d’une petite maison en torchis, accrochée à la combe, et d’où monte une petite fumée bleue, des hommes, qui n’en sont pas, s’agitent ; deux d’entre eux se vautrent sur le sol. Çà et là court une petite tache bleue, agitant un bâton.

Du coteau des Verba, des jeunes gens accourent en criant :

– On tue quelqu’un sous les Linden !… Ganka, garde la vache !

Ganka crie :

– Je veux aller voir…

Mes voisins aussi sont sortis pour voir.

La voix de Lalia tapote :

– Maman, c’est Stépane Koriak… là-bas, en chemise blanche… Il lui a donné un coup de pied, droit dans le ventre !… Un coup de genou…

– Ne reste pas ici, Lalitchka ! crie la vieille dame. Mon Dieu, quelles brutes !… Au nom du ciel, Lalitchka, rentre… il ne faut pas… Bonne, mais qu’est-ce que c’est ?

– Ce que c’est… répond du bas du coteau la voix de la vieille bonne… Koriak tue le vieux Glasskov à cause de sa vache.

La vieille bonne est descendue près du mur d’appui pour mieux voir.

– Ils le méritent bien. Ils se croient tout permis !… Leur maison regorge, regorge de tout !… Chaque jour que Dieu donne, Marichka a du gigot, du lard, beaucoup de pain et de vin… Ça ne suffisait pas ; ils ont tué une vache qui n’est pas la leur ! Vois, vois, comme il le bat !… Hein ? il va finir de le tuer !

La malheureuse regarde sans pressentir ce qui l’attend. Le nœud de sa malheureuse vie est en train de se resserrer. Le sang appelle le sang.

En bas, sur le théâtre, les râles et les cris augmentent. Les coups pleuvent plus dru.

– Intervenez… braves gens !…

– Je t’arracherai le foie !… Diras-tu, avorton de vipère… où tu as caché la viande ?… la vi-ande !…

On entend des voix invisibles :

– Ah ! pourquoi ses fils sont-ils en ville… ils lui en auraient fait voir !… Ils lui montreront !

– Il était bolchevik pour prendre ce qui était aux autres… et, dès qu’on le touche, comme il y va !

– Pourquoi donc ça ?… Koriak le bat pour avoir son bien ? Qu’est-ce que c’est que ces manières-là ! Ce n’est plus la peine d’avoir de vache ! On les enferme déjà chez soi, et on passe la nuit, la main sur la hache !

– Voilà où les bourjouis maudits ont conduit les gens !… On vivait tranquilles, en paix, et ils ont commencé la guerre !

Sur le théâtre, l’action arrive au dénouement. Le hurlement est plus sourd, comme si on déchirait un gosier :

– Où… est… la… vian… de ?…

– Oïe, maman, j’y cours !…

Des coteaux, on crie :

– Assomme-le, Koriak ; finis-le !…

– Pourquoi l’assommer ?… Il faut commencer par prouver ! « Assomme !… » Vous êtes beaucoup à vouloir assommer !…

– Il a été plusieurs jours à Yalta… Sa femme l’a prouvé…

– C’est des bêtes et pas des gens… Latitchka, va-t’en, va-t’en !… Pas besoin que tu écoutes !…

– Maman, je veux…

Le docteur, sous son ombrelle, la main en visière, regarde aussi. Sa barbe s’agite ; il crie dans l’espace :

– Une tragédie… en bas de la montagne ! Hé ! hé !… Une lutte de titans !… Les loups se mangent entre eux… Allez-y, mes amis… En avant l’apothéose de la culture !… Au revoir !…

Le docteur s’en va dans ses amandaies : « ses jardins d’amandiers ».

Le second fils de la bonne, Iacha, adolescent haut sur jambes, qui va déjà en mer avec les pêcheurs, remonte de la combe. Il crie d’un ton provocant :

– Quand Koriak s’y met, c’est fini ! Il l’a pris aux côtes et l’a flanqué par terre. Mais le vieux a la peau dure !

– Partez, partez tous ! crie hystériquement la vieille dame en se bouchant les oreilles ; je ne peux pas… je peux pas voir ça !…

Soudain Lalia pousse un cri, donne l’alarme :

– Un vautour !… un vautour !… Aïï-iou-aïï !…

Un vautour jaune-roux, aux larges ailes, tache blanche sous le ventre, plane vers le bas de la combe où Koriak étrangle celui qui a tué sa vache.

– Il enlève votre poule !… votre poule !… crie désespérément la petite, trépignant et battant des mains… Là-bas… il a fondu derrière les arbustes… Voyez, du duvet !… Aïï-iou-aïï !

Un duvet blanc voltige au-dessus des buissons. Je dévale la pente sablonneuse, déchire mes derniers vêtements, tombe sur les pierres et les racines du torrent desséché. Des voix crient, veulent effrayer ; on tape dans ses mains.

– Allez du côté des chênes… Le maudit l’a lâchée !…

Je vois au-dessus de ma tête un ventre blanc, aux serres rentrées. L’ombre de l’oiseau de proie, aux ailes sombres, s’éloigne vers la mer.

J’arrive à l’endroit indiqué et vois ma poule blanche, – du sang et des plumes. Je vois une tête arrachée, des yeux clos, une crête baissée : je reconnais la Gloutonne à ses oreillons blêmes. Elle ne venait que de sommeiller sur mes bras et de picorer les pois du docteur, et, dans sa claire pupille, riait le point doré du soleil… Adieu, toi aussi, petite créature qui ne laisses pas de traces. Maintenant, toutes traces s’effacent et l’on a cessé de souffrir ; à présent on ne regrette plus rien.

Je ramassai le tas de plumes ensanglanté… et pour la seconde fois, en cette accablante journée, je pris la lourde pelle. J’allai au bout de ma propriété, dans le coin paisible où se trouve un tas de pierres chaudes… et j’en mis dessus une lourde pour que les chiens ne la déterrent pas… La palissade craque. Iacha me regarde…

– Vous auriez mieux fait de me la donner.

Il a peut-être raison. Maintenant qu’importe : la terre ou le ventre de Iacha ? Non, la terre vaut mieux ; elle apaise.

Je vois les yeux de l’adolescent fouiller sous la pierre, chercher. Quand le jour tombera, je la déterrerai. J’enfouirai la Gloutonne dans la combe aux vignes.

La dinde est sous le cèdre, clignant sa pupille vers le ciel. Les poulets se serrent contre elle ; ils ne sont plus maintenant que quatre ; ils tremblent sur leur cimetière. Mes pauvres petits… pour vous, comme pour tous alentour, c’est la faim, l’effroi et la mort. Quel immense cimetière ! Et combien de soleil ! Les montagnes sont chaudes de lumière ; la mer coule dans sa mouvante splendeur bleue.

En bas, le calme s’est rétabli. Les spectateurs se sont glissés dans les gorges, dans leurs trous. Koriak a-t-il tué le vieux ? Qu’importe ! Rien n’importe maintenant… « a tué » est un mot tout à fait vide.

Je vais et viens dans mon jardin, achevant les pas qu’il me reste à marcher. Je cherche un soutien. Je ne puis pas encore ne pas penser ; je ne puis pas encore me changer en pierre. Depuis mon enfance, j’ai l’habitude de chercher le Soleil de la vérité. Où es-tu, l’Inconnu ? Quelle figure as-tu ?… Je ne veux pas le chercher par chiffres et notes, à la manière des entrepreneurs et gens d’affaires. Je veux l’infini ; je sens Son haleine. Je ne vois pas Ton visage, Seigneur ! Je sens l’immensité de la douleur et de l’angoisse… Je conçois avec horreur le mal incarné, et il augmente en force. J’entends son rugissement sonore, son hurlement de fauve…

Que le soir vienne vite !… Moi… moi, que suis-je ? Une pierre roulant sous le soleil… une pierre avec des yeux et des oreilles… Attends qu’on te pousse du pied. Il n’y a nulle part à aller hors d’ici !… Les montagnes… la mer… quoi regarder encore ?…

Il y a en ville un caveau… Des gens à figures verdâtres y sont entassés ; dans leurs yeux fixes se lisent et l’angoisse et la mort. Les « Sept » qui tenaient la montagne y sont aussi. On s’est emparé d’eux par traîtrise. Fer tordu, que ressentent-ils ? Moi je suis encore libre d’errer ; eux n’ont qu’une issue : la tombe. Le destroyer ce cercueil de fer, est près du port. Son équipage, à l’étoile rouge, repu de mouton, a bu, et dort jusqu’à la nuit. Et jusqu’à la nuit sommeille aussi le drapeau rouge.

Le docteur a dit que quelque chose peut arriver… Je regarde le ciel : se pourrait-il ?

La lumière fait mal aux yeux.

Je vais et viens dans mon jardin examinant les pierres. Que peut-il arriver ? Quel miracle ? Je m’approche du cèdre, m’y arrête comme si je cherchais quelque chose. Cela chauffe ; on étouffe près des cyprès noirs. Le soleil fond toutes les pensées. J’examine ma villa, la petite véranda. Ai-je jadis vécu ici ? La véranda me regarde de ses yeux de verre décoloré, qui semblent avoir pleuré. Les glycines sont fanées depuis longtemps ; les ifs, près de l’auvent, sont desséchés…

Sur le terrain vague, on s’affaire auprès de Larve ; on passe sous elle des brancards ; les chiens de Verba – Tsygane et Belka – rôdent autour d’elle.

De la route quelqu’un crie :

– On devrait la tuer et en faire des côtelettes !

C’est le père Andreï, de l’ancienne villa Le Bon Port, vêtu de son costume de toile, comme un baigneur, coiffé d’un chapeau mou, qu’il s’est approprié. Il est basané, voûté, robuste, tout noir. Il va de tertre en tertre, s’asseyant, regardant les villas, et échangeant par-dessus les buissons des bouts de phrases avec les gens de sa sorte… Il marche et réfléchit.

À son cri, on ne répond pas ; on s’affaire auprès de Larve !

Maintenant que l’on mange de la chair humaine on regarde avec complaisance la viande de cheval. Les Tatares de Kazan la tiennent pour viande de boucherie… Vous, il vous faut de La viande… Moi je suis névète… à rien (végétarien). Pour moi, par Dieu, qu’il n’y en ait même pas du tout !… la viande me constipe… Pour moi, c’est de la nourriture nuisible… du poison !…

On ne lui répond pas, l’attention occupée à Larve. Il s’approche de ma clôture.

– Je regarde votre petite dinde, et… j’en frémis. Où s’en va-t-elle ? Où le diable la mène-t-il ? Où conduit-elle ses poulets ? Quelque vaurien la tuera avec un bâton. Par le temps qui court, c’est un capital… Comme on a fait à Verba, pour son oie… une belle nuit on l’a prise malgré les chiens… L’homme est maintenant pire que les chiens !… Moi, j’ai échangé mon cochon pour du froment ; oui, pour avoir bêché chez eux, les Tartares m’ont donné cinq seaux de vin… Me voilà pourvu jusqu’au printemps… Et quand j’aurai payé la vache de Lizavéta, alors… Combien j’ai reçu au mois de mai pour avoir bêché ?… C’est la vieille Pribytko qui arrange tout ça avec sa vieille tête !… En mai, c’est pour cette… c’est pour mes terrassements d’octobre que j’ai reçu… et, hier, j’ai encore touché de l’argent pour avoir taillé une très énorme vigne ! Et quand j’aurai payé la vache de Lizavéta (sa femme) – elle l’a achetée, la charogne, sans un sou ! – alors, je le dis, je pourrai faire le seigneur… À propos du paon, je veux vous demander… pourquoi le laissez-vous célibataire ? Vous devriez ou le manger, ou l’apporter au marché. Les Tatares riches auraient envie de sa queue… Leurs femmes en mettent, en guise de fleurs, des plumes dans leurs cheveux… Et la chair, si on peut dire, de ces oiseaux… est-elle mangeable ?… Il s’éloigne… continuant son petit tour. Il marche en réfléchissant…

Le paon ?… Est-il encore à moi ? Si je l’échangeais pour du tabac ?… Il ne m’en reste qu’une pincée, et il en faut beaucoup fumer… Il faut garder du tabac pour la nuit… La nuit, les pensées vous assaillent. Mais le paon, maintenant, est devenu sauvage, comment l’attraper ? On peut l’échanger contre du tabac, ce n’est pas du froment.

Je regarde autour de moi et je cherche le paon. Le voilà qui se pavane sur le terrain vague, traînant sa queue… Un ornement pour les femmes tatares… riches… Y a-t-il encore des gens riches ? J’examine, rumine, et le paon me regarde – mon « tabac »…

Je détourne les yeux et tâche d’oublier le passé. Les premières matinées joyeuses commençaient par son cri sur le toit, son piétinement sur la tôle de notre maison. Sans lui, ce sera encore plus lugubre…

Je m’assieds sous l’auvent de la véranda, au frais… Le soleil a passé derrière la maison. Il quitte aussi les planches desséchées du jardin… Les tomates becquetées pendent en lambeaux sanglants ; il n’y a même plus à arroser. Je regarde à mes pieds la terre fendillée. Les fourmis, encore vivantes, s’affairent, charriant des provisions dans leurs trous… Elles ont, elles aussi, on ne sait quels plans. Celle-ci semble réfléchir. N’est-ce pas une fourmi-penseur ? Je prends une branche d’if sèche, la promène par terre et balaie… Où en sont maintenant ses plans ?… et sa philosophie ?

Ainsi de tout. Une force aveugle… balaie… Et le soleil décrit son orbe. Tournera-t-il toujours ? La force aveugle le prendra, lui aussi ; et il ne tournera plus.
XIII – Le merveilleux collier

Quand donc la nuit cachera-t-elle ce brillant cimetière ? Le soleil arrêté sur le Babougane ne s’en va pas. Il n’a pas encore assez regardé ?… Regarde, regarde !… Le destroyer t’a plu, et tu lui envoies – sur sa flamme de mât – un rayon caressant ; bonsoir !

À bord, ils se réveillent… Ils sentent la nuit ; vêtus de cuir noir, ils marchent sur le pont. Ils tirent les dauphins. Les mains leur démangent.

Non, le soleil commence à tomber. Les chaînes du Soudak se dorent des reflets du soir ; le Démerdji a rosi cuivré… Il fond, s’éteint. Il a déjà commencé à bleuir. Le soleil disparaît derrière le Babougane. Le crin des bois de pins flambe, puis s’éteint. Le Babougane, rembruni, est rébarbatif, nocturne. Il semble s’être rapproché. Les vallées, qu’il domine, s’assombrissent. La nuit, inquiète, vient de lui… Ils tirent… Est-ce peur ou menace ?

Il est temps pour vous aussi, poules, de rentrer pour la nuit. Je vais vous donner le reste du son. Le paon est venu lui aussi faire le beau : il danse. Pourquoi danses-tu, paon ? Je n’ai rien pour te payer ! Je t’échangerai pour je ne sais quoi à un riche Tatare. Tu ne danseras plus pour rien.

Je m’approche de lui et étends le bras. Il semble deviner ; il me regarde, s’envole sur le portail et tombe lourdement dans l’obscurité.

Je reste à regarder les poules voler, légères et creuses, sur le guichet du poulailler. La dinde tourne inquiètement autour de l’écuelle vide. Elle m’interroge de son petit œil. Mais oui, il n’y aura plus rien !

Le voilà enfin terminé ce jour ? Ce jour vide, vécu pour on ne sait quoi – entièrement inutile. Quel gaspillage de jours ! On peut maintenant rester assis au seuil de sa porte à contempler, si l’on veut, les étoiles jusqu’au matin. Elles scintilleront, scintilleront… Les poètes les ont chantées, les savants examinées dans leurs lunettes… et cela depuis longtemps déjà. Y a-t-il là-bas, noires parmi elles, des terres mourantes ? Où es-tu, âme souffrante, parente de la mienne ? Qu’y a-t-il là-bas d’épars dans ces mondes éteints ?… Combien y a-t-on versé de sang et souffert de souffrances ? Ou bien tout y est-il pur ?… Ni pur, ni impur ! Rien que scintillement !

Nulle réponse, et il n’y en aura jamais. Elles brillent, scintillent – vertes, bleues –, silencieuse musique d’un feu qui se refroidit sur de la pourriture. Des mondes explosent, se consument dans les feux, comme des balayures…

Des pas sourds, fatigués… C’est toi ?… Assis épaule contre épaule, nous nous taisons ; nous pensons… Il n’y a plus à penser à rien. C’est de cette façon-là que pensent les pierres. Elles demeurent des milliers d’années dans une immobile pensée. Elles se perdent dans le néant – s’effritent, se dissipent.

Tu le vois, une étoile est tombée, décrivant une ligne de feu. Je sais à quoi tu as pensé… Mais cela ne peut pas arriver ! Il ne faut pas questionner les étoiles. Elles n’ont jamais dit mot à personne. C’est comme les pierres.

– Bonsoir… dit une voix dans la nuit.

C’est notre voisine qui habita Paris. À la lueur des étoiles, elle se glisse à travers les touffes piquantes des églantiers.

Nous restons assis… nous nous taisons.

– Aujourd’hui… commence-t-elle avec oppression. (Et elle se tait)… La bonne est allée vendre la chaîne d’or de feu Vassili Sémionytch ; poids : six zolotniks. On en a donné six livres de pain… Que puis-je faire ?…

Nous nous taisons. Nous regardons les étoiles, la mer. Des flèches lumineuses ondulent, scintillent sur elle.

– Ma tête s’embrouille ; je ne comprends plus rien… Les enfants maigrissent et je ne dors plus du tout. Je vais et viens comme un balancier.

Quelqu’un remue derrière les églantiers… cherche le portillon.

– Qui est là ?

– Moi… dit une petite voix hésitante d’enfant, Aniouta, la fille à maman…

– Qui, Aniouta ?… De qui es-tu fille ? D’où viens-tu ?

– Aniouta, la fille… maman m’envoie… maman Nasstia !…

Ce doit être une petite d’en bas, de la villa Mazer. C’est là qu’habite Grigory Odariouk, le menuisier, ancien gardien de villa, maintenant propriétaire.

Je vais au portail et reconnais une fillette de six ans, à cheveux clairs, avec une petite natte en queue. C’est elle qui jouait autrefois dans le jardin de sa villa et me criait, au passage :

– Bonjou’… baline ! (barine).

Même dans l’obscurité, on la voit. Debout derrière le portillon, elle gratte le chambranle et se tait. Je lui demande ce qu’il lui faut. Elle se met à pleurer à sanglots paisibles.

– Maman m’envoie ici… Donnez-nous quelque chose… notre petit meurt… il n’en peut plus de crier !… Donnez un peu de gruau pour une bouillie… papa Gricha est parti… il a emporté les lits…

Je la regarde sans force. Elle est prise, comme nous, comme tout, dans le lacet fatal… Je regarde les masses sombres des montagnes, l’éboulement noir sur lequel est bâtie la ville et où il n’y a qu’un feu : l’œil rouge du destroyer. Lui seul ne dort pas, est allumé.

Que puis-je lui donner ?

Elle demande de lui permettre de ramasser ce qu’il y a par terre. Peut-être les poules ont-elles laissé quelques pulpes de raisin de l’an dernier… La petite y voit dans l’obscurité et les prendra, si petites soient-elles.

Mais il n’y a pas de pulpes… Elle me regarde d’un œil pareil à celui de la dinde : à son soupir, je devine qu’il n’y a rien. Comme Tamarka, elle ne peut pas encore comprendre ce qui est arrivé… C’est sa maman qui l’a envoyée…, maman Nasstia !

Je lui donne, dans du papier, une poignée de gruau.

Je reste près du portail dans l’obscurité. Je l’écoute descendre la gorge où pointe l’ennuyeuse villa Mazer, jaune le jour, maintenant invisible. Ils sont là-bas cinq qui meurent de faim.

Il me souvient d’Odariouk, bel homme, svelte qui gagnait bien sa vie à Sébastopol aux travaux de la défense. La révolution, ayant mis fin à tous les travaux, l’a jeté hors de sa voie. Odariouk prit celle qui lui semblait facile. Il liquida promptement les meubles de son propriétaire, les lits, la vaisselle, les tables de toilette de la pension. Il allait les échanger, par-delà de la montagne, pour du blé, du vin, du lard. On but et l’on mangea la villa ; mais nul n’avait plus besoin du menuisier. Aller travailler aux jardins pour une demi-livre de pain… il en serait toujours temps !… On peut troquer ce qui reste, et il rôde encore des vaches, pas égorgées. Et Odariouk se mit à enlever les châssis des fenêtres, les portes, à arracher le linoléum… Et ce toit, combien de tôle il y aurait !… Et puis le pouvoir était aux siens : on ne laisserait pas un homme mourir de faim ; même du temps du tsar cela ne se faisait pas…

Néanmoins la nuit avance…

– Je ne puis plus rien imaginer… dit la vieille dame, ennuyée. J’ai un réveil-matin…

Mais qui donc, maintenant, a besoin d’un réveil ? S’endormir, et ne pas se réveiller !…

– J’ai encore aussi… dit-elle avec hésitation, seulement je ne sais pas… c’est en cristal de roche…

Elle ouvre une boîte où quelque chose tinte comme des pois secs. Elle en tire un long collier qui miroite sous les étoiles.

– … un merveilleux collier… Voyez quelle splendeur !

J’examine les grains taillés, les uns gros, d’autres petits, et d’autres plus petits encore. Ils font un bruit agréable, frais… jouent entre les doigts, s’allongent sur l’élastique.

– Je crois que…

Elle parle avec une tristesse aussi grande que si elle perdait quelque chose d’inestimable… La pauvre, que lui en donnera-t-on ?

– Voyez-vous… j’y tiens beaucoup !…

Je la comprends. Des morceaux de son âme adhèrent à ces boules de cristal. Mais il n’y a plus d’âme maintenant, plus rien de sacré. Les voiles des âmes humaines ont été arrachés ; arrachées et brisées les croix de baptême. Les visages, les yeux de vos parents ont été mis en lambeaux ; les derniers sourires, les dernières bénédictions sortis du cœur… les derniers mots de caresse… ont été foulés aux bottes dans la boue de la nuit. Le dernier appel, sorti de la fosse, court les routes, emporté par le vent.

Puérilité humaine ! Il est temps d’en finir avec ces bêtises !…

– … Tant de choses s’y rattachent !… Vassili Sémionytch l’avait acheté à Paris, boulevard des Italiens… Il l’avait payé trois cents francs. C’était une somme pour nous alors… Combien cela ferait-il de notre argent ? Cent vingt roubles-or ! Combien, alors, pouvait-on acheter de pain avec cela… de pain ordinaire ?

– Environ cent vingt… pouds.

– Quoi ?… Ce n’est pas possible !…

– De pain noir, on en pouvait acheter… deux cents pouds, et plus…

– Deux cents… pouds !… Nous, à qui il en faut deux pouds par mois… cela aurait donc duré… vingt ans ?

– Huit ans, corrigé-je.

– Mon Dieu !… En cela… (elle presse le collier contre elle ; je ne vois pas sa figure), il y avait en cela pour huit années d’existence !… Huit années pour les enfants !… Cela ne se peut pas ! Mais c’est fou !… Nous n’y sommes plus ; nous avons tout perdu !… Le pain était à si bon marché que cela !… Du pain boulangé ?

– Oui, du pain boulangé… dis-je en prononçant avec effort ce mot terrible, oublié : « du pain boulangé ». Ce n’est pas que « nous n’y soyons plus » : nous avons perdu… la vie. Pour les morts, rien n’est plus !

Le pain boulangé… J’examine ce mot terrible, oublié depuis longtemps… et, soudain, je me rappelle. Je sens… je sens un éblouissement, je sens l’odeur persistante, savoureuse des boulangeries grouillantes ; je vois sur les voitures, sur les rayons, sur les têtes, empilés, éparpillés sur les dalles, les pains blancs et noirs ; je sens le parfum enivrant du pain de seigle… J’entends le crissement des larges couteaux humectés, pénétrant dans les pains… Je vois des dents, des dents, des bouches qui mâchent avec une mastication satisfaite… Je vois des gosiers qui se gonflent, avalant avec des spasmes…

– L’ouvrier gagnait alors un rouble par jour, et plus… : soixante-dix livres de pain… boulangé !… Maintenant…

– Plus bas… au nom du ciel !

– Sur la Volga riche en blés, il meurt de faim des millions de gens… et la radio transmet à l’univers combien tout le monde est heureux !…

– Au nom du ciel… plus bas !…

Nous nous taisons. Les étoiles scintillent.

– Trois cents francs !… C’est un collier d’un travail étonnant… Je me rappelle si bien ce jour-là… Il faisait très chaud, c’était en juin… la saison à Paris… On donnait à l’opéra Les Huguenots. Nous avions très peu d’argent. Mon mari allait à la Sorbonne, je l’aidais à comprendre la langue. Ce jour-là, nous reposant, nous allâmes au Louvre… Sur les trottoirs, ils sont larges à Paris… Sous des bannes de toile, des cafés, des tables, des tables… Il y avait des toilettes… beaucoup de monde… des étrangers… On a peine à y croire ; cela semble un rêve. Des cochers, en chapeaux haut-de-forme, avec de longs fouets… Aux petites tables, on mange des glaces, des bouchées-zéphyr, des croquettes… On boit quelque chose de coloré… Que de lumière ! C’est comme un rêve !… Seigneur, comme un rêve !… Dans des paniers, des pêches, des abricots, des fraises… si grosses !… J’en sens encore maintenant l’odeur… Des chapeaux blancs avec de la dentelle dorée et des rubans… C’était alors la mode… Et des fleurs, des fleurs… à pleines charrettes, à pleins paniers, en gerbes, sur les bras !… Roses, lilas, lis… Je ressens leur odeur sucrée… Je me souviens d’un vieillard étrange avec trois tournesols à la poitrine qui disait, à chacun : « S’il vous plaît, messieurs ! » On lui donnait, et il répondait : « Merci, monsieur ». Il y a bientôt de cela quarante ans, et je me souviens de mon printemps… On mangea des glaces à la fraise, et Vassili Sémionytch fit tomber son cigare dans la coupe… comme nous riions ! Un camelot, boiteux, lui dit effrontément : « Bon appétit, monsieur !… » Et maintenant que se passe-t-il là-bas ?… Je vois la rue arrosée qui fume, et des empreintes de fer à cheval pleines d’eau. Tout brille, et brille… Ensuite nous nous arrêtâmes devant une vitrine, et voilà… cela… cela même y était exposé… ce qui est maintenant ici !… ici ! !

Je froisse les boules ; elles sont froides et tintent.

– Cela me plut tellement !… Je m’arrêtai à regarder… Et Vassili Sémionytch me dit : « Mais achetons-le ! » Il ne me refusait jamais rien, mais la somme était si forte… J’étais comme hypnotisée… Je ne pouvais m’éloigner : « Cela me portera bonheur. » Et je dus l’acheter. Nous entrâmes. C’était un magasin chic, resplendissant… Quelles perles !… Et le vendeur était si élégant, si gentil… un Français. Je le vois : des yeux noirs, une cravate violette avec une perle, les cheveux frisés, à peine grisonnants… Un type de… bon vivant[17]. Ces bons vivants-là se parfument avec quelque chose de sucré qui sent l’orange douce… « Que désirez-vous, madame ? » Je parlais comme une Parisienne, et nous causâmes fort bien tous les deux. Il avait une barbiche à la Napoléon III, ou à la je ne sais qui… j’ai oublié… Il m’attacha le collier au cou glissant en dessous un morceau de velours : c’était divin. Il nous amena dans une chambre tendue de glaces, et alluma le gaz… Les feux d’un million de diamants, un éclat féerique, charmant… Et il ne faisait que dire : « Oh ! madame, vous placez de l’argent comme à la banque. » C’était, figurez-vous, un chef-d’œuvre ! Le dernier travail d’un vieil Italien, qui, comment dit-on cela, taillait à facettes, et venait de mourir tout récemment. « Madame, il n’y aura jamais plus de travail pareil ! Les gens n’ont plus assez de patience et on ne sait plus apprécier. C’était un grand artiste, madame ! » Et nous achetâmes le collier. Le soir nous allâmes aux Huguenots. Au foyer, quand je passais, tout le monde me regardait ; on me prenait sans doute pour une femme riche. Depuis quarante ans, je ne m’en suis pas séparée. Et, hier, un Grec m’en offrit… combien croyez-vous ?… trois livres !… trois livres de pain !…

– Pour un homme, on n’en eût pas même donné une miette.

– Regardez, faites partir une allumette…

Une allumette… depuis longtemps il n’y en a plus. Je bats le briquet ; cela fume ; mais pour obtenir de la flamme, on a du mal.

– Il y a quatre-vingt-sept grains, et chacun a plus de quarante facettes… Que de facettes !… Et cela pour trois livres de pain !…

La pauvre, des facettes !… Combien de facettes renferme l’âme humaine ? Que de colliers réduits en poussière… et d’ouvriers mis à mort ?…

– Je demandai au Grec : « Donnez-m’en au moins dix livres. » Il me répondit : « Mange tes pierres ! » Je lui dis : « N’avez-vous pas une conscience ? » – « Qu’est-ce que c’est que la conscience ? fit-il. Nous ne connaissons que le simple intérêt commercial. C’est bien plus fort que votre conscience ! Il faut apporter ça à Yalta, d’où cela partira pour l’Amérique ou l’Europe, chez des hommes véritables, chez lesquels tout est sur pied. Et savez-vous, me demanda-t-il, ce que c’est que d’aller à Yalta maintenant ?… C’est comme d’aller dans l’autre monde. Vous croyez que messieurs vos bolcheviks sont des anges ! Avant j’allais à Yalta en deux heures ; maintenant, en deux heures, je ne suis… qu’au bas de la gorge, si je n’ai pas obtenu de permis. Et si j’en obtiens un, ça me coûte gros… Mais de cela, il ne faut pas parler. J’y suis allé quatre fois, et trois fois j’ai été dévalisé ! Vous croyez qu’on ne veut pas manger à Yalta ! Vous croyez que les gens n’y aiment pas l’or et les diamants ! Malgré tout, je ne refuse pas d’acheter ces pierres, et je vous en donne trois jours… trois jours à vivre ! Voilà ce que vaut ma conscience ! »

Les étoiles jouent dans la mer. À droite, derrière le Castelle, se trouve Yalta, qui a échangé son nom d’ambre, de raisin… pour lequel ?… Yalta… fille ensoleillée de la mer… est aujourd’hui, de par l’insulte d’un ivrogne : Krasno-arméïsk[18]. On a, sur un lis blanc, jeté une caserne souillée, la bande molletière de quelque soldat errant, les cris obscènes, l’injure d’un esclave dupé… on a barbouillé la divine face. Ce mot hottentot – Krasnoarmeïsk – éveille une haine inassouvie. C’est comme un crachat purulent en pleins yeux.

Nouveaux créateurs de la vie, d’où venez-vous ? Vous avez, avec une légèreté inouïe, dispersé ce que le peuple russe avait rassemblé. Vous avez violé les tombeaux des saints, troublé dans son sommeil éternel la poussière d’Alexandre Nevski, le héros de la Russie primitive que vous ignorez ! Cette Russie, vous en détruisez même le souvenir ; vous en effacez les noms, les images… Ils lui ont même arraché son nom ! Ils l’ont lancée, anonyme dans l’univers à l’instar de ceux qui ont « oublié » leur identité… Ah ! Russie, on t’a séduite, par quels charmes ? Quel vin t’enivra ?

Peuples fiers, laisserez-vous effacer le nom de notre patrie ? Tiens ferme, vieille Angleterre, et toi France splendide, avec ton casque et ton épée couvre-toi d’un robuste bouclier ! Ne sombre pas, Lutèce, bateau somptueux ! Ne coule pas sur la mer démontée de la corruption humaine ! Cela peut arriver… Et toi, fière Londres, garde avec la croix et le feu ton abbaye de Westminster ! Un jour brumeux viendra… où tu ne te reconnaîtras pas… Beaucoup de gens sans croix, ni race, ont soif, sont avides… Beaucoup d’esclaves sont prêts ! Il y a dans des caves des amas d’or, et nombre de poches sont vides.

Je regarde du côté de l’ex-Yalta. On ne la voit pas. Mais je sais que ce qui a été extorqué aux vivants et aux morts s’écoule là-bas ; cela coule à la mer, ainsi que des rivières. Cela glisse par des centaines de mains, est embarqué sur des felouques, des steamers, vogue vers l’Europe, vers Amsterdam, Londres… par-delà les océans, vers San Francisco… Vieille Europe acheteuse, ne perds pas ton merveilleux collier de gloire ! Qui sait ?…

Et vous, mères et pères de ceux qui ont défendu leur patrie… que vos yeux ne voient pas les bourreaux aux yeux clairs, revêtus des habits de vos enfants, et vos filles, violées par des meurtriers, vendant leurs caresses pour des toilettes volées !…

Et vous qui apportez du nouveau au monde, vous qui vous qualifiez de chefs, admirez, sans détourner vos regards ! Vous plaignez avec de grands mots pathétiques ceux qui souffrent ?… Les maîtres les plus cruels qu’il y ait jamais eu sur la terre ont attenté à ce qu’il y a de plus grand : ils ont tué l’âme d’un grand peuple ! Fiers chefs des masses, vous trônerez sur leurs ossements parmi les meurtriers et les voleurs, et, dévorant les vestiges du passé, vous serez appelés les chefs des morts.

Ma voisine reste assise et continue à gémir et à soupirer :

– Mais que puis-je… que puis-je avec les enfants ?… Mikhaïl Vassilitch nous a apporté sa dernière poignée de pois. Il mange des glands et des amandes amères ; il moud des pépins de raisin, et en fait des espèces de galettes… Il fait une expérience sur lui-même et écrit un ouvrage. Vous comprenez, il est déjà… un peu parti… Et alors que faire ? Évidemment je donnerai le collier… même pour trois livres de pain…

Je ne puis plus tenir en place, l’écouter… Je sors, j’erre dans le jardin, je m’égare dans les arbustes, me cogne aux cyprès. Je cherche à respirer. L’odeur des cyprès, le crépitement des cigales, le ciel vous oppressent… La nuit est noire, le croissant de la nouvelle lune a disparu depuis longtemps. L’heure fatidique arrive où ils commencent à venir, le visage maculé de suie, enveloppé de guenilles. Ils vous tournent face au mur et pillent. Aucune défense. Ils peuvent arriver de minute en minute. On cognera au portillon et on lancera les mots qui ouvrent toutes les portes :

– Ouvre ! Par ordre de la section !

Les voisins cacheront leur tête dans leurs oreillers et écouteront…
XIV – Dans la gorge profonde

La mer commence à blanchir – sur mer l’aube est plus visible –, mais les montagnes sont encore enfouies dans la nuit, et les vallées dans la buée. On y distingue les taches blanchâtres des maisons. Il est temps d’aller dans la gorge profonde, au frais, casser du bois.

J’ai ma hache, mes courroies ; je grimpe sur la crête du coteau. Au seuil du jour nouveau, tout dort. Il n’est pas gai de se réveiller.

Voici les vignes grises des coteaux, les galets de la plage… et le feu rouge au haut du mât… Le destroyer n’est pas encore parti. Les « Sept » peuvent encore bénéficier d’une matinée d’existence. Je force mes yeux dans la buée grise. On voit, sur la mer plus claire, des taches sombres qui remuent dans le port. Ce sont eux qu’on emmène… Y aurait-il eu quelque retard ? Cela se fait ordinairement dans la nuit sombre… Ou bien veulent-ils leur laisser voir une dernière fois comment le soleil se lève sur leurs montagnes natales ?

Je regarde sans discontinuer. Le feu, au haut du mât, s’éteint. La cheminée commence à fumer. Pourquoi n’entend-on pas de coqs ? Pourquoi, sur la chaussée, ne cahote-t-il aucune charrette matinale ? Ou bien tout bruit s’est-il éteint ?… Un grêle vrillement de sifflet est-il le seul signe de l’aurore ?

Non… j’entends un cri triste, la voix permanente du minaret. Le mince cierge blanc se dresse sur la petite ville et envoie seul encore au matin un salut accablé ; lui seul semble proclamer qu’il existe au-dessus des montagnes, de la petite ville et de la mer, un grand Dieu, qui existera éternellement, et dont tout ce qui existe est la volonté. Adressez pour la journée qui vient une prière au Grand !

Le destroyer sort en mer, laissant derrière lui un sillage courbe. Il se dirige vers Yalta.

Ils étaient sept avec le lieutenant qui les commandait. Presque tous tatares. Ils s’étaient, durant de longs mois, terrés dans les forêts et les rochers du col, sous les neiges et les averses. En dépit des menaces, ils ne se rendaient pas. Il y avait en Crimée des centaines de gens qui n’avaient pas voulu s’enfuir dans l’Europe inconnue. On prend les cailles au pipeau, les canards à l’appel de la cane : on prit les sept à l’appeau ; on annonça l’amnistie.

Ils descendirent avec leurs armes – leur honneur – bronzés, maigres, avec des yeux inquiets et brillants d’oiseaux de proie surpris. Ils s’en allaient par la ville, anxieux, épaule contre épaule, scrutant les recoins, épiant les autos de nuit. Ils veillaient la nuit, sans lâcher leurs carabines. Ils sondaient les montagnes dont les pierres leur étaient familières ; c’est d’elles qu’étaient nés leurs villages. Pourtant, on ne leur permettait pas d’y retourner. On les promenait en calèche : « Voyez, amis alliés, ils se sont soumis ! » On les nourrissait de mouton ; on les abreuvait de vin ; on fraternisait ; et des gens aux yeux aigus, vêtus de cuir, les suivaient comme leur ombre. On leur faisait raconter, comme à des amis, leur vie aventureuse dans le col, celle des imbéciles qui y étaient restés, l’état des sentiers ; puis on les désarma : maintenant c’était la paix ; le lendemain ils s’en iraient dans leurs villages… Ensuite, on les arrêta une nuit. Et… aujourd’hui on les amène au loin. Ils sont partis ! On peut en finir avec eux en mer, les y jeter avec des pierres aux jambes…

Je reste longtemps sur le monticule, regardant la queue d’écume.

Leurs femmes, leurs mères sont peut-être sur le rivage, ou peut-être, de leurs villages de la montagne, voient-elles sur mer un bateau noir et ne pressentent-elles rien ! Elles se réjouissent de l’amnistie. On ne peut pas douter de l’autorité… Elles ont depuis longtemps pleuré toutes leurs larmes. À présent, elles deviendront aveugles. Ainsi le devint une vieille Tatare dont on prit pitié, en automne : on lui rendit le corps de son fils, prêt à rendre le dernier soupir, un officier roué à coups de baguettes de fusil. À force de prières, elle l’avait obtenu, en se cognant la tête contre les pierres, en se roulant hurlante aux pieds des bourreaux.

– Maintenant, lui dit-on, tu peux l’emmener !

Et, heureuse, sur le lacet perdu de la montagne, la mère baisait ses yeux qui s’éteignaient. Elle reçut sur ses genoux son dernier soupir. Les sauvages bois de hêtres et les rochers écoutaient ses larmes muettes. Un vieux cocher tatare, son voisin, se frottait les yeux de son poing :

– Ne pleure pas, malheureuse femme, disait-il ; notre terre est meilleure…

Ceux-là, on ne les livrera pas.

Je m’arrache à la vue de la mer, je marche, comptant mes pas pour détourner mes pensées. Voilà la gorge profonde, le bout de mes idées… Maintenant cognons dur sur les racines millénaires des chênes, enfouies dans la terre…

Les parois forment ici une coupe que tapissent de noueux pieds de charmes. Au-dessus est le ciel. Cogner sans penser ! Et si les pensées vous assaillent, il faut les arracher aux broussailles, les balayer, les disperser ; il faut regarder les étranges formes des charmes, caprices de la nature. Ce ne sont pas des arbustes, mais de merveilleuses métamorphoses… on ne sait quelles mystérieuses allusions à on ne sait quoi…

Voici un candélabre à cinq branches en bronze vert. Qui l’a jeté dans cette gorge ? Et voici, en clignant les yeux, une harpe oubliée, engagée dans les buissons – passé enfoui… À côté, un vieillard bossu tend la main. Un serpent, qui semble vivant, se dresse quand le vent souffle sur ses anneaux… Une croix noire, faite de broussailles, s’érige. Un bout de bande molletière – ça ne se perd pas – s’y est accroché ; et le goulot d’une bouteille, qu’on y a lancé, siffle quand le vent hurle. C’est ici que les matelots de Sébastopol tiraient à la cible ; ils cassaient ces bouteilles. Et voici un point d’interrogation fait d’une branche de charme, courbée par le vent ; signe incompréhensible… Je vais, dans cette gorge, tout couper ; mais je laisserai la croix ; je n’enlèverai que le goulot de bouteille. Non, je le laisserai ! Aux vents d’automne, la croix sifflera, vibrera, seule essence vivante dans la gorge vide, qui gémira et criera… Mais le point d’interrogation ?…

D’un seul coup, je l’abats, ce point d’interrogation qui oblige toujours à décider quelque chose ! Assez réfléchir et penser ! Pas de questions !… Et j’abats aussi la harpe, le candélabre, le vieillard ; je hache en morceaux le serpent. Plus d’allusions ! Que le vide soit – et rien d’autre !

Je casse les souches de chênes. Les éclats volent en sifflant. Qu’ils me crèvent un œil, même les deux ! La nuit me cachera tout… Les lézards me regardent ; un gros, ventre jaune, telle une grosse corde, s’éloigne lentement du sentier. Ce sont les habitants paisibles de la gorge. J’aime à rester en silence avec eux. Les sauterelles sautent sur moi, se glissent, en amies, comme chez elles, dans les trous de mes vêtements. Et je m’immobilise de stupeur quand j’aperçois, dans les buissons, une mante religieuse, épuisée, qui, en soutane rousse, fait sagement sa prière en élevant ses pattes desséchées. Nonne desséchée, ne prie-t-elle pas la croix ? Et ne voit-elle pas qu’il y a sur elle une bouteille ?…

Si encore il n’y avait que cela ! Il y a bien autre chose…

Il faut absolument voir une cartouche vert-de-grisée, un bidon défoncé et un haillon kaki. Et tout cela, qui évoque de la vie noyée dans le sang, me heurte durement. La combe se met tout à coup à flotter et à vaguer devant mes yeux ; des toiles d’araignées, à fils de verre, semblent couler sur elle…

Dans la gorge profonde, les choses vivent et crient.

Il y a trois ans campaient ici des hordes de matelots forcenés, accourus pour prendre le pouvoir. Tirant le canon sur les villages tatares, ils conquéraient la paisible Crimée. Ils buvaient le vin conquis, et trouaient à coups de pierres ou de baïonnettes les boîtes de conserves. On peut encore lire sur le fer-blanc rouillé : poivre fort, ou doux, aubergines et courges farcies, compotes de pêches ou de cerises – de Chichmann… ce même Chichmann que l’on fusilla sur la route… Le fabricant de conserves traîna dans la poussière, au soleil, en redingote et plastron-col, poches retournées, bouche béante, d’où l’on avait arraché ses dents en or. On ne trouve plus de conserves, mais on trouve dans les ravins et les fossés beaucoup de boîtes en fer-blanc dont les trous sifflent au vent. Hébétés par l’alcool, les hommes aux larges cous, aux yeux troubles, aux pommettes saillantes brisaient sur les pierres les bouteilles vides de porto, de muscat, d’alicante. Il y a beaucoup de morceaux de verre alentour. Les matelots faisaient cuire des moutons sur les brasiers, leur ayant arraché les viscères à pleins doigts et raclé les entrailles avec une pierre, comme faisaient jadis leurs lointains ancêtres. Ceints de rubans de mitrailleuses et de grenades, ils dansaient autour des feux en hurlant, dormaient dans les buissons avec des filles…

Braves Européens, ô vous, amateurs enthousiastes des « intrépides hardiesses », protégés par la loi et assis devant de riches bureaux, d’où personne n’enlèvera les portraits des êtres qui vous sont chers, et sur quoi reposent tranquillement vos travaux commencés, vous lisez avec un agréable émoi ce que l’on rapporte sur « la plus grande des expériences », tentée pour retailler la vie universelle !… Vous répétez les paroles fascinantes qui font orgueilleusement battre un cœur fatigué du repos – « élans titaniques de l’esprit », « renouvellement gigantesque de la vie », « explosions élémentaires des forces du peuple », « mouvements formidables du prolétaire géant qui a compris sa force » – amas de mots ronflants, grelots bruyants, vendus un liard par des écrivains, tireurs à la ligne, sans foi ni loi !…

Tourmentés d’envolées, vous applaudissez et êtes prêts à envoyer des messages de félicitations ; enthousiasmés, vous accordez d’honorables interviews, vous vous extasiez ; vous approuvez ; vous excusez magnanimement les « détails exceptionnels », répétant complaisamment que seul ne se trompe pas celui qui… C’est entendu ! Vos noms retentissants, marqués par une heureuse fortune, disent au monde entier que tout est dans l’ordre ; vos bienveillants discours remplissent le cœur des « audacieux », leur confèrent un encouragement…

Votre clocher est bas ; de son sommet la vue est courte.

Quittez vos vénérables bureaux, confortablement éclairés de douces lampes, et les milliers de volumes dont les reliures dorées cachent la réalité nue de la vie ; allez-y voir vous-mêmes ! Vous n’aurez plus sous les yeux du papier couvert de mots : vous verrez des âmes vivantes ensanglantées, rejetées comme des détritus. Vous verrez tout, si seulement vous voulez voir !… Vous verrez les audacieux eux-mêmes, pleins de désinvolture, n’oubliant pas que les palais, les Rolls-Royce et les trains impériaux ; que les vins fins de jadis ; que les fauteuils confortables, les tapis profonds, le linge de la toile la plus fine, aux couronnes non arrachées ; que la vaisselle à écussons des tables d’autrui – acquis par l’audace – que tout cela a bien plus d’agrément que les trottoirs de la vie errante ; que les belles choses importent plus que les beaux mots, et que l’on peut aussi forcer la gloire par l’impudence ; que l’on peut, à l’aide de discours séduisants, clore les yeux des esclaves, boucher complètement leurs oreilles, et que – pour sa sécurité – on peut louer des baïonnettes…

Allez-y vous-mêmes !

Mais pas avec un nom connu qui ronfle dans le monde. Au porteur de ce nom, on dépêchera un confortable wagon-salon qui le bercera doucement ; il aura été fabriqué au prix de la dernière croûte, arrachée à un pauvre. On inscrira ce nom sur la plaque de verre du « Grand Hôtel » de la capitale, soigneusement réservé pour pareil usage. On imprimera en caractères gras ce nom connu dans les Izvestia du cru. On offrira à son possesseur du vin de marque impériale. On le gavera de veau de lait, d’esturgeon, de gibier des forêts de Sibérie, artistement préparés par un leib-cuisinier « à la russe ». On le gavera de hors-d’œuvre, tels que des milliers de gens sans nom n’en ont même jamais vus en rêves… Et on montrera au fier porteur d’un nom un panorama féerique… dans un cadre.

Non ! Ayez l’audace d’y aller sans nom et de regarder à fond… Ne regardez pas à travers vos doigts repliés en lunettes. Vous verrez ! Mais soyez prudent ; vous pourriez tomber dans un trou.

Il est doux de regarder du haut d’une montagne un grand incendie et, du rivage, une tempête. Spectacle grandiose !

La gorge profonde est déserte, vide, mais, même ici, on ne peut pas les éviter. Si l’on remonte un peu on voit les lacets blancs de la route qui mène à Yalta. Sur un monticule se trouvent deux perches, deux poteaux télégraphiques ; leurs fils transmettent, depuis combien d’années déjà, toujours la même chose : des ordres de mort… Ici, en plein soleil on a fusillé un volontaire malade, un enfant, à peine revenu – la veille – du front allemand, ignorant les choses et fatigué par le voyage. On l’arrêta, assoupi ; on le traîna sur le tertre, vers le poteau ; on l’y plaça comme une bouteille vide, et on le fusilla pour disposer d’un objet à offrir en prix : ses guêtres… Ensuite on se remit à boire, à manger du mouton et l’on dormit sous les buissons avec des filles… Et ils chantèrent de leurs gosiers ivres la tyrtsionale… (l’Internationale).

Derrière des bouquets de charmes et de chênes, on aperçoit le toit rouge et le mât d’une ferme pillée où, récemment encore régnaient la jeunesse et la force. Je me souviens de deux vaches brunes, au mufle blanc : Krassoulka et Polka, qui regardaient languissamment le soleil et ruminaient avec paresse, lorsque de vives mains de femmes frappaient en jouant sur les seaux. Et je me rappelle les beaux enfants, le petit garçon, trois ans, brûlé par le soleil jusqu’à en être noir, tenant dans son poing une gros quignon de pain bis, se sauvant loin des poules en hurlant – et la petite fille, nu-pieds, figure ronde, qui jouait avec les veaux. Je sens encore l’odeur âcre de la sueur des vaches et du fumier. Quel bienfaisant bien-être ! Quel généreux soleil ! Quel océan de lait !

L’océan a tari… Les vaches furent envoyées à l’étable nationale… et le lait tarit…

Les vaches elles-mêmes ont disparu dans le vent. Il ne reste, dans la ferme muette, que le vide et le sang. Grichka Ragouline, le grêlé, un matelot désinvolte et avide, tout récemment encore voleur de poules, commissaire du district pour les forêts et les routes, vint une nuit chez la servante du lieu, et la tua, d’un coup de baïonnette dans le cœur, parce qu’elle lui résistait. Les enfants, à leur réveil, à l’aube, trouvèrent leur mère la baïonnette dans le cœur. Les femmes lui chantèrent le Requiem, et crièrent tout haut l’offense faite à leur sœur de labeur, demandant que l’assassin fût jugé. On leur répondit à coups de mitrailleuse. Grichka-le-désinvolte ne passa pas en jugement ; on l’envoya… faire le commissaire plus loin.

Où que l’on regarde on ne voit que du sang. Ne sort-il pas de terre ? Ne se joue-t-il pas dans les vignes ? Dans les forêts qui meurent, il colorera bientôt tout…

Je fends, je fends du bois… Assez ! Mon sac est plein de copeaux de souches ; assez de branches sèches. Il me faut, avec ma courroie, grimper, puis descendre, puis remonter. Le soleil inonde la combe. Sur ma tête, c’est le plein jour – chaud, brûlant… Je m’assieds sur une pierre, près de la croix. Les cigales grésillent, somnolentes. Tout somnole…
XV – Le jeu avec la mort

– Bonjour !

Je tressaille, et roule comme au fond d’un précipice. Ai-je dormi ? Le soleil est tout à fait haut et j’ai beaucoup à faire. Il faut cueillir des feuilles, faire sortir les poules ; il faut que j’aille loin, chez un Tartare, lui réclamer cinq livres d’orge pour la chemise que je lui ai troquée…

– Je crois que vous dormiez ?… Je vais vous aider à porter.

Un homme en haillons, bistré, le visage bouffi, jaune, ni rasé ni lavé depuis longtemps, coiffé d’un chapeau de paille à larges bords, percé – chaussé de babouches tatares, laissant voir ses pieds griffus est debout sous la croix. Une courroie retient sa chemise de coton blanc, à travers les trous de laquelle on voit les taches jaunes de sa peau. Il semble un loqueteux des quais.

C’est un confrère que je connais depuis longtemps, le jeune écrivain Boris Chichkine. Il s’assied sur la pierre et nous nous taisons.

Pourquoi, en le voyant, me sens-je particulièrement oppressé ? Une angoisse émane de lui. Il me semble que l’inéluctable le suit, joue avec lui, rit, le prend à la gorge, puis le lâche : « Va, respire ! » Son sort est extraordinairement tragique et joue manifestement à la balle avec lui, je le vois. Mais une bonne fois, il jouera sérieusement ? Quelque chose – quoi ? je ne sais – doit lui arriver… Quand je le rencontre, je ressens de la compassion et je souffre. Son rêve est de sortir de cet enfer de n’importe quelle façon pour écrire. Je sais que, même présentement, il écrit n’importe où, sur une pierre, au bord de la mer, dans une vigne abandonnée, sans lumière lorsqu’il y a de la lune ; il écrit sur de vieux journaux, dans les interlignes, avec de l’encre faite de baies bleues. On ne peut avoir du papier à aucun prix.

Et maintenant encore, dans cette combe, il me parle de la même chose.

– Si l’on pouvait être dans une île sauvage, dût-on s’y nourrir de coquillages et de racines… et personne, même à perpétuité !… pourvu seulement qu’on n’y soit pas empêché d’écrire !… Que de sujets !… Vous savez… Je veux écrire sur autre chose… sur les enfants… C’est un sujet si pur, si frais… et tout cela oppresse tant !…

Il a du talent, je le sais. Son âme est tendre et fine. Et il y a eu dans sa courte vie des choses si énormes, si terribles, qu’il y en aurait pour cent existences à les raconter.

Soldat dans l’infanterie, sur le front le plus dangereux pendant la grande guerre, le front allemand, il dut, lui, si tendre, se battre à la baïonnette. Fait prisonnier pendant une sortie, il s’enfuit trois fois, et, trois fois, fut repris. Dans ses évasions, il traversa des fleuves à la nage, erra dans des forêts, se cacha le jour dans les blés, pénétra dans des hangars, en des villages – mourant de faim, arrachant des morceaux de pain aux enfants… À sa dernière évasion, parvenu jusqu’à nos lignes, il fut blessé dans une escarmouche de nuit par une de nos balles, et rapporté dans les lignes allemandes. C’est par miracle qu’il ne fut pas fusillé. Attaché par punition à un poteau, il eut les côtes « étrillées » jusqu’à s’en évanouir, après quoi, on l’envoya aux mines. Mourant de faim, enflé comme un hydropique, traînant les pieds, on ne le forçait pas moins à pousser des wagonnets de charbon. Le sort, continuant jusque sous terre à jouer avec lui, il fut, avec dix autres prisonniers, enseveli par une explosion. Au bout de trois jours on le déterra – seul vivant. Il avait eu la chance d’être recouvert par une charrette qui se renversa. Après six mois d’hôpital, il revint en Russie à l’échange des prisonniers. Il arriva, aux temps où le pouvoir soviétique était déjà établi, dans une ville du bas Dniepr, et dut prendre un emploi. Le choisissant dans ce qui lui touchait le cœur, il recueillit les enfants abandonnés. Arrêté avec une serviette sous le bras, quand la ville fut prise par les Cosaques, on se figura qu’il était un commissaire, et on l’emmena ; mais un officier le reconnut comme son ancien sergent au front allemand. Miracle évidemment, mais que n’arrive-t-il pas dans la vie !… Chichkine se rendit alors en Crimée où il retrouva sa famille et s’enrôla dans l’armée volontaire. Réformé peu après, il servit à la Place. À la retraite, ne s’étant pas embarqué, il fut pris par les bolcheviks qui ne lui laissèrent que ses caleçons ; et il allait être envoyé à Yalta où on l’aurait fusillé, quand il fut à nouveau sauvé par miracle. Comme il montrait à quelqu’un son menu livre de récits et racontait l’histoire de sa pénible vie, le bourreau ivre, le regardant stupidement, lui dit : « Ah ! diable… la balle ne veut pas de lui… la mienne va le prendre ! » Il le saisit à l’épaule, le serrant très fort, en répétant : « La mienne va le prendre !… », quand tout d’un coup, le poussant avec rage, il s’écria : « Va au diable !… » Chichkine – par ordre – reprit de l’emploi. Il lui incombait le soin de visiter les villas, et, timide, scrupuleux par nature, de réquisitionner pour les chefs, les lits, les tables, les chaises, les samovars… Il dirigeait le club ouvrier, où personne ne venait, et la bibliothèque politique, où personne ne prenait jamais de livres. Comme il était consciencieux, on lui offrit un emploi plus important s’il voulait devenir communiste ; mais, ayant pu fournir un certificat de maladie, il obtint sa liberté. Il pouvait maintenant aller travailler dans les jardins, y gagner sa demi-livre de pain et écrire ses récits.

– Maintenant je suis libre ! Je vais quitter cette maudite ville… Je ne verrai et n’entendrai rien… Je vivrai dans les rochers… Le soleil, les étoiles, la mer… C’est si paisible chez nous ! C’est à dix verstes d’ici. Droit sous le Castelle. Mon oncle y avait une villa… mais il est parti pour Constantinople l’an passé, et nous l’avons obtenue comme ferme, à titre d’instrument de travail… Nous cultiverons nous-mêmes le jardin, mon père, ma mère et moi… On a réformé ces jours-ci mon petit frère pour tuberculose… Nous avons semé du maïs, nous ferons la vendange, nous achèterons une vache… J’allais chez vous, vous dire adieu, quand je vous ai trouvé ici…

Il était indescriptiblement heureux. Assis sous la croix, la tête penchée, il regardait sur ses genoux quelque chose dans un petit cahier.

– J’écrirai un récit intitulé : La Joie de la vie… Je la sens si bien maintenant !… Mais pas cette vie-là… une vie gentille… Je me la figure comme un ciel bleu…

Il est si heureux qu’il ne peut pas penser. Il sent seulement.

– Là-bas, chez nous, il y a un éboulement ancien appelé le Chaos… J’écrirai au milieu des pierres, je m’y installerai une petite chambre où la lumière arrivera d’en haut, par les fentes… Il y fera bon écrire… En guise de table, j’aurai un bloc de diorite. L’an prochain, nous sèmerons du froment… Il n’y a qu’à passer cet hiver. Nous faisons à présent des galettes de glands… Nous en avons une provision de l’an dernier, mais ça donne mal au cœur…

Son visage bouffi et jaune – celui de chacun alentour – montre clairement que, chez lui, on jeûne ; pourtant, il est heureux.

– Peut-être eût-il mieux valu partir… alors… Être en Europe !… Je suis resté à cause de mes parents. J’avais peine à abandonner mon père, ma mère, ma sœur… Désormais, je viendrai rarement en ville…

Ainsi nous restons assis sous la croix, pensant chacun pour soi.

– À propos… s’écrie Chichkine tout à coup. Vous avez entendu dire ce qui est arrivé ?

– Qu’est-il arrivé ? Peut-il encore arriver quelque chose ?…

– Ils se sont enfuis, cette nuit !…

– Ils se… sont enfuis ?… Ceux qui…

Il passe devant mes yeux des ronds, des boules…

– Tous… tous se sont enfuis… Ils sont maintenant là-bas ! dit-il en montrant la montagne. Ils se sont enfuis… alors qu’on les tenait déjà en joue !

Le docteur… le clairvoyant docteur… aurait-il eu une révélation avant de mourir ?… Ou bien des bruits couraient-ils ? Mais s’il en avait couru, les autres ne les auraient-ils pas entendus ?…

– Cela s’est passé vers une heure du matin. On se disposait à les embarquer à deux heures sur le destroyer… pour les conduire à Yalta. C’est eux qu’on était venu prendre. Le bruit courait qu’ils étaient épuisés par la faim… Un quart de livre de pain en tout, et encore pas chaque jour… Et quel pain… vous le savez vous-même !… Un Français, on ne sait pourquoi, était enfermé avec eux. Il raconta à l’interrogatoire comment tout s’était passé ; un communiste que je connais me l’a dit. Toute la nuit, quel brouhaha ce fut !… Il va y avoir des arrestations maintenant ; on va prendre des otages… Voilà comment cela s’est passé… Les premiers temps, ils ne songeaient pas à fuir ; ils espéraient qu’on les relâcherait après les avoir gardés quelque temps. Mais quand ils se sentirent devenir faibles, ils décidèrent que l’on voulait les faire mourir de faim. Ils ne croyaient pas qu’on voulût les fusiller ; ne leur avait-on pas accordé l’amnistie ? Peut-être les exilerait-on… Mais voilà qu’ils apprirent que l’on avait fusillé, à Simferopol, des « verts », descendus comme eux de la montagne, ainsi que leur chef, un Tcherkesse, je crois… Cependant, on leur faisait des avances et on les tentait en leur offrant des places avantageuses. Ils décidèrent alors de s’enfuir, lorsqu’on les ferait sortir du caveau. Ils ne savaient pas qu’on les emmènerait ce soir-là. Et, donc, ils décidèrent de s’enfuir cette nuit même, juste une heure avant leur départ. Pensez, quel hasard !… Ils firent un plan et tirèrent au sort pour savoir qui se sacrifierait en se battant avec la sentinelle, puisqu’ils étaient désarmés. Le français, refusant de s’enfuir, ne tira pas au sort. Il croyait qu’on le relâcherait certainement, puisqu’on l’avait arrêté pour rien… Il était français, pas d’inquiétude ! Mais il vient d’être emmené à Yalta parce que, sachant le projet d’évasion, il ne l’a pas dénoncé… Le sort désigna un Tatare. Il y avait parmi les « Sept » des Russes, des Tatares et des Tchétchènes. Ils s’embrassèrent… se disant adieu devant le destin… Que c’est beau !… Devenus tout à fait des sauvages, traqués… du sang partout… et une pareille fraternité devant le sort !… Ensuite, pour attirer la sentinelle, ils firent à dessein du bruit dans le caveau. Cela réussit. La sentinelle apparut… Le Tatare s’empara de sa carabine… l’autre se jeta sur lui… et, pendant ce temps-là, eux s’enfuirent… Ils bousculèrent la sentinelle extérieure et disparurent. La nuit était noire ; ils piquèrent droit vers la montagne et se dispersèrent… emportant la carabine. La sentinelle extérieure donna l’alarme, et, de sa baïonnette, tua le Tatare. À présent, c’est le Français qui va payer pour tous !… En ville, il n’y a pas de chevaux, et c’était la nuit… Et eux connaissent tous les sentiers. Le col maintenant va faire parler de lui. Ils ont un lieutenant hardi… Maintenant, plus de merci !… Ils sont six.

Je regarde avec reconnaissance la montagne couverte d’une vapeur chaude : ils sont déjà là-bas, maintenant… Rochers, soyez bénis, et vous, forêts !

– Les communistes, à présent, ont peur. Le col est de nouveau occupé. On ne pourra plus y passer en auto sans que l’on tire. Toutes les directions sont battues par le feu. Maintenant, ils craindront de dormir : il y aura des sorties… On connaît leurs logements naturellement… les autres ont des intelligences… mais on ne peut les surprendre…

Six hommes du moins ont sauvé leur vie ! Je regarde avec amour ces rudes montagnes, clémentes et protectrices des braves. Les pierres les cacheront. Leur devise est simple : la fortune favorise les audacieux. Elles peuvent être clémentes, les immobiles ! Des hommes y vivent, qui cacheront les fuyards. Ils partageront avec eux leur dernière bouchée ; ils ont leur justice ; la lutte pour la vérité, pour l’âme, continuera. Elle continuera jour et nuit, sur les sentiers perdus, au-dessus des précipices, dans les nids d’aigles, sur les routes… Ils boiront avec joie aux sources claires, écouteront le silence léger des monts… Un miracle a pu s’accomplir !

– Il est tout de même heureux de vivre ! dit avec extase le jeune enthousiaste. Je sais très bien ce que c’est que d’échapper à la mort. La joie consciente de naître… Que c’est magnifique !

Il est temps de quitter la gorge. Chichkine m’aide à traîner le bois mort ; il soulève le sac rempli de lourds éclats ; il est plein de bonheur.

– Je suis… li-bre ! dit-il. Quelle magnifique journée ! Quelles montagnes !… Je les vois respirer ; c’est fête aujourd’hui chez elles… C’est dimanche… Je les décrirai ! Quels hasards il y a !…

Je le vois pour la dernière fois ! Ni lui, ni personne ne sait ce qui arrivera… Son visage naïf, enfantin, rayonne de bonheur. Et, quelque part se filent des lacets, et nul ne sent lequel le sauvera de la mort, lequel l’étranglera…

Nous arrivons ainsi à la maison. Le paon nous accueille de son cri anxieux. Il est perché sur le portail, et, vert-violet-bleu, joue dans le soleil.

– Ah ! quelle beauté ! Comme il y en a partout… il n’y a qu’à la prendre !

Et moi non plus, je ne pressens pas que la mort se mire dans ses yeux joyeux et veut encore jouer à la balle avec lui. Elle a plaisanté quatre fois ; elle recommencera une cinquième, pour de bon – en le bafouant.
XVI – Une voix sous le faix

Assis au seuil de ma masure, je contemple la mer ; c’est le calme, il fait chaud ; la toile d’araignée tendue entre le cèdre et le cyprès ne bouge pas. Je peux rester des heures assis sans penser ; il se fait dans ma tête des bruits de cloches, des hurlements – le bruit de la faim ?… Je vois de mes yeux intérieurs des lambeaux rouges… rappels des horreurs de la vie…

Mais voilà que prélude un son tendre et délicat… Attentivement saisi, il en entraînera un autre, puis un autre, et, dans la somnolence qui m’envahit, ces bruits couvriront tous les bourdonnements ; et j’entendrai tout un orchestre… Je sais maintenant la musique des songes qui n’en sont pas, et je comprends « les voix paradisiaques » des ermites, les instruments célestes dont jouent les anges… C’est le chant d’une harmonie inconnue…

Pan !…

Un coup de feu retentissant dans la montagne l’interrompt… A-t-il atteint quelqu’un ?… Les voilà, les lambeaux sanglants… les lambeaux réels de cette vie, qui sanglote et hurle !…

Mes poules blanches me regardent avec souffrance. Il se produit aussi, je le sais, des sons dans vos têtes affamées ; mais vous ne saisirez pas le bruit délicat. Vous n’arriverez pas à l’harmonie. Que regardez-vous ainsi ? Y a-t-il des ombres derrière vous ?… Pourquoi, mes petites amies, me fixez-vous de vos yeux anxieux ? Il ne faut pas redouter la mort… Au-delà, c’est la véritable harmonie. Tu ne comprends pas, Perlette, quel magnifique orchestre tu es – un petit orchestre de rien, mais pourtant magnifique ! Ta pupille noire – ce petit bouton – est le plus grand miracle de la vie. Un grand soleil, des mondes infinis se meuvent dans ce petit point laqué… Dans ton petit œil, il y a la mer, et les montagnes, tiens, celles-ci, les grises, avec leurs rochers, et la brume… et tout ce qu’il y a en elles, les forêts, les bêtes, et les hommes qui veillent sur les routes désertes, blottis dans les pierres… et il y a moi, dont toute la vie réside dans la tête. Tu saisis tout de ton œil qui bientôt se clora, et tu emporteras tout dans l’inconnu… Tes plumes – elles sont ternes déjà – mais, elles aussi, quelle grande symphonie !… Le Grand t’a donné la vie, comme à moi et à cette originale fourmi ; et Il te la reprendra aussi.

Ah ! quel magnifique orchestre fut notre vie et quelle symphonie en sortait ! Le chef d’orchestre en était notre sage Maîtresse-la-Vie. Les pierres des maisons, des palais, chantaient leur chant, comme hurlent maintenant au bord des routes les gosiers troués de leurs ruines. Le fer chantait, courant sur les mers et les montagnes… Il sonnait, dans les seaux à traire des fermes, la glorieuse chanson du lait, et les vaches meuglaient le rassasiement béni. Les jardins, arrachés au sol sauvage, chantaient ; des myriades d’yeux doux riaient. Les vignes, amassant des songes, s’enivraient de terre et de soleil… Les fûts ventrus des chênes paresseux à croître, tambours de l’orchestre futur, conservaient leurs octaves graves et le tonnerre des timbales… Et les bateaux, aux yeux clignotants, qui ne dormaient pas la nuit !… Le froment, doré et rose, qui coulait dans leur ventre de fer, chantait aussi son chant, paisible chanson des paisibles plaines natales… Et les bruits du vent, le friselis des herbes, la silencieuse musique sur les monts, qui commençait par un rayon rose de soleil… Quel universel orchestre !… Et le vieux mendiant qui se traîne, boule de glaise et de soleil, lui aussi chantait sa chanson en s’arrêtant, confiant, sur les seuils étrangers… On lui ouvrait et, tout ensemble étranger et prochain, faible lien entre les hommes, il s’endormait sous un toit, comme chez lui. Quelqu’un d’affable cheminait dans la vie, semant débonnairement parmi les hommes la cordiale sagesse…

Ou bien l’ai-je rêvé et n’y avait-il aucun orchestre enchanteur ?… Non, je le sais, ce n’était pas un rêve : tout cela existait dans la vie.

J’ai marché, voyons, sur les sombres routes du Nord et les blanches routes du Sud ! J’ai parlé avec confiance aux gens, et les gens me répondaient avec confiance ; et le Christ invisible marchait avec nous. Les champs d’autrui étaient mes champs et la lointaine chanson d’une ferme inconnue m’attirait. Les pas d’un passant, rencontré sur une route déserte, étaient ceux d’un de mes compagnons d’existence ; ils ne m’inspiraient pas de crainte. Et les nuits passées dans les champs, la caresse de la langue maternelle ! La vieille et sage Maîtresse-la-Vie dirigeait tous et toute chose…

Et voilà, le merveilleux orchestre s’est disloqué !… Ses instruments détonnèrent ; les trompettes et les violons éclatèrent, se brisèrent… tintamarre et rugissements !… Et ne t’aventure plus sur la route ; ne tends pas la main : on t’arrachera bras et tête, et la langue même hors du gosier : on te percera le cœur. C’est ce tintamarre et ces rugissements d’un orchestre désorganisé qui sont dans ma tête !…

Quelque chose, derrière ma palissade, grouille et siffle, comme des serpents rampant vers mon jardin. J’aperçois à travers les églantiers un tas de bois mort et de branches qui s’avance, les bouts fraîchement coupés. Le tas grimpe, écrasant un homme. Il s’arrête, souffle, et j’entends une voix sourde, sortant de dessous le faix :

– Bonjour…

Je vois, à travers les églantiers clairsemés, des jambes poilues, égratignées, vacillant de faiblesse.

– Bonjour, Drozde. Posez un peu ça. Reposez-vous !

– Oh ! non… je ne pourrais plus ensuite le relever…

C’est le facteur Drozde… l’ancien facteur… Maintenant… quelles lettres y a-t-il ?… et de quelle provenance ?

Les conquérants, dès le jour de leur arrivée, avaient, il est vrai, annoncé le rétablissement des « relations avec tout l’univers ». Un commissaire communiste, l’ivrogne Pavliak, était monté à mi-côte et avait annoncé avec suffisance :

– J’ai rétabli la correspondance avec la France… avec qui l’on voudra !… Qu’ils écrivent et indiquent ainsi leurs relations… Nous les prendrons comme des mouches !

Pavliak ne fut pas à la hauteur du pouvoir qu’il détenait ; ayant sauté par une fenêtre, il se brisa le crâne. Et les « relations » furent interrompues. Derrière la grille, un nouveau chef de poste, communiste, à barbe rousse, rugit :

– De quoi ?… il n’y a pas du tout d’étranger ! Ce n’est que des contritionnaires… (contre-révolutionnaires). Vous n’avez pas assez écrit ?… Assez s’amuser !

Et, donc, Drozde a déposé son sac de cuir, et « s’occupe de ses affaires ».

Chaque jour, il passe devant ma propriété, portant une hache et une corde, et s’en va par-delà la grand-route faire sa provision de bois pour l’hiver. J’entends avant l’aube son pas soucieux. Il coupe du bois mort et des perches, charge son faix et rampe en sifflant, tel un énorme monstre, par les gorges, montant et descendant. À midi, il passe devant chez moi, me hèle et s’arrête pour souffler.

C’est un Juste dans une vie maudite. Il n’y en a guère dans la petite ville ; il en reste pourtant dans toute la Russie que l’on putréfie.

Drozde a une femme, une fillette de trois ans et un héritier d’un an. Il avait rêvé de donner à ses gosses une éducation « verselle » – probablement « universelle » – lancer sa fille « dans la carrière dentaire » et son fils « en ingénieur » ; maintenant, il peut tout juste leur sauver la vie.

Naguère, portant le courrier à la pension, il disait avec fierté :

– Notre emploi est une mission de culture !

Naguère, il criait gaiement :

– Pour monsieur Petrov, deux lettres ! Quant à monsieur l’Agronome, on lui écrit…

Puis, lorsque les événements tournèrent, il annonça solennellement :

– À la citoyenne Raneiska… ou, d’après son nom de l’an dernier : Raynès… Au camarade Okopalov… avec mon salut so… cia… listique !

Puis, cela prit fin.

Drozde était rempli de considération pour la politique et la vie européenne.

– Pour monsieur le professeur Kolomentsov, une lettre venant de Londres… C’est agréable à tenir en mains ! Quel papier ils fabriquent ! Ne serait-ce pas une lettre de Lloyd George lui-même ?… Quelle écriture décidée !…

Il tenait Lloyd George pour extraordinaire.

– Pour de la politique… disait-il, il fait de la politique ! On dirait qu’il tend vers le socialisme, mais… ah ! la fine mouche !… Qui fait de la politique avec lui… n’a qu’à se bien tenir !… C’est tout bonnement… un génie extraordinaire !…

Drozde subit une épreuve : la guerre. Désemparé, il s’arrêtait parfois à ma clôture, disant :

– Je ne comprends pas… L’Europe faisait tant de progrès, et tout d’un coup… une manifestation de si grande inculture ! Ils ont encore noyé des voyageurs civils. Impossible de supporter ça !… Un pareil assauvagissement d’instincts !… Il faut que tous les gens cultivés y songent et apportent une protestation au nom de la culture… Autrement… je sais pas ce qui en sera !… C’est inadmissible !

Il marchait d’un pas de profonde réflexion, comme s’il avait un chagrin. Au dîner, en avalant sa soupe, il restait tout à coup la cuiller en l’air, comme si une pensée aiguë le lancinait. Il regardait sa femme d’un air de reproche. Sa face carrée, aux pommettes saillantes, ses yeux songeurs, bleus, comme en ont les Petits-Russiens[19], étaient pleins d’amertume.

– Ai-je oublié de la saler ?… demandait sa femme.

– Trahir ainsi les principes de la moralité cultivée !… ponctuait Drozde avec réprobation, agitant sa cuiller et répandant sa soupe sur la nappe. Europe, Europe ! où vas-tu ? Tu marches sur un précipice ! Comme tout est bouleversé !

– Mais mange, Garassime[20]… Ta soupe va être froide… Quel malheur cette Irope dont tu te casses la tête !… Qu’est-ce que ça peut te faire ? Ça te donnera-t-il des sous ?

– Des sous ! Ah ! que comprends-tu à la politique ? Aha, aha, aha ! Prokofi a raison de dire que les temps terribles de l’Apocalypse de Jean l’Évangéliste approchent… Des masses de chevaux noirs et blancs… et sur eux, des cavaliers de feu, couverts de fer… oui, de fer !

– Ton Prokofi a trop lu, et il casse la tête à tout le monde. Tania [sa femme] le disait… il a emmené tous les petits coucher sur le toit, et a emporté sa hache… Il voit de drôles de miracles…

– Des miracles ?… fait Drozde avec reproche. Il peut y en avoir, des miracles !… Si la culture renverse tout comme ça… il en faut absolument, des miracles et il y en aura !… Prokofi le pressent…

– Ton Prokofi laissera des orphelins…

– Les braves gens doivent les recueillir avec amour les orphelins ! Qu’y entends-tu ? Il faut avoir une morale morale !… « De quoi vivent les gens ? » Hein ? comme dit le comte Léon Tolstoï… Toute l’Europe le révère comme… un gé-nie !… Et, en plein vingtième siècle… rien que l’instinct sauvage !… Ahaaa !…

Drozde aime beaucoup les mots progrès, culture ; il prononce : progresse et parle de referendoume. Il avait en grande estime les gens instruits, et se qualifiait de… progressiste. Il ne faisait pas de distinction entre les partis il ne voulait que… « la culture ». Et quand arrivèrent les bolcheviks et qu’ils se mirent à arrêter n’importe qui sur des dénonciations, on arrêta aussi l’humble Drozde, « un ennemi du peuple ». C’étaient les premiers bolcheviks, des matelots, des sauvages qui avaient pour chef un lycéen de Yalta. On enferma Drozde dans une remise avec le notaire mutilé et le professeur Ivan Mikhaïlytch, celui auquel on octroya ces jours-ci, à titre de pension, une demi-livre de pain par mois. Drozde resta deux nuits dans la remise, attendant qu’on le fusille. Il demandait aux « messieurs » :

– Pourquoi suis-je ici ? Je ne m’occupais pas de politique, mais seulement, peut-être, de culture ! Faites-leur un discours… sur la culture et la morale ! Faites-le leur absolument ! Éclairez les ignorants !

Des matelots glissaient leur tête dans la remise :

– Eh bien, messieurs les Généraux, est-ce cette nuit que vous allez nourrir les poissons de votre chair de messieurs ?…

– Bon, leur disait avec sa prononciation du Nord Ivan Mikhaïlytch, Dieu seul est maître de notre vie et de notre mort ! Frère, tu n’es qu’un instrument… Souviens-t’en, et ne fais pas le fier !… Ce qui arrive se produit peut-être pour ton instruction… Ensuite tu t’en repentiras… Bon, parfait !… Supposons que nous soyons des généraux !… Bien que tu ne saches pas, mon sot ami, distinguer ta gauche de ta droite, tu te mêles de politique… Tu devrais, petit imbécile, te trouver sur un bateau et battre les Allemands, défendre notre Russie ; et, au lieu de cela, tu bois le vin d’autrui et tu te donnes de l’importance ! Pourquoi voulez-vous tuer un travailleur, un facteur ? Il a des enfants et les mains calleuses. Vous ne portez pas votre croix de baptême[21] !

– Ça ne te regarde pas, vieux diable… tu en as toi, un bagout ! Tu vas parler tout à l’heure avec les poissons, os de noble ! Ce que tu ramasses les jours de fête, tu l’étales sur semaine ?…

Ivan Mikhaïlytch, ne pouvant supporter cet outrage, saisit de ses mains osseuses, dans l’entrebâillement de la porte, le col bleu du matelot. Le matelot blêmit sous l’offense et ne fit que crier :

– Laisse donc, diable, tu vas me déchirer… Es-tu fou ?

– Écoute, orthodoxe, je suis de Vologda, comme toi…

– Comment ça se fait-il ?… Es-tu, pour sûr, de Vologda ? dit le matelot ravi.

Sa figure, large comme une casserole, hâlée jusqu’à en paraître noire, s’élargit encore ; ses dents rirent.

– Comment n’en serais-je pas ? Tu ne reconnais pas notre façon de parler. Ce qu’on se moque de nous avec ça !…

Et le docteur prononça cinq ou six mots de façon caractéristique.

– Ah ! que le diable t’emporte !… C’est juste… Le vieux est vraiment de chez nous !… Montre-toi un peu… (Et le matelot, réjoui, prit Ivan Mikhaïlytch aux épaules.) C’est vraiment un pays… Attends voir ! Et de quel district ?

– Qu’as-tu à attendre ?… Du district d’Ouste-Syssolsk…

– Comment ça !… Et moi aussi… je suis d’Ouste… Syssolsk !… En voilà des histoires !…

– Moi aussi, j’ai labouré et j’ai été à l’école… Ensuite, je suis devenu professeur et ai écrit des livres… Mais je puis encore retourner la terre. Ça ne me fait pas peur !… Pourquoi avez-vous arrêté cet homme et allez-vous le noyer ?…

– Pourquoi ?… Nous l’avons condamné pour son indulgence à être fusillé…

– Mais, têtes de poissons, frottez-vous d’abord les yeux avec du savon…

– Qu’as-tu à brailler ? Tu n’as peur de rien, vieux diable !

– Je te le dis : je suis, comme toi, de Vologda ! De quoi aurais-je peur, mon vieux ? J’ai depuis longtemps déjà un pied dans la tombe… Mais c’est vous, je le vois, qui avez peur ! Vous avez pris pour chef un gamin… pour tuer des vieillards… Et il faudrait encore lui tirer les oreilles… Je lui ai mis, à ce gaillard-là, il n’y a pas longtemps, un deux pour sa dictée… Enlevez la culotte de ce morveux, et regardez-lui le derrière : je parie qu’on y voit encore les traces du fouet…

Le notaire tirait le vieux par la manche : y songeait-il ? D’autres matelots survenaient… Mais quoi que pût leur débiter le lycéen de Yalta, autant qu’il invoquât la conscience révolutionnaire et la discipline du parti, le matelot de Vologda l’emporta. Il laissa partir tous ceux qui étaient dans la remise, disant :

– Allez au diable !

C’était un autre temps – et d’autres bolcheviks : les premiers. C’était des foules de sang russe véritable, enivrées, sauvages ; elles buvaient, pillaient, tuaient dans leur frénésie ; mais il pouvait tout à coup leur apparaître, par un détour, un « rien », par un mot dit à propos, quelque chose devant quoi tous les mots – les mots d’ordre et les programmes exigeant inexorablement du sang – n’avaient plus aucun sens. Cruels, ces hommes pouvaient lacérer quelqu’un, mais ils étaient incapables d’égorger par système, avec indifférence. La « force nerveuse » et la « morale de classe » n’y suffisaient pas ; il y fallait les nerfs et les principes des « maîtres sanguinaires » – de gens qui… ne fussent pas de Vologda…

Et ainsi, Drozde, tout à fait innocent, fut sauvé de la mort. Il le fut, mais resta silencieux à jamais. Il ne parlait plus de culture, ni de progrès ; il avait… comme de l’eau dans la bouche ; et seuls, ses yeux, remplis d’une peur vitreuse, voudraient encore dire quelque chose. Il parle tout bas même du temps qu’il fait. Il ne crie plus comme jadis, en agitant un journal :

– Un remarquable télégramme ! La découverte du cancer !… Un Allemand a trouvé un sérum… On a découvert une nouvelle planète !… Quoi ? hein ?… Oui, une camète… une étoile de cinquième grandeur… de cinquième grandeur… pensez-y !

Pendant la guerre, Verdun le tourmentait. Drozde ne dormait pas les nuits ; il cherchait quelque chose sur la carte. Il accourait parfois en tenant un journal :

– Ils ont repoussé la 17e contre-attaque ! L’esprit héroïque des Français a tout balayé… sur la position de départ… de départ !…

Mais tout cela finit, et Verdun, et l’esprit héroïque… Et Drozde est devenu muet.

Le voici sous son faix qui l’écrase. Au long de ses jambes, le sang coule comme si on les avait lacérées avec un couteau. Son pantalon retroussé est troué. Sous le faix de bois apparaît une figure de martyr, brunie, maigre, mouillée de sueur.

– Les jointures physiques ont tout à fait faibli… chuchote-t-il mystérieusement. Aussi une alimentation… ni blanc, ni jaune d’œuf !… oui… pas de graisse du tout. Et jadis, j’arrachais d’un camion des charges de vingt-cinq pouds… rien qu’à dire : « Ah ! »… J’avais ma volaille… Si le petit tombait malade… du bouillon de poule pouvait le remettre. Mais les voisins ont pour ainsi dire, discrédité la volaille… Nous venons aujourd’hui de tirer de dessous un tonneau notre dernier petit coq… Comme je le cachais !… Notre peuple (sa voix retentit à peine) est tout à fait perverti dans sa psychologie… Quoi ?… Mais bien sûr, il faudrait s’en aller dans son pays ! Moi, je suis d’Ekatérinoslav. Mon neveu m’écrit qu’il m’a réservé cinq pouds de blé ; mais comment les faire venir ? Je m’y rendais mais il y a eu le typhus, et puis on m’a volé… Et pour y déménager tout à fait, il faut tout lâcher… Et, vous le comprenez, le moindre verre, la moindre poêle, il faudrait tout laisser pour rien !… Et personne n’a d’espèces… J’ai aussi ma bibliothèque… dans les cinq pouds de livres… toute ma culture y passerait !…

Et Drozde chuchote, chuchote en me regardant d’un air effrayé.

– Oui, ça va mal, Drozde.

– Permettez-moi de vous le dire… toute la civilisation traverse une crise ! Et même, (siffle-t-il sous la ramée, en regardant peureusement autour de lui) l’Intilligence… monsieur Nékrassov qui avait dit :

Semez le bien, l’éternel, l’esprit…

Le peuple russe vous en dira un éternel merci !…

Et, eux, volent la première vieille qui se trouve ! Toutes les positions ont cédé, et de culture et de morale… Au-dessus de moi, par exemple, demeure une vieille, Natalia Nikiforovna. Vous la connaissez peut-être ?… Elle dirigeait un asile d’orphelins, créé pour les instituteurs du peuple par le professeur Tikhomirov… Et on ne lui a pas donné pour sa vieillesse une bouchée de pain !… Un homme instruit en eut pitié… Mais comment !… « Je vais, dit-il, vous faire avoir une ration. C’est une ignominie qu’une personne comme vous périsse ! Tout serait alors sens dessus dessous ! » Il courut chez les médecins pour leur faire honte : « Une sainte petite vieille meurt de faim : je ne partirai pas tant que vous ne l’aurez pas inscrite ! » On l’inscrivit. Il ramassa toutes sortes de douceurs et revint chez la vieille. « Mes démarches ont abouti, lui dit-il ; priez pour moi ! » La vieille pleura de ce que Dieu lui eût envoyé un pareil intercesseur. Il lui remit un quart de sucre, mêlé à du riz, et une livre de farine… Il lui remettait le quart de sa ration, et mangeait du riz sucré tout le temps. On l’apprit. Il courut chez la vieille : « Il y a eu un malentendu, lui dit-il ; je ne vous abandonnerai pas ; mais que je ne sois pas compromis !… Sans ça, on l’apprendra, et on vous passera en jugement pour avoir touché quelque chose d’illégal ; et on flanquera les docteurs à la cave… » La vieille se mit à pleurer : « Partez d’auprès de moi, lui dit-elle, j’ai peur des serpents ! » Et lui a une pelisse, des boutons de manchette en or et une montre. C’est comme ça !… Allons, je n’ai plus qu’à descendre ; maintenant, je suis chez moi.

– L’avez-vous entendu dire, Drozde ?… Ils se sont enfuis cette nuit !

Le faix tressaillit, sa queue bougea…

– Comment ?… eux ?… ça ne peut pas être !

Il regarde terrifié. Il ne parle pas ; il souffle, et ses yeux louchent… Pas une âme alentour, personne n’entendra.

– Ne répandez pas ça, Dieu vous en garde !… murmure-t-il, bruissant, traînant sa queue… Il pourrait arriver… Est-ce bien vrai ?… Ah ! c’est ça… Allons, je pars…

Le bois racle deux pas le sol et s’arrête, face à la mer. Il marmotte :

– Permettez-moi de vous demander… Que fait maintenant… Lloyd George ?…

– C’est-à-dire… que voulez-vous savoir, Drozde ?

Le tas de bois se tait, réfléchit, toujours face à la mer. Puis la queue tourne lentement en sifflant comme si elle pensait, elle aussi. Drozde s’approche de moi, et, de nouveau, je l’entends à peine murmurer.

– Je veux dire… vit-il encore ?

Courbé sous le poids de la ramée, il allonge, comme une tortue, sa tête brune et, les yeux injectés par l’effort, il scrute…

– Mais c’est de l’autre monde, Drozde !… C’est le passé…

– C’est donc… qu’il est mort ?

– Il vit. Il mange avec appétit du bifteck et boit du porter.

Drozde me regarde avec terreur.

– Du porter !… Il croit voir dans ce mot quelque facétie lugubre.

– Oui, du porter. Sachez-le, Drozde, chaque peuple a ses zélateurs qui savent… parler et agir de telle façon qu’après avoir parlé de l’humanité et de ses buts élevés, ils acquièrent, à la fin… pour les leurs… un tonneau de porter de plus !… Vous comprenez ?

Drozde fait claquer sa langue :

– Tsé, tsé, tsé !… Ah ! oui, oui…

Il oscille tout à fait dans les églantiers, et, appuyant sur les miens ses yeux douloureux, il murmure terrifié :

– Et nous sommes des sots !… Sans nous, les Allemands les auraient avalés. Voilà comment… il a tourné !…

– Du bifteck et du porter !… Et chez nous !… C’est comme ça, mon bon Drozde !… Personne n’a plus besoin de nous… C’est notre propre faute !

Drozde est mortellement effrayé. Il branle le cou…

– Et pourtant l’Europe… quelle culture elle propageait ! Hein ?… Et ce Lloyd George lui-même… j’ai lu, avec des larmes, tout ce qu’il disait… À présent, tout sera perdu… Monsieur Hertzen écrivait de remarquable façon : « Si la Russie disparaît, tout disparaît !… »

Et il s’éloigne, le Juste, de notre cimetière.

Les Justes… dans ce coin qui expire, près de la mer qui s’endort, il y en a encore. Je les connais. Ils sont très peu nombreux. Ils n’ont pas succombé à la tentation. Ils n’ont pas pris un fil à autrui ; ils se débattent, la corde au cou. L’esprit vivifiant est en eux, et ils résistent à la pierre qui écrase tout. L’esprit périt ? « Non, il est vivant !… » Il périt, il périt… je le vois si clairement !

Et ailleurs… là où il n’y a pas d’amandaies, pas de mer scintillante, et pas ce riant soleil qui joue dans un cimetière – ailleurs, que se passe-t-il ?…

Je regarde vers le nord qui bleuit, derrière le Tchatyr-Dag… vers la Russie, ses champs, ses pommeraies… Si l’on pouvait se trouver ailleurs, loin des villes détruites, des villages en perdition !… Marcher, marcher toujours !… Voici des prairies, des prairies que la nuit a couvertes de rosée. Quelle fraîcheur, quelle douceur promettent les lointains !… Ils promettent tout ce que l’on souhaiterait… Jadis c’était ainsi… Maintenant… Qu’est-ce donc que ces sombres masses sur les prés ? Des meules ?… Des meules pourries – une richesse fauchée. Quitter la route et aller s’appuyer contre l’une d’elles… Peut-être les prairies nocturnes procureraient-elles un calme sommeil ? Les corbeaux, à l’aube, nous berceraient de leurs croassements…
XVII – Sur la route déserte

Septembre passe. Les vents de l’équinoxe d’automne ont cessé, les chaleurs sont tombées. En ce moment, le temps est sec et doux. L’air est transparent, aigu. Tout est sonore et vibre. Les pentes, aux herbes desséchées, sont glissantes et reluisent. Les sauterelles, menuaille sèche, bondissent sur elles en giclures grises. Arrachés par le vent, les chardons roulants s’accrochent avec bruit aux buissons. Les cigales, remontant leurs ressorts, crécellent nuit et jour.

Le Castelle commence à se dorer. Il y a, dans la vallée, sur les croupes voisines, dans les vignes arides, sur les charmes et les chênes, des taches rousses. Chaque matin, je remarque que les taches montent plus haut et je vois dans les forêts plus de rochers gris. Les couverts se dessèchent et se dégarnissent. On sent l’odeur amère et parfumée des montagnes, le vin d’automne au goût d’absinthe. Bu à l’aube, il semble qu’il pique comme du champagne ; c’est du vin gai…

La muraille de la Kouchekaïa est toujours la même, annale sur laquelle écrit une main inconnue : la Kouchekaïa voit tout, absorbe tout. À regarder sa pierre nue, on pense au désert… Alentour, tout est si calme… Mais je sais que dans toutes ces pierres, ces vignes, ces creux, grouillent, se pressent et se cachent des hommes-insectes qui y vivent sans respirer. On n’entend rien ! Ni cri, ni gémissement. Ils regardent l’automne qui continue son œuvre : dévêtir.

Je sais… je le sais comme c’est calme, alentour ! Il y a peu de temps j’étais là-bas, j’ai rôdé sur la route déserte au bord de la mer. J’errais sans but, comme on vole dans le vent ; le chardon roulant. Les blanches villas béaient. Les cyprès semaient abondamment leurs pommes : prenez-en s’il vous chante ! Les abeilles, bourdonnant sur la menthe sauvage, préparent, petites ignorantes, leurs provisions d’hiver. Les araignées, ayant tendu sur les coteaux, comme pour s’abriter du soleil, leurs rideaux de toiles, somnolent dans les coins, tels des marchands, encore mal éveillés, qui attendent le client dans leurs boutiques fraîches. Je vois tout si clairement. Tous mes sens sont aiguisés et fins…

Je sens même les pierres et puis converser avec la route vide. Elle me raconte maintes choses… Peut-être me fondrai-je bientôt avec le tout et n’aurai-je plus de limites…

Longtemps je suis resté près des roches noires que la mer a creusées, guettant si je n’y verrais pas un crabe… Il n’en est pas sorti. Qu’ai-je besoin d’un crabe ! Un crabe pourrait-il me dire quelque chose ? Il y a très, très longtemps, dans des contes d’enfants… des brochets qui parlaient octroyaient le bonheur ; aux carrefours, des pierres prédisaient l’avenir et, sur les tombes, des roseaux chantaient… C’était il y a bien longtemps, si longtemps que nul ne s’en souvient…

Je me reposais sur une roche, la mer me léchait les pieds. Un vieux Tatare, grimpant la pente, arrachait avec effort on ne sait quelle herbe sèche – pourquoi donc ?

– Salam alekoum, lui dis-je[22].



– A-a-lekoum ! me cria le vieux d’une voix enrouée, laissant tomber le bras comme pour dire qu’alekoum a disparu maintenant comme le reste.

J’allais, dissimulant sous des pommes de pin, dans un sac, une chemise rapiécée, examinant si je ne verrais pas quelque part une vigne en bon état. En échange de la chemise, un gardien tatare ne me donnerait-il pas du moins quelques poires sèches ?… Il n’y avait plus de vigne en bon état… Je louvoyais entre les pousses sèches des ronces ; il n’y avait sur elles aucune baie. Il n’y avait personne sur la route.

Pourtant voici trois êtres !… Ce sont des enfants.

Il y a deux fillettes et un bambin. L’aînée – douze ans – me regarde, inquiète, de ses yeux battus, creusés, quand je m’assieds auprès d’eux. Les deux plus jeunes disposent sur une guenille des os de mouton rongés, un morceau de fromage de brebis, et une galette tatare : un tchourek.

– Mounnka, cache tout !… crie l’aînée en me lançant un regard de son petit œil brun.

Et, comme une ménagère, elle plie la guenille.

Un festin inattendu !… N’est-ce pas une nappe magique que leur guenille ? Et n’est-ce pas un conte, ces os de mouton rongés, ce fromage, ce tchourek-tchébourek rebondi, sur cette route vide ?

– Mangez, n’ayez pas peur, je ne vous enlèverai rien…

Les enfants me regardent de coin. Le bambin de sept ans, maigre, la bouche grande, a l’air d’un cornilleau sans plumes. Ils sont tous fortement hâves, mais leurs figures enfantines sont agréables, même jolies. L’aînée a le visage sérieux ; ses lèvres minces, un peu retroussées aux angles, marquent du caractère. Mais à quel propos ce festin inattendu ? Et pourquoi ces rubans multicolores… ?

Dans les cheveux noirs de l’aînée, derrière ses oreilles, sur ses épaules, sur sa poitrine, je vois des rubans éclatants… Elle ne fait que se regarder ; c’est beau ! Même sur sa jupe d’indienne, sale et trouée, il y a partout des rubans versicolores…

– Pourquoi es-tu comme ça tout enrubannée ? Y a-t-il une fête ?

Elle sourit d’un air rusé.

– Ce sont les Tatares qui m’ont parée ainsi…

Les Tatares !… Je ne comprends encore rien.

– Et comme ils nous ont fait manger !… Toute la nuit, dans la tente, ils nous ont nourris et parés. Et ensuite nous avons dormi… On nous a fait manger du mouton et boire du vin… et ils nous ont même donné des choses à emporter…

– Pourquoi t’ont-ils fait boire ? Les Tatares ne boivent pas de vin.

– C’est comme ça… Ils nous ont fait boire, dit-elle en levant une épaule et souriant à la mer. Et ils ont bu, eux aussi. Et ils nous ont dit de revenir… Il fait bon sous leur tente ; c’est gai. Il y a des moutons et des chiens. Nous avons aussi mangé du caillé de brebis… et ils jouaient de leur zourna : ça s’appelle une zourna.

De paroles en paroles, elle me confie son histoire.

– Nous sommes des Linden. Notre nom est Glaskov. Vous le connaissez ?… Et, vous, vous habitez plus haut ? C’est vous qui avez un paon ?… Maintenant, je sais. Vous m’en donnerez une plume !… On a arrêté notre père, parce qu’il a, à ce qu’on dit, tué la vache de Koriak. Mais c’est…

Elle me regarde, décide quelque chose et dit :

– Nous ne savons pas qui a tué sa Riabka… Nous, nous crevons la faim. Micha et Koliouk se sont enfuis dans la montagne… Ne dites ça à personne !… Ce sont mes frères aînés… Koriak les aurait fait pendre. Il est communiste. Nous lui revaudrons ça… d’avoir battu notre père ! Il faudra le dire aux Tatares que nous connaissons. Il fait le passage du col… Attendez, dit-elle avec une cruauté d’enfant, Koliouk lui en fera voir !…

Et ses lèvres se mirent à trembler.

– Nous tuerons Koriak, s’écria le cornilleau, montrant le poing ; nous le tuerons avec une pierre !… Canaille !

– On a caché chez lui… les malles des boulzuis… (bourjouis, bourgeois)… Maman le dira, dit la cadette.

– Tais-toi, sotte ! cria l’aînée. Essuie ton nez. Tout le mal est venu de Koriak. N’ayant plus papa, nous avons commencé à jeûner ; alors maman nous a envoyés ramasser des baies d’églantiers, ou ce qu’on trouvera… des mûres… Elle avait dit de monter plus haut dans la montagne, parce qu’en bas tout est grillé. Et il y avait des noix de hêtre qui enivrent… qui enivrent si on en mange beaucoup ; mais elles sont grosses, bonnes… Nous partîmes… et marchâmes, marchâmes… On ne trouvait rien ; tout est sec. Et nous traversâmes la forêt, sortîmes sur l’Iaïla, au pied de la Kouchekaïa !… Ce qu’on y a vu d’os humains…

– Trois os comme ça !… fit le cornilleau en montrant son bras jusqu’à l’épaule.

– Il faisait déjà noir, et il fallait revenir par les bois… Nous nous sommes perdus. Nous avions faim et ne pouvions plus mettre un pied devant l’autre. Depuis le matin nous n’avions rien mangé. Mounnka se met à brailler, ne pouvant plus avancer… Et Stiopouchka pleuraille… Que pouvais-je avec eux ! Et voilà que tout à coup un grand chien de berger se jette sur nous… Nous crions ! Des Tatares arrivent, des garçons, des bergers… Je sais bien parler comme eux ; je leur dis ce qu’il en est. Ils nous emmènent sous leur tente. Ce qu’ils sont polis ! Ils étaient deux. Ils avaient un brasier. Des moutons trottent autour… Il a commencé à m’embrasser… comme ça, sans rien de mal… parce que je lui plaisais… Il m’appelait sa petite fiancée, le vilain ! dit la fillette en riant et remuant la tête. Mousmé iakchi[23] ! Ils nous ont fait manger jusqu’à plus faim… Puis, l’autre s’en alla, et rapporta du vin, et la zourna…, et des rubans… Leur village est tout près. Ce sont les fils du chef, ils sont riches ! Ils avaient plus de mille moutons, mais à présent, ils en ont moins… Puis j’ai dormi ; je n’en pouvais plus… Vers le matin je me suis réveillée ; et ils riaient… ; et j’avais des rubans partout… Ils m’ont habillée comme une Tatare… comme on habille les mariées chez eux. Ils nous ont beaucoup plaints. Ils nous ont donné des choses à emporter ; nous les portons à maman. Ils nous ont dit de revenir. Ce sont des garçons très gentils…

Elle lissa les rubans sur sa jupe trouée et sourit.

– Ils ne sont pas comme nos khouliganes (apaches, voyous). Tenez, Pachka qui habite au-dessous de nous, était allée au corps de garde… demander du pain… Sa mère l’y avait envoyée, et ils se sont mal conduits avec elle… Maintenant… vous savez… elle est entamée… Alors, elle retourne chez eux tout le temps… Elle n’a qu’un an de plus que moi. Sa mère la bat : « N’y va pas, tu prendras le gros mal… » Mais elle crie : « J’irai et j’irai ! » Quelle honte ! Mais faut-il crever de faim ?… Maintenant, ce qu’elle est devenue grasse !… Les Tatares, eux, sont polis… S’il voulait m’épouser, j’accepterais ! dit-elle effrontément, en frappant hardiment le sol de sa paume. Qu’est-ce que ça peut faire, une autre religion ?

Le voilà son conte… Je la regarde, repue pour un jour, la fiancée joyeuse ! Fallait-il lui dire : Ne va pas sous la tente ? Je ne le lui ai pas dit et suis parti.

Moi aussi, je cherche une tente, un Tatare, dans une vigne. Je veux vendre une chemise rapiécée. La route est déserte – non pas déserte : elle est semée de vestiges de vie humaines… Tenez, en voici encore un !…

Je retrouve une cave où nous venions jadis faire notre provision de vin. Dans les mauvaises herbes roussies, traînent une auto rouillée et un tonneau lilas, vide, qui perd ses cercles. Une chatte squelettique, frileusement tapie sur lui, chauffe ses os. Les grillons crécellent. Le désert s’endort. Pas tout à fait le désert : sur la serrure rouillée, il y a des scellés rouges. Le vin – combien en reste-t-il ? – est réservé à quelqu’un… Au bord de la route, un homme assis sous des thuyas, enroule une bande. Petits yeux, barbe rousse, déguenillé. Il frappe sur des aiguilles de pins.

– Asseyez-vous, votre Grâce ; il y a de la place partout !…

À sa voix rauque, à son bégaiement, je reconnais Fiodor Liagoune. Il habite sur la route, plus loin. Il veille sur une propriété abandonnée.

– On a rabaissé la crête à tous les maîtres ; maintenant on est libre… Maintenant, tous les travailleurs peuvent faire ce qu’ils veulent… ce n’est pas défendu. (Il tâte mon sac.) Vous ramassez des pommes de pin !… C’est bien ! Pour le samovar ?… Seulement, voilà : avoir du thé, tout le monde n’en a pas les moyens !… Et chez monsieur Goloubev, on en a réquisitionné cinq livres… Quel professeur c’était !… Deux cent quatre-vingts arpents en un pareil endroit !… Quelles prairies, quelles vignes… quels capitaux !…

– Est-il encore vivant, le professeur ?

Liagoune se met à rire. Sa barbe rousse rit aussi. Les taches de sa figure amaigrie et méchante se dessinent plus nettes.

– Il vit ! Il a quatre-vingt-dix ans ! Il survivra à tout le monde. Là-dessus il s’entête. Quand arrivèrent nos premiers (bolcheviks), ceux de Sébastopol… ils le secouèrent. Sa vieille, il n’avait rien pour la mettre dans la bière ; on l’y a mise pieds nus ; ça ne le choqua pas : il est tout à fait aveugle ; mais il est solide. Nos volontaires arrivèrent… lui se mit à son travail, à composer des livres… Il étudie l’homme dans ses boyaux. Comme il n’y voit pas, il tapait toujours sur sa machine… À quelque moment que l’on passe devant chez lui : ti-ti-ti-ti… ça pépie comme un verdier ! Il chauffe sa science. Sa propriété lui rapporte. Et j’ai eu avec lui une attrapade… Quand nos matelots furent arrivés, ils se rendirent tout de suite chez moi parce que je suis un prolétaire d’ici et de toujours. « Camarade Liagoune, quelle opinion avez-vous sur le professeur ? Que faut-il en faire ? L’exécuter ou quoi ?… » Les temps, alors, étaient changeants… À quelle rive allait-on ? Aujourd’hui, eux, demain, les autres… Maintenant, ils ont pris du pied : mais alors… Je vais vous le dire tout net, votre Grâce ; je suis un homme droit… Je vis avec ma femme, comme dans le désert, d’une vie de juste… Si j’avais dit un mot alors : fini ! à la mire ! Il n’y a pas à parler beaucoup avec eux ! Je le couvris ; je dis : « Je ne m’occupe pas de ses papiers, mais ce monsieur écrit quelque chose dans des livres pour la science… Je ne remarque aucun désordre, sauf qu’il a cinq vaches… Et moi, camarade, leur dis-je, je suis un homme tout à fait malade, tiberculeux et de la plus saignante… Je suis tiberculeux depuis trente-cinq ans… Permettez-moi, camarades, de prendre une vache… la noire… la sans-cornes !… » Je m’y connais, en vaches… Il avait une hollandaise dont les pattes de derrière étaient en arc… Les camarades me la donnèrent. À peine lui eus-je enlevé son veau, elle redevint pleine… Et voilà, le diable m’emporte que les autres arrivent !… Mais j’étais gardien en ville, j’eus le flair… Leur torpilleur rodait près de la jetée. Je cours chez moi ! Je prends la vache par la corne, et la lui ramène : « Bonjour, Excellence, les nôtres sont de retour ! Veuillez prendre votre vache que je vous ai gardée jusqu’à ce jour béni. Pour la nourriture, ce sera ce que vous voudrez ! Le petit veau s’est présenté ; mais il est mort. » Nous l’avions mangé, bien entendu… Je lui ai soufflé ainsi trente pouds de foin. Lui aussi craignait, le premier jour, que les nôtres pouvaient revenir !… Alors j’aurais fait avec eux comme j’aurais pu… Et que voulez-vous ?… Qu’est-ce que ça fait qu’il soit aveugle ?… On peut se mêler tout de même à des complots… C’est qu’il a des capitaux !… « Il a donné, aurais-je dit, cent miyions pour l’oppression des travayeurs, pour la contrirévolution ! » Qu’en pensez-vous ?… Je peux dire au meeting de ces choses… que tout le monde en tremblera de peur ! Je sens même des larmes d’indignation bouillonner en moi !

Il frappa sa poitrine de son poing noueux, marqué de rousseurs, et plongea dans mes yeux ses yeux verts, aigus, respirant une telle méchanceté que je reculai.

– Je peux parler ainsi, votre Grâce ! Et ma tiberculose peut revenir d’un coup, à en saigner… Je me mettrai à tousser, graillonner… Je dirais qu’on peut nous rendre tiberculeux, tant on nous opprime. Je peux faire mettre qui je voudrai sous la ligne de mire ! Il ne fait pas bon s’accrocher à moi ! Je suis un homme malade… Je peux à tout moment m’emballer… Alors il n’a pas soufflé mot pour la vache. Ça va ! À peine les vôtres commencèrent-ils à déguerpir par mer, les nôtres, ces chers amis, s’amènent. Sans dire mot je me rends chez lui. Il est aveugle ; il ne sait rien ; il tape sur sa machine. Je monte sur la viranda où il y a des marches, sous la treille. Son aide-de-charité, qui le soigne, ne me laisse pas approcher. Je lui dis : « Laissez-moi entrer ; je suis le sauveur de sa vie. » Je monte. « À nouveau, bo’jour, Excellence, lui dis-je ; permettez-moi de vous souhaiter fête ; les nôtres sont revenus ! » Il se redressa comme ça… c’est qu’il est grand ! Mais il ne voit rien. « Que te faut-il, Fiodor ? » me dit-il. « Confiez-moi la hollandaise ; il pourrait y avoir des désagréments. Vous savez quel homme attentionné je suis pour vous ; j’ai absolument besoin de lait, parce que je suis tiberculeux galopant… Il y a trente-cinq ans que j’en souffre… » Il me la donna, très gentiment, sans un mot. Cette noble manière me plut tellement que je lui dis, même avec amitié : « Comptez maintenant sur moi, Excellence. J’ai peut-être sur eux une grande force ; personne ne peut le savoir. Il ne sera pas rapporté une seule mauvaise parole ! Je vous assurerai par la vache. Je peux même dire que vous avez caché des coummunistes ; ça vous fera honneur ! » Comme il a ressauté ! « Dehors, fils de chienne ! » Il frappa des pieds, se gonfla comme un jars… Il tâtonnait des mains, tremblait… Je suis un homme droit, mais si on s’accroche à moi… ça va ! Hein, dites un peu !

Liagoune me regarde dans les yeux, et je sens dans son regard vert quelque chose qui me suffoque, mais je ne peux partir ; il faut que j’avale tout.

– Et lorsque je sais tout ?… dit-il, je dois, d’après les instructions, le déclarer. Les coummunistes ont leur loi… Je dois dénoncer au parti même ma mère ! Et qu’est-ce que c’est que toute cette racaille-là ?… Et chaque jour que Dieu fait, j’ai été dans les cafés ou aux marchés. Je connais tous les officiers, où ils habitent… qui a fait des dons volontaires… combien… quels discours on a prononcés… Ce n’est que par nous que tout tient. Et ce bourjoui-là a deux cent quatre-vingts arpents dans un endroit pareil !… Ça va !… Je vais tout de suite à mon Comité. « J’ai trouvé le véritable ennemi ! dis-je. Nous périssons de la tiberculose sans avoir jamais un verre de lait, et lui a sept vaches ! » Le camarade Deriabine était un président sévère, ouh ! ouh !… « Lui enlever tout ! jusqu’au dernier fil… » Seulement il a quatre-vingt-dix ans et quelqu’un de Moscou a écrit un papier, sans quoi on l’aurait fusillé ! C’est vrai que je n’avais rien pu remarquer contre lui, et, qu’étant avare, il n’avait jamais donné un rouble pour rien… On lui enleva tout, toutes ses vaches… On prit aussi sa machine. Maintenant, tape sur la table avec ton doigt, si tu veux ! Dernièrement, son aide-de-charité me rencontre ; elle me traite de serpent et me montre, ma parole d’honneur, la figue ! Racaille !… Ils ont trouvé une protection à Moscou ! On allait, paraît-il, leur rendre la machine… Et on la lui a rendue ! Les savants ont fait des démarches pour la science. Il devrait être mort depuis longtemps, et il…

– Il tape toujours à la machine ?

– C’est un vieil entêté !… Non, il n’y a pas à s’accrocher à moi !… J’ai un ennemi, mais Dieu m’aidera ! Ils disent que j’ai fait tuer leur petit cochon par mon chien ! Et ils me menacent d’empoisonner ma génisse !… Je les aurai !… Vous daignez connaître les Chichkine ? Quelles gens est-ce ? Leur Boris était volontaire ; il s’est rallié… s’est tiré de tout ! Maintenant, il se colle dans les pierres… il écrit quelque chose !… J’ai parlé bien des fois avec lui… Oh ! quel homme malin ! Et il écrit aussi sur moi, je pense… Je ne le sais pas !… Si les vôtres reprennent le dessus… que feront-ils de nous ? Il faudra voir, il n’y a pas !… Je suis voisin des Chichkine et ne leur ferai aucun tort… Mais je suis un homme malade ; je ne me domine pas quand je crache peut-être un demi-seau de sang… Je peux à toute heure paraître devant Dieu, tenez comme ce brin d’herbe… Dieu le voit ! Ils m’ont fait chasser du jardin de leur oncle, monsieur Bogdanov… celui qui a été ministre ! Et leur oncle, un véritable ennemi du prolétariat, s’est enfui à l’étranger. Le vieux Chichkine s’est mis à diriger lui-même la propriété et m’a privé de mon revenu… J’ai été dix ans gardien chez messieurs Korobinntsov et Bogdanov. Mon droit est légitime, et eux sont des réfugiés d’un district du Dnièpre qui se sont implantés ici… Ils veulent acheter une vache… Avec quel argent ? Je vous le demande ? Nous n’admettons pas de ces affaires louches. Ils reçoivent peut-être des Anglais une masse d’argent pour… tomber sur le pouvoir prolétarien ! Hein ? J’ai donné au vieux un… avertissement : ne m’asticote pas. Qu’ils laissent ma vache se promener chez eux… nous n’avons pas assez de foin ! Ça va !

J’écoute, j’écoute… Il est très soûl. Les rousseurs de son visage osseux foncent ; ses petits yeux sont tout à fait encavés – fentes laissant passer du feu.

– J’ai, dans la poitrine… une conscience continue-t-il, sans quoi… les Chichkine seraient perdus ! C’est maintenant le Jugement dernier… Le Seigneur-très-juste nous l’a remis en mains…

Il frappe du doigt dans sa paume grenue et me pénètre les yeux. Son haleine pestilentielle me suffoque.

Je ne prends plus les routes. Je ne parle plus avec personne. La vie est une lampe qui a fini de brûler ; maintenant, ça charbonne. Je regarde les yeux des animaux. Mais il n’en reste guère.
XVIII – Les amandes sont mûres

La dorure du Castelle s’épaissit ; on voit davantage de pierres grises ; l’automne avance plus vigoureux, ici coloriant, ici dévêtant. Dans les aubes plus fraîches les cigognes claquettent, puis elles volent en biseaux. Déjà, dans les jardins, sifflent les mésanges.

L’azur du ciel, dans un nouvel éclat d’automne, est plus vif. Les étoiles rendent les nuits plus noires et d’une profondeur infinie. Le cours de la voie lactée, laissant voir de plus en plus de nébuleuses, est plus net.

Le matin, les jeunes aigles commencent à jouer dans le ciel. Ils jettent des cris sonores au-dessus des vallées du Castelle et de la mer, et font des culbutes, heureux de leur premier vol lointain, tandis que, pour les surveiller, les vieux planent au-dessus d’eux.

La mer est devenue, elle aussi, bien plus noire. Le bondissement des dauphins, tournant comme une roue dentée, y jaillit plus souvent.

C’est donc l’automne, et le Babougane annonce les pluies…

Au petit jour me viennent voir des êtres humains, qui ne sont déjà plus de ce monde… Ils me regardent, regardent en moi, dans le calme pétrifié de l’aube, avec des yeux suppliciés… Les yeux éteints des animaux sont pleins, eux aussi, de leur douleur d’incompréhension et d’angoisse ; pourquoi regardent-ils ainsi ? Que demandent-ils ?…

Nous recommençons… quel jour est-ce ?. Sortez, douces poules et toi, dinde étique, pareille à un squelette. Faites votre dernière promenade.

Bordant le jardin, larges comme des saules familiers, les vieux amandiers perdent déjà leurs étroites feuilles jaunes. À travers leur réseau transparent, le ciel bleuit.

Je grimpe dans un arbre qui accroche mes guenilles, m’égratigne de sa rudesse, et je commence à gauler. La mer est si proche qu’il semble que l’on puisse tomber dedans. Les montagnes semblent s’être rapprochées et regarder cet épouvantail, qui, dans l’arbre, agite une gaule. Que n’ont-elles pas vu depuis les milliers d’années où elles contemplent la ronde humaine !…

Les amandes sont mûres. Leur peau de daim verte se fend, s’entr’ouvre littéralement comme des coquilles de rivière, et l’on aperçoit leur coque grêlée et rose. Elles tombent avec un bruit gras, toup-toup… toup-toup… et j’entends, quand elles roulent à terre, en rejetant leur coque, leurs petites voix sèches. Il fait bon voir leurs bonds joyeux à travers les branches et leur danse en bas : premiers pas, cette année et premières petites voix des enfants du vieil amandier…

De mon arbre, je vois, en haut chez Verba, la vache Tamarka lécher avidement de sa langue sèche un tonneau disjoint. Pourquoi donc n’entend-on pas dans le terrain vague, le maillet du vieux Koulèche ? Koulèche a rempli son destin ; il ne frappera plus.

Lalia, avec des claquements de pieds nus, court ramasser les amandes qui tombent dans la vigne.

– Bonjour, toi ! Eh bien, vous mangez ?

– Mal… Hier, nous avons arraché des oignons de crocus… Mais Aliocha va bientôt nous aider et rapporter de la steppe du blé et du lard…

Je le sais, l’aîné de la vieille bonne s’est fait marchand de vin, contrebandier. Avec le gendre de Koriak, il a passé le col. Il emporte du vin, pour l’échanger là-bas à ceux qui ont encore du froment. Hardis contrebandiers ! Des deux côtés du col on les guette, on les arrête dès qu’on est en force… La mort s’est également abattue sur la steppe. Aucun horizon. On se console en buvant. On chemine la nuit, en cachant l’alcool sous la paille ; on en tient une bouteille, prête à fermer une bouche au besoin. Question du pain quotidien ! Mille mains crochues, mille yeux affamés se tendent par-dessus la montagne, vers un poud de blé…

– Alors vous avez arraché des crocus ?… Prends une pierre, casse des amandes…

– Merci… grand merci !…

Le pain quotidien !… Chers crocus aux yeux d’or, vous êtes devenus vous aussi notre pain quotidien !

– Et Koulèche est mort… me dit Lalia en mâchant, mort de faim…

– Oui, Koulèche est mort. Il a cessé de souffrir. Toi, as-tu peur de la mort ?

Elle lève vers moi ses vifs yeux gris, mais ils sont absorbés par les amandes.

– Voyez, au-dessus de vous… il y en a trois petites.

– Aha !… Et tu as peur de la mort, Lalia ?

– Non… De quoi aurais-je peur ?… répond-elle en cassant une coque avec ses dents. Maman dit que lorsqu’on meurt sans souffrir, c’est comme si on dormait… Dormir, et ensuite tout le monde ressuscitera. Et tout le monde sera en chemise blanche, pareil à des anges, avec des petites mains comme ça… Tenez là, sous votre main, sous votre main… une, deux… quatre amandes !

Koulèche est mort. Il est allé recevoir la chemise blanche et voir les petites mains comme ça… Il ne souffre plus.

Le maillet de fer, ces derniers jours, frappait de moins en moins fort. Koulèche, en allant à son travail, gravissait la montagne d’un pas moins ferme. Il s’arrêtait, soufflait. Un espoir le soutenait : les froids venus, on emporterait les poêles dans la steppe, et alors il y aurait du blé, peut-être même du lard. En attendant il fallait marteler. Pour la façon de chaque poêle, Koulèche recevait juste assez de tôle pour en faire un autre…

S’arrêtant près de ma clôture, il soupirait. C’était un véritable ours, large et grand, des yeux enfoncés sous des sourcils en toison. Il avait été roux et, maintenant, était jaune gris. Ses poings étaient lourds comme le plomb et la pierre. Ses dernières bottes, avachies, traînaient à terre. Ses vêtements… quels vêtements a-t-on maintenant !… Sa casquette plate crêpe rousse, était couleur de mastic et de glaise. Sa figure… sa figure, usée, était une boule de cire sale, aux lèvres bleues…

– Eh bien, Koulèche, ça va ?

– Je meurs… soufflait-il à peine, ramassant avec effort ses lèvres indociles. N’avez-vous rien à me donner à boire ?

De l’eau et une poire sèche le remettaient. Il tirait en tremblant sur une cigarette, son dernier tabac, joie dorée : du Biouk-Lambat ! Il revenait peu à peu à lui. Il en avait lourd sur le cœur, et personne à qui le confier : il s’ouvrait à moi.

– Voilà où en sont les choses… aucun travail ! Jadis on venait chercher Koulèche en voiture. Il n’y avait qu’à prendre la commande. J’ai travaillé pour Tokmakov, pour Goloubev, le professeur… On se m’arrachait… Ici, réparer un toit, là une installation pour l’eau… là, une canalisation… J’étais bon pour les cabinets d’aisance… J’avais l’œil fait à la pression de l’eau, la main légère. Mais, mon principal travail était de découper les kvirouettes, les plus kfaçonnées… Des coqs… des chevaux… un ande (ange) avec une trompette, je pouvais faire tout cela !… Mes kvirouettes ne grincent pas…, elles flairent le vent et tournent. J’en ai placé sur toute la côte jusqu’aux Yaltas (à Yalta). Comme j’avais la main légère, mon travail était fin. Interrogez toute la côte au sujet de Koulèche : tout le monde a de l’estime pour lui. Qui es-ce qui a travaillé pour Livadia[24] ? Koulèche. Qui a fait la toiture pour Micolaï Micolaïtch, le grand-duc ? (le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch). Moi-même, Koulèche !… J’y ai fait des tuyaux cannelés. Doumbadzia[25] m’a offert du vin de la cave impériale : « Ne nous lâche pas, Koulèche, me disait-il, tu as la main légère ! » On m’offrait même du vin de chimmpagne. Deux fois par semaine, régulièrement, je m’enivrais ; mais, comme je plaisais à tout le monde, on me pardonnait. C’est moi qui ai découpé le dauphin de cette kvirouette en laiton doré… Les petites grandes-duchesses pouvaient la regarder, et elles ont été tuées pour rien ; Dieu ait leur âme !… Et voilà, je ne l’oublierai jamais… On me donna une fois, venant de la table du tsar, un pain d’épice estampillé, large comme la main, avec l’écusson… Un aigle-écusson… ma parole, plus net que sur un rouble !… Notre puissant aigle russe… où vole-t-il maintenant ? L’intendant de Livadia, un général, imposant de son extérieur, avait ordonné de me le donner. « Ne nous lâche pas, Koulèche, disait-il, tu as la main légère. » Et voilà…, c’est fini mes découpures… Il s’est produit un arrêt…

Il n’aime pas à parler de cet « arrêt », mais parle volontiers de son passé.

– Moi, je suis amateur de sauternes ! On me payait deux roubles cinquante par jour… Voyez le cas que l’on faisait de moi ! Des fois, j’allais au marché… « Qu’est-ce que tu me fourres là ? disais-je. Est-ce du lard, ça ! Il est déjà un peu jaune. Je ne veux pas même le regarder ! Donne-m’en qui soit comme de la crème et qui sente la rose… Qu’il soit ferme, pas du savon !… » Pouah !

Koulèche crache et secoue la tête :

– Ça me soulève le cœur, ce marc de raisin !… Ça me brûle en dedans. Un vrai poison ! Ces jours-ci, un commis en est mort ; ses boyaux s’étaient retournés… Ah ! toute ma force s’en va ! Ma tête bourdonne… Il y avait aussi au marché ce fromage de brebis qui valait six kopecks… On choisissait une serte[26]… C’était comme s’il y avait du soleil à travers : tout à fait comme du porto… Le dos d’esturgeon n’est pas meilleur…

Koulèche agite les mains comme s’il voulait attraper une mite et penche si bas la tête que sa calvitie, par-dessous sa casquette, son cou tendu, aux vertèbres aiguës, et ses épaules usées, ramassées – comme à la peur d’un coup – expriment le désespoir et la soumission.

– Mes petits amis, quelle douceur on a laissé passer !… Contre quoi l’a-t-on échangée ?… Contre de la charogne, du chien… Hein ? qui nous a roulés ? fourrés comme sous la queue d’une bête !… On les a compris maintenant, oui !… Mais maintenant va te plaindre !… À qui ?… Ceux à qui, autrefois, on allait se plaindre, ceux-là parfois vous plaignaient… et maintenant plus personne ! Aller se plaindre à eux, aux coummanistes ! Autant aller se plaindre au loup… Il n’y a plus personne… Pour la moindre parole – au caveau ! On vous colle le livolver sous le nez. C’est nous-mêmes qu’on écrase !… Ces jours-ci on a arrêté des pêcheurs… On leur a enlevé leurs bottes comme à des mioches. Quand on les fait embarquer, on les leur rend ; quand ils rentrent on les leur fait quitter… Ils se moquent de nous ! Oui, le servage était meilleur. Alors, du moins, on écrivait une supplique au tsar… Et cet autre-là, d’où sort-il ? Hein ?… Il parle et on ne comprend pas d’où il est… Il n’accepte pas notre manière d’être. Il pille les églises. L’autre jour, on a encore traîné le pope à Yalta… Une de nos femmes a dit un mot de lui au marché ; un gamin arrive avec un fusil… hop ! arrêtée ! Ils peuvent tout maintenant sans jugement, sans foi ni loi… Ce qu’on en a tué de monde !… Où est-elle donc, la justice ? Et c’est pourtant par nous-mêmes qu’elle a été démolie…

Koulèche redemande de l’eau ; il boit et suce une poire.

– Si j’allais à l’hôpital… peut-être m’ordonnerait-on quelque médicament… Dans l’année 10, aux Yaltas, quand j’y étais… j’avais une inflammation du poumon… On m’avait sévèrement ordonné du lait, de l’œuf et des kôklettes… L’entrepreneur Ivan Moskovski m’apporta une bouteille de porto : « Remets-toi, seulement, me dit-il, ami Stépane Prokofitch… ; ne nous lâche pas, tu as la main légère. » Hein, qui, maintenant, d’entre eux, me dirait ça ? Vlan et vlan !… Et toujours à la bouche : « Votre pouvoir et notre pouvoir !… » Mais il n’y en a aucun… Des apaches seulement !… Pendant trente-sept ans, j’ai vécu de mon travail, et là… en deux ans… on m’a enlevé toutes mes forces… je péris comme un ver… Ah ! ahaaa !… Lorsqu’on achetait du mouton : « Donne-le-moi, disait-on, avec des rognons gras… » Je mangeais ma soupe avec des lardons… Ma femme y coulait des tomates… C’était à en voir le paradis ! Ma famille, maintenant ?… Rien que des fillettes !… Pas moyen d’y échapper : toutes avec des commissaires !… Oho ! c’est un songe affreux !… Si, du moins, avant de partir je pouvais manger de cette bonne soupe… et ensuite…

Koulèche ne mangea pas de la bonne soupe.

Il sortit de chez moi, chancelant… Il regarda la montagne au-delà du ravin sec : oïe ! Il ne pourrait, pas grimper jusqu’à son travail, marteler pour rien… ; et quand, encore » emporterait-on son travail dans la steppe ?… Il réfléchit et se traîna pas à pas, à l’hôpital… Il alla, titubant, par la ville, s’appuyant aux murs.

L’hôpital semblait le même, seulement plus délabré.

L’hôpital lui dit :

– Mourir de faim n’est pas une maladie. La ville est pleine de gens comme vous, et nous n’avons pas même de rations pour ceux qui sont sérieusement malades.

Koulèche dit à l’hôpital :

– Mais c’est maintenant l’hôpital pour tout-le-peuple ! On disait qu’on aurait tout maintenant… On disait que…

L’hôpital se mit à rire :

– On l’a dit, oui ; mais… on l’a dit à tort ! C’est la carence prolétarienne complète. Celui qui, maintenant, veut se soigner, doit apporter ses médicaments et ses provisions, et une ration pour le médecin. Les médecins affamés ne peuvent pas soigner les gens !… Il faut aussi apporter de la paille, car on a vidé toutes les paillasses.

Alors Koulèche, ramassant toutes ses forces, trouva le mot à dire :

– Tous vos toits… coulent…, les dalles ont été arrachées pour en faire des poêles ; je ne vous prendrai pas cher… donnez-moi seulement un peu de nourriture. Je suis affaibli… Regardez au moins ma langue…

On ne la lui regarda pas.

Koulèche examina l’hôpital à travers une brume et s’en alla. Il traversa toute la ville ; à l’autre bout il y avait un prodigieux hôpital. Il marcha, titubant le long des murs, s’accrochant aux ronces poussiéreuses, s’asseyant sur les tas de cailloux. Il chancela, buttant dans le terrain vague sur du verre brisé, des pierres…

Il y avait, sur le terrain vague, une grande rotonde, en bois, kiosque ou haute estrade. Tout récemment encore elle retentissait des voix sonores des meetings. Un drapeau rouge y claquait. La rotonde vantait le nouvel ordre de choses, parlait de sang, menaçait. Koulèche, à travers sa brume s’en souvint avec un poignant effroi, et… de dépit, il cracha… Il se traîna péniblement sur les galets roulants, au bord de la mer…

Libre, gros bleu, la mer jouait avec les vagues ensoleillées, envoyant de la fraîcheur.

Koulèche se traîna vers l’espace bleu, se mouilla la tête, rafraîchit ses yeux mourants. Peut-être cela le fortifierait-il ?… Quelque chose se troubla dans sa vieille tête, soumise à tout, et il s’agenouilla… Songea-t-il à boire ou à saluer la mer, pour lui dire adieu ?… La mer fit une grande oscillation vers lui, le renversa… Il tomba sur le côté et se mit, grosse tête grise, à ramper de biais, comme font les crabes… Il avait le dessein de rentrer au plus vite chez lui… Mais il y avait loin jusque-là !

Des ouvriers de sa connaissance le rencontrèrent.

– Qu’as-tu, Koulèche ?… Aïe, tu es soûl !…

Koulèche regardait les passants, ému, troublé, rassasié de sa vie, de sa vie rouge. Il balbutia à peine :

– Remettez-moi sur pieds… je vais… chez moi…

On le remit sur pieds, et il recommença à se traîner vers sa maison en s’accrochant à tout. Sur le quai désert, des gens le prirent sous le bras. Ils le tirèrent jusqu’au pont…

– Maintenant… soupira-t-il, j’irai… moi-même…

Et ce fut sa dernière parole en reconnaissant la combe sèche où il vivait.

Maintenant, j’irai moi-même !…

Il marcha d’un pas ferme, atteignit la longue palissade, s’y appuya. Il renversa la tête en arrière, fit un soupir prolongé… et mourut. Il mourut paisiblement. Ainsi tombe la feuille qui a fait son temps.

On est bien sur l’amandier. La mer est véritablement comme un mur – un mur gros-bleu dans le ciel. Voici la route vers le glorieux Stanbul où les débardeurs déjeunent de sardines, jetant à la mer les débris… On a le vertige devant ce mur bleu sans limite… Cela vous prend… il faut fortement se tenir.

Je vois, du haut de l’amandier, la petite ville blanche, les collines brûlées, rousses – des cyprès, des pierres – et là-bas, toute en verre, comme un palais de cristal, la petite chapelle du cimetière… C’est là qu’est Koulèche maintenant. Tout récemment encore il était assis sous cet amandier ; il y parlait de sa soupe au lard, et il a été porté dans ce cercueil de cristal. Et quel surnom il portait Koulèche ! La vie, cette ironique, l’avait étiqueté[27]. Koulèche est mort de faim. Il gît maintenant, cet ouvrier estimé, dans une merveille de cristal. Qu’elle est bête, l’humanité ! Elle met dans les cimetières des palais de cristal et les orne de croix dorées… Y a-t-il donc surabondance de pain ?… Et voilà qu’elle a fait banqueroute et ne peut plus enterrer un homme !…

Koulèche est depuis cinq jours dans cette serre, attendant qu’on l’expédie ; il ne peut obtenir de tombe. Il n’est pas seul : Gvozdikov, le tailleur, son ami, se trouve avec lui. Ils attendent un troisième être qui vit encore. Tous deux, aux meetings, braillaient, exigeant qu’on leur donnât une propriété. On a, selon la loi populaire, tout saisi, y compris les caves à vins : baignez-vous-y ! On a saisi les jardins et le tabac, les villas… Où tout cela est-il passé ? Les montagnes de lard, les troupeaux de moutons, les chevaux et les gens se sont évanouis… N’y a-t-il même plus de fosse ?

Koulèche, gonflé, bafouille dans la serre : moa… aaa…, nou-ou-ou-ous…

Le vieux gardien ivrogne dit à Koulèche :

– Attends, prends garde, camarade… Il faut faire les choses comme il faut… T’enterrer ?… Il le faut, c’est vrai ! On n’aura pas de paix avec toi… Tu es enflé comme une montagne, tu vasouilles… Mais m’as-tu nourri, fait boire ?… Je suis seul pour vous tous, racailles maudites ! Où a-t-on jamais vu qu’un travailleur… sans manger, ni boire… creuse des fosses dans la pierre ?… At-tends… C’est maintenant mon droit… celui de tout le peuple !… Tu ne t’es pas creusé ta fosse d’avance… et moi, je n’ai pas de ration… Va un peu causer avec les camarades… que le diable les… ils t’expliqueront tout en détail !… Et… en conséquence… je dois t’enlever au moins ton suaire et le porter au marché… Du pain… mauvais, mauvais…, on m’en donnera au moins deux livres… et du vin, on m’en donnera… pour boire, pour le repos de ton âme… pour que ma pelle marche mieux !… Et il n’y a de toi, diable, à vendre qu’un pantalon déchiré !… Toi aussi, patiente un peu !… Quand on m’apportera un mort bien habillé, alors… je vous fourrerai tous ensemble dans la fosse commune…

Koulèche, gonflé, gît dans le palais de cristal, attendant que lui vienne une suite… Auprès de lui gît le tailleur Gvôzdikov, surnommé Ver-perche à cause de sa longueur, modestement décédé derrière la porte close d’un pauvre logis.

La Rybatchikha racontait :

– Personne ne s’en est aperçu. Les propriétaires tatares seulement ont senti… Il était déjà tout à fait tourné… mort depuis trois jours… tout couvert de mouches… vertes… qui lui chantaient la prière des morts…

Gai Requiem !… Le tailleur lui non plus n’avait pas apporté d’obole… Il arriva au palais de cristal en un caleçon troué, pour lequel, au marché, on ne donnerait pas une noix.

Dors, vieux Koulèche… bête de Koulèche, avalant bouche bée, « le droit tout populaire » que tu ne connaissais pas… Quelques malins t’ont trompé… eux ne resteront pas au soleil, couverts de mouches !

Et toi, Ver-perche, ignoré de tous, et vous, les millions d’êtres, qui avez disparu sous terre, affamés… l’Histoire ne parlera pas de vous. Écrit-on votre Histoire ? L’histoire ne tient aucun compte des terrains vagues, des berges des rivières désertes, des fosses à ordures, des taudis, des fillettes russes qui troquent contre des pommes de terre leurs corps d’enfants ; elle n’a cure des vétilles. Elle est occupée de trop grandes choses et de trop grands exploits pour prendre son vol sur ces vétilles !… Elle inscrira ceux qui communiquent par radio avec l’univers, ceux qui passent des revues sur les places, ceux qu’on invite aux congrès et qui portent les fracs décents d’un tailleur de Londres ; elle ne parlera pas de toi, Ver-perche ; elle parlera de ceux qui, en votre nom, gens perdus, décident du sort de votre descendance sacrifiée. Mille plumes notent en criant ce qui est agréable à leurs oreilles ; mille plumes vendues et menteuses étouffent le bruit de vos gémissements bègues. Les illustres roulent dans des autos silencieuses et volent dans des navires aériens. Mille maîtres multiplient sur des transparents le tableau de leurs décès. Mille plumes, menteuses et esclaves, grincent, exaltant la louange du grand homme. Au pied de leur char funèbre, des esclaves porteront mille couronnes rouges. Des millions de déguenillés arrachés à leur labeur, chanteront « leur amour désintéressé pour le peuple ». Les trompettes corneront triomphalement, et la flatterie des drapeaux rouges vous bouchera les yeux. Vous croirez enterrer votre chef !

Dors en paix, imbécile Koulèche ! Tu n’es pas le seul que des grands mots, mensongers et flatteurs, ont trompé ! Des millions de gens l’ont été, et des millions le seront encore…

D’ailleurs, tu n’es pas sot, Koulèche ! Au bord de la fosse, toi aussi, tu as compris !… On ne venait plus te chercher à cheval ; on ne t’offrait plus de porto… Mais tu continuais à espérer au moins du pain.

Des orateurs habiles te criaient :

– Nous gaverons de pain les travailleurs ! Le pouvoir soviétique a construit des iéroplanes lectriques… dont chacun peut transporter cinq mille pouds ! Nous gaverons toute la Crimée…

On te ferma les yeux – sur le sang. On te rabattit fortement les oreilles… Et tu braillais gaiement comme un gamin :

– Ah ! c’est les nôtres ! notre pouvoir personnel !…

Des semaines, des mois passèrent… les aéroplanes ne vinrent pas… Les commissaires pourchassaient tes filles ; il n’y avait pas de pain ! Ils criaient aux mères :

– Et puis, quoi ? les enfants sont à vous !… Eh bien, jetez-les à la mer !…

– Koulèche, te demandais-je, eh bien, et vos… aéroplanes ?

Tu découvrais tes dents affamées, tes gencives bleuies ; tu pinçais comme un fil tes lèvres pâlies, et tu trouvais le mot, approprié à la circonstance :

– Ils ont peur de descendre… Les montagnes… et puis la mer… Ils craignent des catastrophes !

Et ton visage était anxieux.

Non, Koulèche, tu n’es pas bête… tu es un simple.
XIX – « Grand-maman avait un chevreau gris…[28] »

En bas, tout est cueilli ; il faut monter plus haut.

Je vois du haut de mon amandier l’institutrice myope Pribytko venir de la villa Le Bon Port, son sac vide aux épaules, ayant aux pieds des planchettes claquantes, et traversant la vigne que les vaches ont foulée. Elle se rend au travail. C’est une femme tenace. Elle a deux enfants faméliques : Vadik et Koldik. On a tué son mari à Yalta, mais elle ne sait pas s’il n’est pas parti pour l’Europe sur un bateau. Qu’elle l’ignore ! Près d’elle vit sa vieille mère, Marina Sémionovna, infatigable elle aussi, qui, du matin au soir, fait la guerre au soleil, lui disputant son petit potager.

Je veux fuir l’angoisse du vide qui m’entoure et me plonger dans le passé, au temps où les hommes, en intelligence avec le soleil, créaient des jardins dans le désert…

Le Bon Port…

Il n’y avait en ce lieu qu’une friche, des ronces et des pierres. Un vieil original survint, officier de police de district en retraite, amateur de roses et de tranquillité, qui dit : « Que cela soit ! » Et il tira des pierres un magnifique « royaume des roses ». Oui, un officier de police de district ! Ce sont aussi, un peu, des hommes… Tout ce que l’ispravnik avait en poche et en tête, il le donna à la terre aride ; et à la fin de sa vie, elle le gratifia de ce sourire : Le Bon Port.

De l’aube au soir, le vieux maniait pelles et serfouettes, sable et béton, soleil et eau. Il plantait, greffait, bâtissait, criait après les ouvriers qui lui volaient des clous et jusqu’à des pierres. Mille fois, sans le faire, il menaça de tout abandonner. On lui perça le cœur, mais il aboutit… Assis sous sa véranda, allumant une cigarette, il admira : tout était parfaitement bien. Et il mourut ; et eut raison…

Il était temps ! On l’eût traîné, ce vieux chien d’ispravnik, hors de sa roseraie, et l’on eût mis fin à ses jours dans un caveau ou un ravin.

Le royaume des roses dépérit. Les rosiers ont dégénéré, séché ; des rejets montent des racines. Le fond de l’immense bassin a cédé, craqué. Cerisiers, pruniers, noyers, pommiers ont grillé. Secs et abâtardis sont les pêchers abandonnés… Les tuyaux des conduites d’eau ont crevé, les allées craquantes sont envahies par les ronces ; la vigne est mangée par les herbes folles ; orties et bardanes, couvrant les plates-bandes, ont étouffé les fraises délicates. Le lierre enlace les arbres. Les racines millénaires des chênes rejetonnent ; mêlée au charme, l’épine du Christ, pesante et étouffante, pompe la sève. La vermine des jardins file des cocons, enveloppe, fore et vrille. La chicorée bleue et la carotte sauvage tapissent les enfoncements. Le chardon roulant a envahi les pentes, et les lézards à ventre jaune se prélassent paresseusement sur les marches de pierre des escaliers. Les crapauds gris coassent dans la vase verte de l’ancien bassin. D’année en année, Le Bon Port devient de plus en plus sauvage. Il disparaît dans les pierres. Dès le départ de l’homme, le désert reparaît.

Une sèche petite vieille tâche de l’arrêter, au moins pour conserver la vigne et le potager… Armée du sarcloir et de la pince, elle combat les mauvaises herbes et le soleil ; elle lutte avec les vaches, qui, de leurs cornes et de leurs côtes, enfoncent les haies pour ronger ce que le soleil a laissé. Il reste encore quelques poires – des Marie-Louise, des Ferdinand et des beurrées – et, en contre-bas du bassin, dans un fond, il y a encore à tondre un peu d’herbe. C’est là l’endroit le plus précieux ; c’est celui de « la chèvre ».

Renommée dans tout le district, se trouve, chez les Pribytko, une très merveilleuse chèvre, échangée à un berger du Tchatyr-Dag contre une couverture et une chemise brodée. La chèvre a été élevée par hauts faits et prières. Quelle chèvre ! Elle donne quatre bouteilles de lait, la Ravissante incomparable ! Toute la journée, Vadik et Koldik errent dans le jardin et les combes pour lui apporter de l’herbe, des ramilles, toute sorte d’épluchures, un haricot…

– Notre chère petite chèvre, la Lavissante !…

Attachée à un pieu, sous un poirier, la chèvre, heureuse, clôt à demi ses yeux étroits ; elle somnole, se pâme, mastique, fait du lait, remplit sa mamelle brune, qui lui descend jusqu’aux sabots. Ce n’est pas une chèvre : c’est une merveille – la Ravissante.

Quand je cherche, à la tombée du jour, ma dinde égarée, je me sens attiré vers Le Bon Port pour faire visite aux Pribytko. Seigneur, on trait la chèvre ! Je contemple de loin. La chèvre ne bouge pas ; elle comprend que quelque chose de grand s’accomplit. Elle mâche, rumine, fermant, de plaisir, les yeux. Marina Sémionovna la trait doucement, comme si elle la caressait, et la chèvre l’aide, écartant les pattes et laissant couler le lait, d’un air de dire : « Prenez tout. » Vadik et Koldik lui offrent une poire :

– Tiens, Lavissante, Lavissante !

Il est plaisant d’entendre le jet blanc heurter le vase de cristal ciselé. Il est agréable de voir le lait couler sur la paroi transparente, et la chèvre croquer une poire. Un mystère s’accomplit… La lumière du soir s’éteint. La chèvre violette regarde de ses petits yeux rosés – et le lait rosit dans les facettes irisées. Sa mousse reflète l’arc-en-ciel. Et Vadik et Koldik, leurs poings sous leur cou, attendent, regardent. Ils avalent leur salive et l’on entend un glougloutement, soit dans le ventre de la chèvre, soit dans celui des enfants nu-pieds.

Non loin de là, attaché lui aussi à un pieu, se trouve : « le capital », le salut et l’espoir. C’est le nourrisson de Ravissante, un cabri géant, gris, tondu, le flanc rond tout à la fois : « Soudar » et « Boubik »[29].

Chacun sait alentour comment on l’a élevé, châtré, combien il a déjà de graisse, et quand on le tuera. C’en est une chance !… On le sait, et chacun le jalouse. Quand fut partagée la farine de l’Association écolière et qu’on la pesait à quelques onces près, on rogna la part de l’institutrice Pribytko :

– Y a-t-il à discuter ! Vous avez un chevreau, c’est une si grande chance !…

Ainsi elle perdit dix-sept zolotniks… Quand je rencontre dans la gorge profonde Marina Sémionovna, faisant des copeaux, nous parlons toujours de Boubik.

– Et votre Boubik ?…

– Il faut se méfier du mauvais sort… C’est un vrai sac de graisse ! Mais, songez-y, nous nous privons tous pour lui, et lui apportons chaque jour un morceau de tourteau. À errer dans les combes, trouve-t-on aujourd’hui beaucoup de glands ? Je lui en ramasse au moins un quart de livre. Nous lui portons tout ce que nous avons, comme on porte de l’argent à la banque. Quand il va faire plus frais, sa graisse va travailler, se purifier, se granuler. Je vais vous dire : la graisse de chevreau vaut celle de porc ; c’est du vrai saindoux.

Le voisin Verba, un sombre viticulteur petit-russien, est venu exprès pour voir le chevreau chez les Pribytko, où, depuis plus d’un an, il ne venait pas, mécontent qu’on lui eût soufflé Le Bon Port, qu’il voulait affermer. Il vint, n’y tenant plus.

– Je viens voir votre chevreau, Marina Sémionovna… Qu’est-ce donc que cette merveille ?

En esprit, Marina Sémionovna fit un signe de croix sur le chevreau, et, par façon de conjuration, cracha imperceptiblement à gauche : Verba a l’œil noir : pourvu qu’il ne porte pas malchance à Boubik !

– Voisin, regardez-le d’un bon œil ! C’est une créature de Dieu qui pousse !… Boubik… Dieu me garde de péché… pousse heureusement en chair et en graisse !…

Verba contempla attentivement le biquet, de-ci, de-là, croisant les bras comme ceci et comme cela ; et il secouait la tête à toute constatation, comme s’il aspirait le chevreau en son âme.

Marina Sémionovna regardait alternativement Boubik et Verba, et s’emplissait, elle aussi, de l’âme de son chevreau. Elle se préparait, attendait.

– Voici ce que je dois vous dire, voisine, dit enfin Verba, songeur, tirant sa moustache tombante. (Le cœur en faillit même à Marina Sémionovna, comme elle me le raconta ensuite dans la gorge profonde.) Je dois vous le dire, Marina Sémionovna, en voisin et de bonne part, tel que je le vois : ce n’est même pas là un chevreau !…

– Comment ! Pas un chevreau ?… fit Marina Sémionovna, sursautant. Comment donc est un chevreau, selon vous ?…

– Croyez-m’en sur parole, Marina Sémionovna : ce n’est pas un chevreau, mais une banque d’État !

De quelle joie et de quelle fierté se fondit le cœur de Marina Sémionovna ! Quelle bonne éleveuse elle était !…

– Et voilà encore ce que je veux vous dire, voisine… Ce chevreau vous permettra de bien passer l’hiver… Il pèsera un poud et demi à deux pouds…

– Ne dites pas ça !… Deux pouds et quelque chose… Il donnera, de graisse…

– … Douze livres.

– Ne dites pas ça !… J’ai l’œil juste… Que je n’aie jamais plus une chèvre… s’il n’en a pas un demi-poud !…

– Nenni, nenni, Marina Sémionovna… je ne le crois pas… Pourtant, il en aura peut-être… quinze livres…

– Tâtez sous la jambe, voisin… sous le ventre !…

– Mais, mon Dieu, je vois ça d’après sa queue ! C’est un vrai titre de rente…

Verba regarda et regarda encore le chevreau, lui tira la barbiche, et s’en alla pensif.

Marina Sémionovna et lui sont tous les deux propriétaires invétérés ; ils ont tous les deux chanté la gloire de la vie créatrice. Qui comprend à présent l’office des Rogations dans les champs et les étables, le chant d’actions de grâces à l’agneau qui naît, à l’épi qui donne le blé !… Ces choses sont compréhensibles à l’âme qui plane, au cœur qui vit en communion avec la terre et le soleil ; elles sont compréhensibles à l’oreille du propriétaire qui sait entendre dans le vent printanier, dans les pluies fécondantes sous l’arc-en-ciel, l’éclosion des bourgeons… Ces chants de la terre sont incompréhensibles et barbares à l’âme vide, et sèche, comme la pierre qui s’effrite ; avide de trésors amassés, elle qualifie du nom vulgaire de « petit-bourgeoisisme » – inventé par les aveugles – les prières et les rêveries du propriétaire. Elle ne verra que lucre dans une étable et dans un champ fertile.

Le diacre, connaisseur lui aussi en agriculture monta exprès de la ville pour jauger du regard le chevreau mythique. Il dit :

– C’est une loterie à quatre pattes où l’on gagne à tout coup !… On peut vous mettre à la tête de n’importe quelle propriété, Marina Sémionovna !… Pour un pareil bicot, permettez-moi de le dire, on décernait jadis des médailles. Votre chevreau est de race étrangère… de race suisse, impossible autrement ! Il provient ou de l’étable de Phalsfein ou de celle des Philibert[30]. Je connais bien leurs races. C’est un chevreau du type Philibert.

Le chevreau acquit un tel renom, une si grande gloire que le diacre remonta exprès une autre fois au Bon Port pour dire en secret un mot à Marina Sémionovna.

– Par devoir de conscience, Marina Sémionovna et eu égard à vos orphelins, je considère comme utile de vous prévenir. Je pense la nuit à votre chevreau, et je combats mon agitation. Gardez-le bien ! On parle beaucoup, en ville, de votre cabri. Le Manchot, chez nous, attrape tous nos chats…, il a même pris, dernièrement, le chien fox du père Basile, couleur chocolat. Et vous, qui avez ici un si magnifique chevreau, et dont l’habitation est en plein vent… gardez-le comme la prunelle de l’œil !

– Préserve-nous-en, Seigneur ! dit Marina Sémionovna, se signant. (Et elle signa aussi le chevreau.) Je ne le quitte pas des yeux. On a tué, dans la combe basse, la vache de Koriak ; on a essayé d’aller chez Garchine ; on a volé aussi la vache des Boukétov… Chez…

– C’est précisément ce que je vous dis… C’est la douzième vache que l’on tue… la douzième, Marina Sémionovna ! Je fais de mauvais rêves… Tout notre salut est en… notre Seigneur-Dieu et, soit dit terrestrement, en nos vaches ! Il faudrait installer une batterie électrique dans l’étable qui mettrait en danse l’ennemi dès qu’il y toucherait. Les Allemands avaient entouré leurs confins d’un fil électrique ; malheureusement, je ne dispose pas de force électrique…

– Oh ! faites attention, père diacre… dit à son tour Marina Sémionovna, énervée et déjà fâchée contre lui. On peut vous voler aussi…

– On le peut, et on peut prendre votre chevreau ! On peut même plus facilement enlever un chevreau, croyez-en mon expérience, Marina Sémionovna. Un biquet, qu’est-ce que c’est ? Le chevreau est un animal muet, bête ! Une vache, c’est autre chose ! Elle peut de sa corne, se défendre… ; elle meuglera contre un adversaire nocturne ; et, un chevreau… il ne fera que donner l’alarme en battant de son sabot… Non, Marina Sémionovna, il y a chez vous un gros danger !

Ce fut tout juste s’ils ne se querellèrent pas en raison de leur inquiétude. Et, à partir de ce jour, Marina Sémionovna plaça à l’étable un triple cadenas, jouant un petit air triste, tel qu’on en met aux coffres-forts. Et elle sema devant la porte des pointes de pieux, comme à un abatis de retranchement, et jeta sur elles des boîtes de fer-blanc, de façon à ce que dans la nuit noire, le voleur les heurtant et s’y empêtrant, il y eût alarme.

L’institutrice, maintenant, quand elle s’arrête à ma palissade, commence à se plaindre : un riche Tatare n’a pas fini, depuis l’hiver, de lui payer, pour des leçons, un demi-poud de noix ; si seulement il l’avait payée en orge !

– Les gens perdent leur honnêteté. C’était un Tatare très croyant. Hier, il a tué un mouton, et ne m’en a pas même donné la tête !…

Ensuite, elle me parle de l’homme terrible :

– Le père Andreï… est un homme affreux ! Il a laissé son petit porc venir dans notre jardin et toutes nos pommes de terre sont déterrées. Il a enlevé toute la toile des chaises-longues et a vendu toutes les bouteilles…

Elle déverse sur moi l’amas des choses qui la tourmentent et la rendent malade. On peut encore, Dieu merci, ramasser dans les jardins les fruits tombés ; chaque jour, elle en remonte dans un sac et s’en nourrit, elle et les siens, et en nourrit le chevreau. Les instituteurs reçoivent une bouteille de vin par jour pour travailler dans les jardins ; que feront-ils en hiver ?

Perché sur mon amandier, j’écoute. Je regarde les jeunes aigles jouer au-dessus du Castelle. Soudain me vient une pensée : que faisons-nous ? Pourquoi suis-je en haillons sur cet arbre ? La maîtresse de lycée, avec son lorgnon, nu-pieds, déguenillée, traînant son sac, rôde dans les jardins pour ramasser les fruits tombés… Qui se rit de notre vie ? Pourquoi Mme Pribytko a-t-elle des yeux si effrayés ? Et Drozde en a de tout pareils…

– Avez-vous entendu dire ?… Le gardien du cimetière sort hier, de la chapelle, Mikhaïlo qui est mort asphyxié… En son absence, le défunt disparaît. Sa femme arrive,… disparu ! Les chiens l’avaient mis en pièces… J’ai rencontré hier au marché Ivan Mikhaïlytch… Il trottinait avec son chapeau de paille à larges bords, tenant un panier sale, les yeux chassieux… Il était tout tremblant. Je le vois qui passe devant les étalages et salue en silence. L’un lui donnait une tomate écrasée, un autre une poignée de petits poissons salés. Il me vit et me dit : « Voilà, ma chère, je mendie, au nom du Christ ! Et je n’en ai pas honte, vieillard que je suis ; au contraire… c’est bien : le Seigneur a daigné m’envoyer une épreuve ; je réveille le Christ dans le cœur des hommes !… » Il a encore la force de philosopher ! Et, jadis, l’Académie des Sciences lui donna un prix et une médaille d’or pour son livre sur Lomonossov !

Ma tête tourne. Je descends de l’amandier. Il me semble que la muraille gros bleu, que la mer roule sur moi…

J’ouvre les yeux, des cercles bleus, verts, tournent devant moi… L’institutrice s’en est allée. Il y a près de moi un tas d’amandes. Lalia aussi est partie… Je ramasse les amandes dans un sac. Une vapeur couvre les montagnes… Je les regarde…

… Des promenades à cheval, des haltes… Dans les cafés, au bord de la route, on grille du café dans des brûloirs qui tintent ; on sent l’odeur du chachlik[31] ; des tchéboureks rissolent dans de la graisse de mouton. Sous des mûriers dorment, leurs poings de cuivre écartés, les Turcs aux braies bleues, qui travaillent à la route. Un âne somnole en lançant des coups de pieds aux mouches qui lui piquent le ventre. La chaleur bourdonne et chante. L’eau glougloute sur la pierre. Un chien roux achève paresseusement de ronger un os de mouton, couvert de mouches. Une auto ronfle, avalant la poussière et la chaleur…

J’ouvre les yeux. Les amandes ne sont pas encore dans le sac. Il faut les ramasser.

… Des Grecs et des Italiens, assis par terre, cassent les pierres avec leurs maillets ; c’est comme s’ils frappaient votre tête. Sur de maigres chevaux, des Tatares maigres se penchent hardiment aux tournants ; leurs dents brillent quand ils boivent à leur jatte le lait caillé, en retenant un cheval impatient qui se cabre et danse. Aida !… Alekoum salam !… Des voiles bleus flottent hors des voitures ; une bouteille, lancée contre des pierres, vole en éclats… Dans la chaleur grince une charrette tatare, les bœufs cognent de leurs cornes les pierres du chemin… « Avance, diable ! » Le tabac, sur des perches, pend en rideaux bruns… Les jardins sont chargés à n’en plus pouvoir… Les vignes, bariolées, retentissent de bruits ; des petits Tatares, grouillant au milieu, coupent les grappes ; des jeunes gens, à jambes d’échassier, portent sur le cou de grandes hottes, se rendant au pressoir… Il y a du vin, du vin… Le vin rouge coule, colore les mains, les cerveaux ; le pas des portes ruisselle… Il flotte une odeur de fermentation… Ivres de ces émanations, des hommes, en tablier bleu, brandissent des puisoirs… Il est temps de remonter à cheval. La chaleur est tombée…
XX – La fin du paon

Déjà la fin d’octobre… La neige a blanchi un instant la Kouchekaïa, mais a fondu. À l’aube, il fait très froid. La montagne, rousse, fonce de jour en jour ; là-bas, c’est le plein de la chute des feuilles, mais ici il y a encore un poirier doré. Au premier vent, les jardins, qui flamboient au coucher du soleil, se videront. Les sauterelles disparaissent, et, en se promenant, mes trois petites poules ne trouvent plus rien. Nous allons nous nourrir de pépins de raisins et de marc. Les gens en mangent et en meurent. Ça se vend au marché, comme, jadis, le pain. Il faut en aller chercher très loin, le quémander. C’est aigre, amer, déjà couvert des moisissures de la fermentation. Ça se moud, ça se grille…

Le soleil, lorsqu’il se lève sur la mer, est maintenant plus à droite et plus bas. Je regarde la combe aux vignes ; elle est vide, elle a tout donné. Le vent y apporte des monceaux de chardons roulants. Je regarde au-delà : le paon ne prend plus le soleil sur le balcon ; il ne me saluera plus de son libre cri sauvage ; il ne prendra plus sa volée… A-t-il choisi un autre domicile ? Non, personne n’entend son cri : Pavka a disparu… Voilà déjà quatre jours qu’il a disparu…

La villa mutilée de l’institutrice d’Ekatérinoslav s’efface aussi dans le passé. Quelqu’un en a enlevé les derniers châssis…

Je me souviens de ce soir paisible où Pavka, affamé, confiant, vint près de l’écuelle vide qu’il piqua du bec… Il la piqua longtemps. La faim apprivoise ; chacun maintenant le sait ; on s’apaise. Ainsi fit le paon…

Il s’approcha tout près, tout près, me regardant, l’air interrogateur :

– Ne me donneras-tu rien ?

Pauvre Pavka… Mon tabac !… D’excellent tabac de Lambat !… Sans penser à rien, je le saisis sauvagement, retrouvant tout d’un coup en moi l’adresse de mes lointains ancêtres, les chasseurs de fauves. Le paon, effrayé, poussa désespérément un cri de trompette. Je me laissai tomber sur lui de tout mon corps, et soudain ressentis de l’épouvante en présence de ce magnifique oiseau aux plumes ocellées, et de sa danse exaspérée devant la mort, et de ses cris lugubres, emplissant l’espace.

Je sentis tout à coup qu’il y avait en lui quelque chose de fatal qui s’attachait à moi… Je pressai son soyeux col bleu, sinueux, glissant son col serpentin. Il luttait, me déchirait la poitrine de ses griffes, battait des ailes. Bien qu’affamé il était encore fort… Puis il roula ses yeux, les voila d’une pellicule blanche… Alors je le laissai. Il resta couché sur le côté, respirant à peine, et son cou frémissait. Je restai près de lui, terrifié… je tremblais… Les assassins doivent trembler ainsi.

Je ne l’avais pas tué, Dieu merci ! Je caressai sa tête de peluche, son aigrette, son col de satin. Je lui jetai de l’eau ; j’écoutai son cœur… Pavka entr’ouvrit son petit œil, me regarda… et il eut un réflexe… Tu as raison, Pavka… il faut avoir peur de moi… Mais il était faible et ne pouvait se relever.

À présent, j’aurai honte et cela me fera mal de le regarder : qu’on l’emporte !

Une gentille fillette l’emporta… Elle n’est plus aujourd’hui de ce monde… Combien de braves gens ont disparu !… Elle dit :

– Je connais au marché un riche Tatare… Peut-être le prendra-t-il pour ses enfants.

Je vis comme on l’emportait, sa queue balayant le sol. Fini, le paon !

Non pas encore !… Il revint, retourna pour me rappeler le passé, le bon et le mauvais… Du terrain vague, il me lança encore son cri…

Pavka était resté près d’une semaine au marché dans un café, attendant qu’un riche Tatare le prît. On ne le prit pas. Des enfants tatares jouèrent avec lui ; et il revint à son terrain vague, à sa villa… Comme toujours il me saluait à l’aube de son cri du désert, triomphant, semblait-il… Et sa queue ?… Où est ta queue-éventail, ta queue-arc-en-ciel, à ocelles ?

… Eh-ou-aaa !…

Se plaint-il ? S’ennuie-t-il ?… Les enfants tatares lui ont arraché la queue. J’ai honte ; cela me fait mal à voir. Il ne me faut ni tabac, ni… rien. Sotte plaisanterie !

Il arpentait son terrain vague, dévasté, abandonné. Et il ne montait plus vers moi, par le ravin ; il ne venait plus près du portail. Il se souvenait. Il se nourrissait par lui-même, quelque part, d’on ne sait quoi. Maintenant, il n’appartient plus du tout à personne. En ces jours noirs, il s’est perdu. Qui, maintenant, s’occupe d’un paon !

La colline s’agite : on a mis au pillage Le Bon Port. Marina Sémionovna, courant en ville, s’arrête chez moi :

– Que ne fait-on pas !… Comme les gens se montrent à nu !… Et des nobles encore ! La fille du docteur, une institutrice… venue à l’aube avec quelqu’un… a enlevé du pavillon les meubles de l’officier de police ! Au petit jour, j’entends du bruit dans le jardin ; c’était eux qui emportaient un lit… des tables… Je vais le déclarer… J’ai la garde de toute la propriété… Des gens nobles qui disent : « Maintenant, tout est à tout le monde… de toute façon, ce sera volé !… » Je ferai tout rendre… jusqu’au moindre clou !

Un homme maigre, aux jambes de coq, entourées de bandes, survient avec une carabine. Passant devant le jardin, il demande à boire.

– Tout le monde, dit-il, ne fait que voler… Et je suis seul pour la petite ville… Et je tiens à peine debout. Ils font ça pour être arrêtés. Je connais leurs façons… Mais ils se trompent. On n’arrête plus les voleurs. On n’a pas de quoi les nourrir. Ce n’est pas comme du temps de Nicolas[32]. Si c’était comme de son temps, toute la ville serait en prison. Comme on y était gâté alors ! On donnait de la soupe et deux livres de pain. On a, ces jours-ci, arrêté un voleur de vaches… Il est resté cinq jours sans rien avouer, et n’avait pas de ration… Il s’affaiblissait. Nous lui avons donné « un bain » et du moussage (massage) ; il n’avouait toujours pas !

– Pourquoi lui avez-vous donné un bain ?

– Seriez-vous un enfant !… Vous ne comprenez pas ? Ça va de soi. Pour qu’il n’y eût pas de traces, on lui a fait une… extension, les bras comme ça… (l’homme fait le geste), on est sévère, sous le pouvoir populaire ; on ne badine pas. Mais il n’avouait toujours pas ! On appela le docteur. Le camarade-chef demanda : « Cet homme mourra-t-il ? » Et le docteur répondit : « Oui, de faim ; nourrissez-le. » Le camarade-chef lui dit, à cet idiot : « Mais on vous dit qu’il n’y a pas de rations à donner. » Alors il eut cette idée : « Écrivez-lui une ordonnance pour qu’il entre à l’hôpital. » Mais de l’hôpital on l’envoya : « Nous ne reconnaissons pas la faim pour une maladie ; c’est une comédie, ma parole ! » On le relâcha sous caution. Mais, là-dessus, il mourut. Va le juger maintenant ! Y suis-je pour quelque chose ?… Je suis un subordonné, faisant ce qu’on m’ordonne. Que le diable… que mes yeux ne voient pas ça !

Oui, que les yeux ne voient pas…

Le petit garçon de Verba, en criant et gesticulant accourt de la colline :

– Voici un souvenir de votre paon !…

Le paon !… Où est-il donc ?… On n’entendait pas ces jours-ci, ses cris anxieux ; on ne le voyait pas errer solitaire dans le terrain vague. Que veut dire ce souvenir ?

Je vois une plume à ocelle, brisée, une plume d’automne. Il voulait, le pauvre paon, vivre encore ; il voulait vivre de ses propres forces, n’étant plus à personne. Je vois, dans la main du petit, une autre plume, une plume de l’aile, argentée, rose-beige, magnifique…

– Je les ai ramassées dans la vigne, sous la colline. C’est probablement le docteur d’en haut qui l’a tué en lui lançant un bâton ; et il a jeté les plumes dans la vigne pour faire croire que ce sont les chiens qui l’ont dépecé !…

Cette ocelle est un dernier adieu. Pavka m’envoie un souvenir… Il était si bon ; il me demandait avec tant de confiance : « Tu ne me donneras pas ?… » Et il partait docilement. Les premiers, le matin, nous commencions la journée… Il ne serait jamais parti ; c’est moi, qui, tout d’abord, l’ai abandonné. Et solitaire, fier, il se retira sur le terrain vague… Il n’y aura même plus, maintenant, de terrain vague : son maître en est parti.

– Pavka s’en allait toujours à la villa du docteur, mais ils n’ont plus une miette de rien. Hier, ils sont venus nous emprunter ; ils sentaient le rôti, comme qui aurait dit de la dinde. Et qu’avaient-ils à faire rôtir ?…

Le docteur aurait mangé mon paon ! !… Quelle sottise !… Ne serait-ce pas le père Andreï ? C’est lui qui, ces jours-ci, demandait…

– Et chez nous, continue l’enfant, notre autre oie a disparu. Ce doit être ce maudit Andreï, il n’y a que lui… Notre oie allait constamment dans son jardin où les grenouilles coassent près du bassin. Je le tuerai ! Je le guetterai la nuit et le canarderai dans le derrière avec un fusil à deux coups. On ne me condamnera pas : je suis un gosse… Je dirai que la gâchette est partie…

Je prends les restes de mon paon – qui n’était plus à moi – et je les place, avec un tendre sentiment, comme une fleur fragile, sous la véranda, avec la calville qui se dessèche. Reliques de ceux qui ont disparu ! Toujours plus de vide. La dernière lueur s’éteint. Ah ! quelles niaiseries !……
XXI – Le cercle de l’enfer

Le fil de notre vie sort d’un peloton inconnu – se consume et s’éteint. Ne subsiste-t-il dans ce peloton aucun espoir ? Mes rêves sont toujours les mêmes – rêves d’ailleurs. Ne sont-ils pas mon espoir d’une nouvelle vie, ouverte devant moi – vie ailleurs ?… Mais la route qui y mène ne passe-t-elle pas par l’Enfer ?

Ce n’est pas une invention, l’Enfer existe. Le voici avec son cercle trompeur : la mer et les montagnes… quel magnifique cadre ! Les jours, dans ce cercle, passent sans but, sans changement. Les gens s’y empêtrent, s’agitent, cherchent une issue. Moi aussi, je la cherche. Je tourne dans mon petit jardin, sur les épines, et je cherche, je cherche… Quelque chose de noir, d’inéluctable m’accompagne, qui ne me quittera pas jusqu’à la mort, et qui, soit ! ira même au-delà !

Dans mon jardin, le jour tombe. La lune nouvelle disparaît derrière la bosse des montagnes. Le Castelle a noirci et la nuit vient du Babougane. Un point de feu le troue : sont-ce des herbes sèches qui brûlent… pour l’ensemencement du blé futur ?… On ne sèmera plus de blé. C’est le dernier. D’autres, ceux qui survivront, pourront semer et attendre une terre fertile, ayant repris force dans la décomposition. Serait-ce un brasier ? Comment ne craint-il pas de brûler ! Chaque nuit, dans tout le district, sur toutes les routes, on est tué d’un coup de couteau, d’une balle… Et le cercle de la vie se rétrécit toujours. Partout, dans les villes désertes, dans les fermes, des gens finissent de vivre : gardiens, hommes et femmes ; anciennes blanchisseuses, vieilles décrépites ; mères avec leur marmaille infinie. Nul ne sait où aller. Passer de l’autre côté de la montagne, se traîner jusqu’au col et y mourir sans bruit ?… On peut le faire aussi chez soi. Qu’y a-t-il à craindre dans une cabane au bord de la route ? Que l’on viole une fillette ? On la violera, mais peut-être lui jettera-t-on un morceau de pain ? Impossible de sortir de ce cercle. Prier la pierre que les montagnes s’entr’ouvrent et engloutissent tout ? Ou que le soleil brûle tout ?

Partir ?… Abandonner ma maisonnette solitaire et le val où se dresse le beau noyer !… Les derniers souvenirs !… On dispersera tout, on coupera, arrachera tout ; on effacera les traces… Je ne parviendrai pas à sortir de ce cercle.

Mon tabac est fini. Je fume de la chicorée. Certains achètent encore des livres, mais moi je n’en ai même plus. Pourquoi en avoir ? Certains en achètent !… Quelqu’un me parlait récemment… de quoi donc ? Ah ! de la Grande Encyclopédie… On la vendait dans « une magnifique reliure ». Quelqu’un l’a achetée une demi-livre de pain… le volume… Quelqu’un lit encore la Grande Encyclopédie ?… Oui, et jadis on écrivait des livres !… Il y avait aux vitrines des livres luxueusement reliés… Il y en avait aussi… je m’en souviens maintenant… de luxueusement reliés chez Mme Ïourtchikh. Elle les a vendus pour une demi-livre de pain. Quel besoin a-t-elle de livres, même de la Grande Encyclopédie ? Elle a un petit-fils de deux ans. Qu’a-t-il besoin, cet enfant, de la Grande Encyclopédie !… S’élèvera-t-il, sans père ni mère ?… La vieille a perdu la tête. Elle habite près de la mer dans un jardin abandonné. Son fils a été tué ; sa bru est morte du choléra. La vieille vit avec son petits-fils dans une anfractuosité déserte. La mer y gronde sans cesse. Jour et nuit, elle l’écoute. Le mari et le fils de la vieille furent marins. On vint et l’on tua son fils. Il ne faut pas être lieutenant ! « Veuillez venir, lieutenant, de l’autre côté de la montagne, loin de la mer, pour une petite formalité. » Le lieutenant ne partit pas ; il resta chez lui… Jour et nuit, la mer gronde dans le jardin vide, empêchant la vieille de dormir. La vieille, ramassée en boule dans l’obscurité, comme un oiseau malade, écoute gronder la mer et respirer le petit garçon ; il faut vivre : on lui a laissé en otage son petit-fils. Il est près de sa mer… La vieille fut obligée de vendre la pelisse du lieutenant qu’elle avait enfouie sous les pierres. Certains ont encore besoin d’une pelisse. Une belle pelisse à col de fourrure… Ce n’est pas la vieille qui la mettra ! L’enfant ne sera pas de si tôt de la taille de son père pour la mettre… Et l’on peut aussi le tuer… On viendra demander :

– Quel est cet enfant que tu gardes ?

La vieille dira :

– C’est le fils de celui… de celui… de mon fils que vous avez tué… un lieutenant de la flotte russe… qui a défendu la patrie…

– Ah ! diront-ils, le fils du lieutenant ? Bien fait pour lui !… Nous les exterminons tous… Donne aussi le petit !…

Ils le peuvent. N’a-t-on pas tué à Yalta une très vieille femme ? Mais si, on l’a tuée ! Elle ne pouvait pas marcher. On la poussa à coups de crosse : « Avance ! » Les mains tremblaient, mais on la poussait. C’était l’ordre ! L’ordre de tuer venait de Bêla Kun lui-même ! « Tu ne peux vraiment pas marcher ?… » On la mit dans un traîneau et on la conduisit de jour, aux yeux de tous, dans la combe. On tua aussi un très vieil homme ; mais celui-là marchait fièrement. Pourquoi la vieille fut-elle tuée ? Elle avait sur sa table le portrait de feu son mari un général qui avait défendu, contre les Allemands une forteresse russe. C’est pour cela qu’elle fut tuée. Pourquoi ?… Ils savent, eux, pour quelle raison ! il faut tuer !… On en peut faire autant avec le petit-fils de Mme Ïourtchikh. Donc elle n’a pas besoin de la pelisse. C’est juste.

Et disent-ils par radio à tous, à tous, à tous :

« Nous tuons les vieilles, les vieux, les enfants, tous, tous, tous ! Nous les lançons dans les mines, dans les précipices, nous les noyons ! Systématiquement, victorieusement nous les torturons tous à mort !… » Le disent-ils ?

Hier est mort, dans le coin des professeurs, le vieux Goloubinine. Jadis il portait des lunettes bleues, brossait d’une brosse tremblante, au seuil de sa demeure, son vieux pantalon, le dernier… Trois mois on l’avait tenu au caveau… pourquoi ?… Parce qu’après « octobre »[33] il était venu s’établir au bord de la mer. Ne voulait-il pas s’enfuir ? Sur une intervention, on le relâcha ; il était à la mort. Ce fut hier soir qu’on le ramena chez lui, et, à onze heures – le Seigneur lui en a fait la grâce –, il mourut dans son logement, après y avoir pris le thé…

La vieille Ïourtchikh est bonne comme un enfant. Elle échangea pour du pain, du lait, du gruau, la pelisse de son petit-fils, et invita des gens au repas de commémoration funèbre de son fils. Chacun s’y traîna pour goûter du pain, le tremper dans du lait… Et il n’y a plus de pelisse ! La vieille erre avec son petit-fils dans le jardin et elle regarde sa mer… Elle songe à ce qu’elle pourrait encore offrir… Les chaises ? L’armoire à glace ?… Quelque marchand accourra et donnera du pain, un pot de lait. C’est une joie de manger en compagnie. Mais quand l’hiver viendra ?… Mais on peut se passer de lui !… On peut s’arranger de façon à ce que l’hiver ne vienne plus…

La vieille, tenant son petit-fils par la main, erre dans le jardin. Elle regarde sa mer. Elle parle de son grand-père au petit, de la façon dont il naviguait : ici était son portrait sur le mur, dans un cadre rouge… Il était suspendu ici ; mais il a… quitté le mur. On vint et on demanda :

– De qui est-ce le portrait, la vieille ? Pourquoi a-t-il des galons sur la manche ?

– C’est feu mon mari… un capitaine, un marin…

On voulut prendre le capitaine. La vieille, à force de pleurer, le garda ; son mari n’était pas un capitaine guerrier c’était un capitaine de commerce, un capitaine au long cours… il n’avait du capitaine que le nom…

Et la vieille cacha son capitaine dans un coin secret… Elle tourne, elle tourne dans le jardin ; pas d’issue.

Moi aussi je tourne dans mon jardin. Où aller ?… Partout la même chose ! Je concentre mon imagination ; je me représente toute la Russie… Oh ! quelle immensité ! Toujours la même de la mer à la mer… la même que l’on transperce ! Comment y échapper ? Le sang coule de partout… Les mauvaises herbes ont envahi les champs.

Au crépuscule, je vais sous le cyprès… j’y vois quelque chose de blanc ! Qu’est-ce cela ? Des cigarettes froissées… Du tabac ?… Oui, du vrai tabac ! Une bonne âme m’a envoyé… des cigarettes… C’est évidemment Marina Sémionovna ; personne d’autre !… C’est certainement elle. Elle m’a demandé hier si je ne fumais plus. Vadik aura apporté les cigarettes, n’a pas pu ouvrir la petite porte, a crié sans qu’on l’entende… et les a jetées, le gentil, par-dessus les églantiers… Pour cela, merci… Le tabac embrume à merveille la tête.
XXII – Au Bon Port

Au crépuscule plus sombre, je me rends au Bon Port. Il m’apaise. Il y a des enfants… un semblant de maison organisée… une vieille femme qui essaie de faire quelque chose, ne laisse pas tomber les bras. Elle mène le dernier violon de l’orchestre disloqué. Elle a de l’ordre. Elle a domestiqué toutes les heures du jour ; le soleil lui tient lieu de montre.

La chèvre est déjà traite. La vieille rentre les quatre canards. Le père Andreï, un Petit-Russien noiraud, assis sous un poirier, fume, crache entre ses genoux. Il a son costume neuf, uniforme en toile de chef de police de district, casquette de même.

J’entends Marina Sémionovna le tancer :

– Vous n’avez pas honte, père Andreï ?… Chez nous, cela s’appelle voler !…

– Vous avez la parole vive, Marina Sémionovna ! répond le père Andreï, le prenant de haut. Que faire à votre idée ? Ne suis-je donc pas déguenillé ?… Nu comme un chien ? Et qui, maintenant, va se dorloter sur des chaises longues ? Il n’y a plus vos messieurs et dames ; il y a déjà quatre ans qu’elles traînent au grenier… Bah, les camarades les prendront !… En serez-vous mieux ? Et puis… comme on dit, tout est propriété populaire…

– Que vous êtes devenu mauvais, père Andreï ! Vous étiez honnête, vous travailliez aux vignes, aviez une vache…

– Qu’avez-vous à me casser la tête ? Quel travail y a-t-il maintenant ! La saisonte est finie… Au printemps, j’irai dans la steppe…

– Vous n’y trouverez rien dans la steppe… rien ! Les fermes sont vides ; les moujiks feront eux-mêmes tout ce dont ils ont besoin…

– C’est vrai ; aussi… je me dis : pourquoi travaillerais-je ?… Pourquoi ?… Pour amuser le diable chauve ?… Non, vous n’avez pas de cœur !

Un silence. Les canes, en se dandinant, rentrent pour la nuit.

– Quelles canes vous avez élevées… rien qu’avec des feuilles, il paraît !… Il faut que vous ayez un secret pour cela…

– Un secret, l’ami !… dit Marina Sémionovna, fâchée : les soins, voilà mon secret ! Je ne prends pas le bien d’autrui, je ne tette pas de vin…

– Encore la même histoire !… Je cause cordialement avec vous, et vous… vous y revenez ! Ce que je bois, je le paye de mon argent !… J’ai troqué mon cochon de lait… à moi appartenant… Et qu’est-ce que c’est bien que cette toile-là ?… Le colonel est mort… S’il n’était pas mort, il n’aurait pas pu vivre une heure ici ! On l’aurait fini d’un coup puisqu’il avait été officier de police. Ceux qui savent nous l’ont dit : « La police, les popes, les marchands, les officiers… tous, les exterminer à bloc ! Les gens les plus intelligents sont socialistes… Nous vous transformerons tous ensuite tout à notre façon ! » Ils l’ont beuglé à en avoir les larmes aux yeux… près de Sébastopol… « Aidez-nous et tout sera à vous… » Alors, à qui donc maintenant appartient la toile ?… Comparée à moi, vous êtes une richarde… et vous me harcelez pour cette toile !

– Moi, une richarde !… Allez donc vous coucher !…

– Je sais ce que j’ai à faire… aller me coucher ou…

– Je vous prie de ne pas dire de mots obscènes.

– Ta, ta, ta !… En comparaison de moi, vous êtes une bourgeoise !… Faut-il que j’aille tout nu sans culottes, devant vous ? J’en aurais honte.

– Ah ! père Andreï, souvenez-vous de ce que je vais vous dire… vous mourrez, et les vers vous mangeront !

– Les vers !… ils nous mangeront tous… d’après l’Écriture… Ils vous mangeront vous aussi, comme n’importe quel comte, et… quel chien ! J’ai troqué mon petit porc et me suis mis à l’abri du besoin… Il ne vous causera plus de désagréments. Et si j’ai bu, c’est… je puis le dire, pour un ennui de famille… Je lui dévisserai la tête à Lizavéta, pour ma vache ! Bien que sa fille soit ma bru et qu’elle ait un matelot…, maintenant je m’en… fiche ! Ma vache…

Les crapauds, dans le bassin démoli, commencent à coasser à qui mieux mieux. Le père Andreï coasse lui aussi. Quand il est ivre, il sent bouillir en lui une méchanceté trouble.

– Il est temps, père Andreï, de vous coucher sur un autre côté ! Sur lequel avez-vous dormi hier ?

– Quels airs vous donnez-vous ! Qu’avez-vous à me parler de côté ? Si je le veux, je me coucherai même sur le ventre… ou sur le… Vous ne me commanderez pas !

– N’osez pas prononcer de vilains mots devant moi !

– Et vous, ne m’embrouillez pas la cervelle en disant que vous pouvez planter des jardins ! Vous ne le pouvez pas !… Moi, je le peux d’après un papier… de la direction… des domaines de l’État… Les cachets y sont… J’en ai planté à Aima chez le général Siniavine, et lui… qu’il aille au diable… ne le pouvait pas !… Il le pouvait par la science, et moi, par la pratique !

– Je connais très bien Siniavine… ne mentez pas !

– Vous savez tout !… Mais voilà ce que vous ne savez pas… Quand les matelots arrivèrent en dix-huit… leur première perquisition fut chez lui. « Vous avez d’énormes jardins ? dirent-ils. Vous buvez le sang du peuple… Vous faites de l’isplotation !… Nous savons tout par le télégraphique ! » Et on l’emmena tout de suite dans ses jardins. Et le commissaire était dur ; il exigeait de l’ordre… à Dieu ne plaise ! Ils s’adressèrent tout de suite à moi : « Quel homme êtes-vous ? Un salarié bien sûr ? Est-il sévère ? » – « C’est un barine sévère, dis-je. Il veut de l’ordre. » – « Bon, il en aura, de l’ordre !… » C’est qu’il était méticuleux… Il voulait absolument une étiquette sur toute plante, et il connaissait tous les insectes. Il se mit à pleurer quand on l’emmena dans ses jardins. « Mes jardins sont perdus, dit-il. Permettez-moi de voir une dernière fois mon poirier préféré… il va donner des fruits pour la première fois ! » C’était touchant, pour le dire en conscience… Les matelots lui demandent : « Quel est donc votre arbre préféré, le plus précieux ? » – « C’est celui-ci ! » Il avait un poirier, greffé des espèces de Livadia. « Conduisez-moi, dit-il, au poirier Impératrice. » On rit ; on l’y amena. « C’est celui-ci ? » – « Oui. » Il ne commençait qu’à fleurir. Un grand diable fait un gros effort, et, d’un coup, crac, l’arrache… avec les racines ! « Vous le voilà, votre Impératrice ! » Et deux autres l’abattent d’un coup avec une carabine ! Contritsanère !… (Contre-révolutionnaire !) Je regarde : fini le général Siniavine, Mikhal (Mikhaïl) Pétrovitch[34] ! On tira de sa poche de pantalon son porte-cigare… Il possédait aussi des oies qui avaient des verrues sur le bec… de race chinoise… On rôtit les oies sur des baïonnettes. Il y eut un festin.

– Et vous aussi, vous avez festiné ?…

– Moi oui… J’ai pour ainsi dire pris part à son repas funèbre… C’était comme de la pitié. Son porte-cigare était distingué ; orné d’un mino-gramme, cadeau de ses élèves… pour leur avoir enseigné les insectes. Il comprenait très bien ce qui nuisait aux jardins. Et il avait toujours une serpette en mains ; et toute branche qui était nuisible : crac ! Et nous avions des jardins…

– Et qu’en avez-vous fait… des gens et des jardins !… Taisez-vous ; vous ne m’empêcherez pas de parler !… Et maintenant, il n’y a plus de travail ? Oui, que Dieu me tue si vous n’êtes pas mangé par les vers avant le temps…

– Tout ça, c’est de la politique, Marina Sémionovna ! Je le dis toujours : c’est cette bête de politique ! Et qu’y pouvons-nous ?… Nous… c’est comme le Seigneur le veut ! Nous sommes tous des chrétiens orthodoxes… Chacun doit faire sa tâche. Mais, pour ma vache, je lui dévisserai la tête… à cette vipère !… Il est temps de penser à l’hiver… Ça va bien !

Chez lui un drame se prépare, chacun le sait.

Depuis la révolution, le père Andreï s’en faisait accroire. Il revint d’Alma chez sa femme, Lizavéta la Noire, qui était en service dans une pension. Il arriva non pas à pied, mais à cheval. Il ne put se faire voiturier, car il n’y avait rien à voiturer ; il vendit donc son cheval. Il essaya alors, avec Odariouk, de fabriquer de l’eau-de-vie ; et cela aussi ne marcha pas… Il revint alors près de sa femme et de la vache que Lisavéta avait élevée, à grand’peine. Sa femme maria sa fille Gachka à un matelot fanfaron du poste de la marine ; et c’est là que le père Andreï se trouva pris. Il croyait avoir la vache et s’installer chez lui ; mais le matelot y était !…

– Tu veux connaître la tcheka ? lui dit-il. Je vais te faire liquider en deux minutes…

Il ne s’agissait plus de M. Siniavine !

Dans la villa du docteur, sept matelots s’étaient installés, formant le poste chargé de surveiller s’il ne venait pas de bateau contre-révolutionnaire. En cinq minutes, les matelots eurent chassé le docteur, renversé et écrasé ses ruches, mangé son miel. Ils remplirent à merveille tout le jardin d’ordures – sept gaillards forts comme des taureaux.

– Service commandé !… Nous regardons la mer à la jumelle !

Gens choisis : cous de bœuf, poings de plomb, dents d’ivoire, tanguant et chaloupant comme des barques – joie et perdition des filles. Bagues aux doigts ; aux poignets des bracelets-montres ; dans les poches, des porte-cigares de prix – butin d’appartement. Alentour, la faim ; et, pour les matelots, la satiété… Du mouton, du lard, du vin… Sérieuse affaire qu’un poste de la marine !

Lisavéta a trouvé un solide appui. Le matelot prit Gachka avec lui, au poste, prit la vache – sa dot – et l’installa dans une des caves. Et il se mit à boire du lait et à aimer la fille. Et le père Andreï fut à sec : rien à faire contre un matelot ! De joyeux matelots bien en chair, tirant la nuit de leurs carabines sur mer, cueillant, dans les jardins, les dernières roses pour les dames de leurs cœurs…

– La rose, reine des fleurs, est propriété du peuple !

Ils brûlèrent les claies, brisèrent tout ce qu’il y avait à briser. Leurs vaches allèrent dans les jardins, brouter ce qui restait.

– Les vaches sont la propriété du peuple…

Les vaches commencèrent à disparaître.

Et le père Andreï songe au moyen de s’en procurer une.

– J’en ferai sortir une de dessous terre ! La justice est maintenant à nous, la justice du peuple !

Le père Andreï rentre enfin chez lui à la villa de l’officier de police. Nous restons dans la petite cour sombre, sous la véranda. Vadik et Koldik dorment. La Ravissante et Soudar-Boubik sont dans une solide forteresse.

– Il se perd à vue d’œil, cet homme !… dit Marina Sémionovna, fâchée. Je lui dis : « Surveillez votre bien ; voyez, je suis vieille et je lutte ; et vous laissez votre cochon abîmer mon potager et le vôtre ; ça décourage d’arroser ! » Et lui répond : « Il n’y a pas d’ordre ; on ne sait que faire. » Voilà où est la fin de tout ! Nous rassemblons nos dernières forces, et lui s’abandonne. Ils tombent comme des mouches. Et pourtant ils ne faisaient que clamer : tout nous appartient !

Cet agrippement obstiné, cette lutte pour la vie m’émeut. Elle non plus ne pourra pas retenir le sarcloir ! Je prends sa main sèche et la remercie pour le tabac…

– La vie, dit-elle avec douleur, ne veut pas mourir. Il faut l’aider, il faut l’aider à persister !…

Elle ne veut pas croire que la vie veuille le calme et la mort, qu’elle veuille se recouvrir d’une pierre, et qu’elle fonde sous nos yeux comme la neige au soleil… Sous ses yeux meurt le « royaume des roses ». L’ardoise tombe du toit ; on arrache les pieux de la clôture ; on coupe les arbres du jardin. L’originale !… Ne restera-t-il donc que les gens raisonnables ?… Il ne restera que les sauvages, ceux qui sauront happer ce qui restera à la fin… Je ne veux pas troubler la foi de son aîné. Elle a des petits-enfants…

L’institutrice revient avec son butin : des fruits tombés et un sac plein de feuilles de vigne. Elle n’a rien mangé depuis le matin. Elle veut faire un tourteau ; on veut me régaler. « Merci : aujourd’hui j’ai mangé ; j’ai même bu du lait. » Où l’ai-je pris ? Une bonne âme m’en a apporté en disant :

– Quand vos poules pondront, peut-être… me rendrez-vous un œuf.

Non, mes poules ne pondront jamais… Elles fondent et n’ont pas même mis leurs plumes d’hiver. Elles n’ont pas même la force de se remplumer…
XXIII – Le Tchatyr-Dag « respire »

Toute la nuit, des diables ont ébranlé les toits, martelé les murs, ont voulu forcer ma bicoque ; ils sifflaient, hurlaient… C’est le Tchatyr-Dag qui cogne !

Hier, sur sa crête, gisait un paisible petit nuage. Aujourd’hui, il « respire », furieusement. Les monts ont perdu leur dernière dorure ; la mort hivernale les noircit. Tout, alentour, est balayé à nu, et les villas, qui se blottissaient dans la verdure, blanchissent craintivement. Il n’y a plus où se cacher quand le Tchatyr-Dag respire. Villas au triste sort, combien en est-il d’abandonnées !… Comme sortis des bois, les rocs regardent ; ils resteront maintenant étalés, regardant. Les monts ont ouvert leurs yeux de pierre, immobiles et vides… Quand le Tchatyr-Dag « respire », toutes les montagnes crient : « Préparez-vous ! » Les Tatares savent cela depuis longtemps et n’ont pas peur.

Maintenant, tout le monde a peur. Préparez-vous ! À la mort ? À quoi donc encore se préparer ?…

Le vent me traque chez le Tatare : je vais lui demander le blé qu’il me doit pour la chemise que je lui ai vendue en été. Il ne m’en donnera pas… Mais du moins j’aurai du tabac. Le Tatare habite là-bas, par-delà la ville, près du cimetière. Je vais par les combes dont les gueules me regardent. Les vignes qui ont donné leurs sarments au chauffage sont hérissées de cornes noires. Voilà, près de la combe au blé, la villa-grange où vivait la famille du pêcheur.

Adieu, famille du pêcheur ! Les filles ont passé le col, emportant, pour le plaisir de quelqu’un, leurs corps maigres. Le vent ronfle dans la villa non finie, dans le ciment vide. La femme du pêcheur se lamente dans son taudis auprès du corps d’un enfant de trois ans. Son fils est mort ; je connais sa peine. Sur la fin de ses jours le sort lui avait donné cette joie, ajouter à ses six filles un garçon. « Le temps viendra, se disait-elle, où il ira en mer avec son père. »

Une des fillettes était montée chez moi, gémir :

– Nous n’avions que ce garçon… nous le regrettons tous… Il va mourir. Ma mère ne pourra plus en avoir d’autre… La nourriture est trop mauvaise maintenant… Notre mère est forte encore… quarante-deux ans… Bien nourrie, elle en aurait eu encore beaucoup…

Ils avaient tout mangé : leur vache et la ration familiale. Le vieux pêcheur est mort la semaine dernière. Il s’était bourré de marc de raisin, grillé à la poêle. Il avait une pleine barque d’enfants et, attendant d’exercer, enfin son pouvoir, s’était embarqué pour un voyage au long cours, laissant ses enfants.

Le vent, venu du Tchatyr-Dag, me pousse, me bouscule. Un fil de fer, arraché d’une clôture, m’entrave. Je ne songe plus au vent : Nicolaï, le vieux pêcheur, se trouve debout devant moi…

En mer, il n’a jamais pleuré, que les tempêtes le poussassent vers Odessa ou vers Batoum, où que ce fût ! Mais, sur terre, il se mit à pleurer. Près du petit poêle, il faisait griller « des gâteaux de raisin ». Ses fillettes étaient blotties les unes contre les autres. Près du poêle, je regardais moi aussi le vieux remuer de son poing rugueux « la nourriture sucrée ». Il racontait, – espaçant chaque mot – comment il était allé parler à cœur ouvert au représentant de son pouvoir, le camarade Deriaba…

– Eux… toute la direction… ils sont à Ïaly-Backhtchi… Combien de chambres ils occupent !… Et nous… nous attendons !… Des filles à cheveux courts… des gamins avec des livolvers… nous poussent d’une chambre dans l’autre… Ils ne font qu’appliquer des cachets, nos nouveaux maîtres… venus d’on ne sait où… Ils nous clouent au cercueil… Je n’en ai pas vu un seul qui ait de la barbe… pas d’homme sérieux… tous des fainéants…

Je comprends, vieux, que tu sois offensé… Je comprends que tu aies pleuré !… Les larmes soulagent… Estropié, déformé, salé par la mer, tu avais réussi à arriver dans la salle n° 1. Tu avais contourné tous les rochers, fait tous les louvoyages, et tu avais enfin la chance de voir le camarade Deriaba : le robuste camarade Deriaba, en pelisse de martre, coiffé d’un bonnet de castor en récompense des services qu’il t’avait rendus – le camarade Deriaba à large face, à voix tonnante…

Toi, farceur, tu l’appelas camarade, tu lui ouvris ton âme… Tu lui racontas que tu avais une famille de sept personnes affamées, que tu étais malade, sans pain ni gain… Et tu ne fis que l’ennuyer, mon vieux !… Il ne fallait pas te montrer si sombre, si loup, et grogner que le pouvoir soviétique avait promis à tous les travailleurs…

Le camarade Deriaba te demanda :

– Puis-je vous… pondre du pain ? !

Il frappa du poing. Il ne te donna ni mouton, ni boisson, ni lard. Il ne t’offrit pas de bonnet. Quand tu sortis, vieux marin, dans le corridor, et que tu tiras de ton pantalon déchiré une guenille sale, ils passaient devant toi dans leurs culottes d’officiers, à la Galliffet, prises après des fusillades ; et ils mâchaient du saucisson. Tu essuyas tes yeux chassieux et reniflas l’odeur du saucisson ; écœuré, tu arrêtas l’un d’eux fluet, armé d’un revolver de Nogan, et tu lui dis d’une voix douce, – d’où te venait-elle ? – :

– Camarade… ce printemps, au meeting, on plaignait le peuple… on l’appelait… « Faites inscrire, disait-on, toute votre famille dans le parti… dans les communistes !… » – Et nous mourrons de faim !…

Tu eus de la chance : tu tombais sur le secrétaire du camarade Deriaba. Le secrétaire te demanda :

– Quel stage avez-vous fait, camarade ?

Tu es un simple ; tu ne compris pas ce que cela voulait dire. Et, si, même tu avais compris, qu’aurais-tu dit ? Ton stage ? Un demi-siècle de travail en mer. C’est peu, vieux ! Ton stage ? Une côte démise cassée, quand tu tombas dans la cale pendant un chargement, tes mains calleuses, tes pieds meurtris par la mer d’hiver… Ça ne suffit pas, vieux ! Tu n’as pas le stage qu’il faut ! Tu n’as pas répandu une goutte de sang de tes frères ! L’autre a le stage principal : il a fusillé dans les caves ! En raison de cela, il a autant de saucisson qu’il veut ; en raison de cela il a un revolver de Nogan et te parle avec autorité.

Tu te levas ; tu regardas ses yeux vifs, étrangers, ses jambes minces et incurvées… Et tu dis d’une voix rauque :

– Alors, crever ?… Prenez du moins mes enfants !

Tu menaças de les leur amener. Et on te dit :

– Amène-les si tu veux… Nous les ferons sortir…

Tu leur crias, menaçant :

– C’est comme ça ?… Je les jetterai à la mer !…

– Ils sont à toi, jette-les-y ! En voilà un original !… Comme si tout le monde n’en était pas au même point !

Tu revins chez toi et descendis dans ton taudis ; tu n’allas pas chez tes camarades ; à chacun d’eux, tu avais emprunté, et, à présent, ils n’ont plus rien. Tu te gorgeas de marc de raisin et tu mourus. On est plus tranquille sous terre, mon vieux. La terre est bonne. Elle reçoit libéralement tout le monde.

Le vent me jette dans les vignes, sur des ossements de chevaux. Exposés à tous les vents, sur le plateau, se trouvent deux petits murs : les restes de la petite villa – cahute d’Ivan Moskovski ; à leur abri on peut souffler. Lorsque le Tchatyr-Dag « respire », on a peine à respirer. J’aperçois un garçon déluré, Pavlouchka le pêcheur, qui s’abrite du vent. Il rapporte des choses à la maison : il a troqué quelque part du vin contre du blé et l’a couvert de paille pour que les gens, en le voyant, ne le maudissent pas.

– Eh bien, comment ça va ?

Il jure comme sur son bateau :

– Ah… on nous a pris par les ouïes et on nous tient à la corde… Tu débarques ; on t’enlève tout, et, à tout l’équipage, on ne laisse que dix pour cent. Bien inventé ! Ça s’appelle la Commune ! Ils gouvernent, ont distribué les places aux leurs, leur donnent des rations – et il faut que tu travailles pour eux. Si tu bronches, ils te menacent du caveau. Et nous… soixante pêcheurs, idiots que nous sommes, nous nous taisons. Nous regardâmes, examinâmes… et dîmes que nous n’en voulions plus ! On nous ajouta encore dix pour cent. On ne peut pas faire de provisions pour soi : le poisson a sa saison. On embarque. « C’est bien, nous disons-nous, nous débarquerons dans un endroit perdu ! » Mais ils nous guettaient ! Nous avions accosté près des rochers de Tchernov, nous allions décharger la barque ; mais lui se trouvait déjà là : « Que débarquez-vous donc ? À l’insu du pouvoir (soviétique) ? » Ah ! le pouilleux ! Je lui flanque un coup… à lui couper la respiration ! Mais, derrière lui était la garde… Nos canailles de gardes-rouges… sortent de derrière les rochers avec des carabines ! Pour ça, on leur donne du poisson… Il rafla tout. Et encore il nous fit un discours, nous injuria : « Vous sapez la discipline prolétarienne !… » Un commissaire, ça se comprend !…

– Mais c’est votre pouvoir !

Pachka serre les dents, ses yeux brillent.

– Je le dis : ils nous ont pris sous les ouïes… Et vous parlez de notre pouvoir ! Ils nous ont enlevé tous nos agrès, les hameçons, les barques – tout est sous clé au Comité. Ils nous ordonnent : « Embarque ! » et quand on débarque, ils vous enlèvent vos bottes de travail. On fait de nous de vrais esclaves. « Parfait, on n’ira plus ! » On nous mit à trois dans le caveau – pas moyen de bouger. Nous envoyâmes un député au Centre, nous criâmes… Pendant trois semaines on n’alla pas en mer. On nous avait fait perdre la moitié de la prise, et le passage de l’esprot était fini. Voilà le septième mois que nous peinons, et nous sommes à bout. « Vous devez, nous disent-ils, nourrir toute la ville puisque nous sommes en commune. » Ils se sont collés à nous, et il faut : les nourrir. Nous avions pris par hasard un esturgeon ; on distribua à chacun de nous un petit bout de savon, et ils portèrent le poisson, comme cadeau, à leurs gros bonnets à Simféropol. Cela s’est-il jamais passé ainsi sous le tsar ? Alors, pour un esturgeon, on nous payait le prix que nous voulions, lorsqu’à Livadia on faisait signe d’en porter. Quelle liberté on avait alors, que le diable les… ! Alors avec de la chance, combien pouvais-je gagner ! J’avais un trois-pièces de tricot, une montre à douze rubis, des bottes vernies… Je ne pouvais pas me débarrasser des filles… Et, maintenant, elles sont toutes à leurs crochets. Quelles maîtresses ils ont ramassées – et même de bonne famille !… Deux fois ils ont traîné notre pope à Yalta. Nous nous sommes portés garants pour lui ; nous ne pouvons pas aller en mer sans pope !… Je vais partir ; je ne peux plus y tenir. J’irai à Odeste (Odessa) et, de là, chez les Roumains… Ce qu’ils ont fait périr de monde !… Ceux qui étaient mobilisés chez Wrangel, on ne leur a laissé que le caleçon ; on les a déchaussés, et, tout nus, on leur a fait traverser les montagnes. Nous en avons pleuré lorsqu’on les a amenés sur la place du marché, l’un n’ayant qu’une couverture, l’autre tremblant, en chemise ! Comme on les humiliait !… On les a torturés dans les caveaux… puis, les uns, on les a fusillés, les autres… on ne sait pas ce qu’ils sont devenus. Tous ceux qui servaient dans la milice… pour manger… même les simples petits soldats… on les a fusillés jusqu’au dernier. Plusieurs milliers… Et toujours ce maudit Béla Kun ! Il avait une maîtresse, une secrétaire, appelée la Payse (zemliatchka) et son vrai nom on ne le connaissait pas… Quelle bête féroce, cette charogne ! J’allai faire des démarches pour quelqu’un… On me montra un des principaux de la tcheka… Michelson, de son nom… Roux, maigre, yeux verts, méchants comme ceux d’un serpent… Ces trois-là dirigeaient, et sans pitié ! Mon camarade qui a été enfermé, m’a raconté… La nuit, alarme ! On les aligne tous dans la cour. Quelqu’un arrive en casquette rouge, soûl… Il s’approche de chacun, le regarde dans les yeux… et vlan ! le poing dans la figure ! Et ensuite : « Enlevez ! » Et combien il en a désigné ainsi – pour être portés à perte !

– Tout ça, dis-je à Pachka, se fait en votre nom.

Mais il ne comprend pas ; je reprends :

– C’est en votre nom qu’on a pillé, jeté les gens à la mer, fusillé des milliers d’êtres !…

– Arrêtez ! crie Pachka. Ce sont les pires gredins !…

Nous tâchons, en criant, de dominer le vent.

– Ç’a été fait… en votre nom !

– On nous a trompés… entortillés !

– On s’est servi de vous comme de massue ! On a tué ce qu’il y avait de meilleur dans le peuple… On vous a alléchés par le pillage, et vous avez trahi vos frères… Maintenant, ils sont juchés sur votre nuque. Vous avez payé, vous aussi !… Et vous payez encore !… Nicolaï, le pêcheur, a payé, et aussi Koulèche, et…

Il écarquille les yeux. Il sent cela lui-même depuis longtemps…

– … Sur la Volga… des millions d’hommes ont déjà payé !… On ne verse pas le sang en vain… Il sera racheté.

– Notre peuple est bête… dit Pachka en fronçant les sourcils. Lorsqu’on les alignera tous sur le quai, qu’on leur mettra une cuiller en mains et leur commandera d’avaler la mer… alors ils comprendront… Nous voyons maintenant à quoi mène toute cette pagaille : aux uns, la tombe, et à eux, la belle vie ! Je vais partir ! Je m’en irai aux Bouches[35] et eux, qu’ils aillent au diable !

Pachka recharge son sac. Ce n’est qu’alors que je vois combien il est maigre et dépenaillé.

– Pour ce froment… dit-il, on m’a poursuivi pendant cinq verstes.

Le vent emporte sa voix. Il fait un geste désespéré, se courbe sous l’ouragan, s’accroche aux ceps des vignes et s’empêtre dans leurs pieds.

Plus loin, plus bas, voici les amandaies du docteur. Dans le vent, des enfants les coupent… soit ! Adieu, les amandaies ! Elles ne fleuriront pas au printemps ; les merles n’y siffleront plus, le matin et le soir. Le Tchatyr-Dag semble crier : A-à-à-bas-as-as-as ! Borée siffle dans les jardins, hurle dans les parties coupées. On entrevoit la mer. Le Tchatyr-Dag déchaîne sur elle des moutons. Les amandiers défeuillés crient, glapissent ; leurs branches se cassent. Le Tchatyr-Dag les fouaille, les flagelle : À-à-à-ba-sas-as-as !… Le terrain vague primitif appelle, nettoie les amandaies, veut la liberté… Le docteur s’est terré sous le monticule… Vit-il encore ?…

Le vent m’arrache du sentier et je dégringole rudement dans la combe, me retenant aux broussailles… Voilà où je me trouve porté…

Eh bien quoi !… Je vais aller faire mes adieux. Je parcours le dernier cercle.

Je vais aller voir une sainte dans cette vie damnée.
XXIV – Une sainte héroïne

Une hutte de glaise. Au vent, se balancent des mauves sèches ; des haillons flottent sur la palissade. Un petit poulet, qui n’a qu’une patte, cache sa petite tête sous un hangar fermé ; il a froid, le mutilé ! Tout est mutilé. Sur le toit, tressaute la girouette – un Arabe de fer-blanc, travail de feu Koulèche. L’Arabe cogne de son pied d’argent, de sa botte – joli travail, donné en présent… Koulèche est mort et aussi le cordonnier Prokofi, qui lisait la Bible : l’Arabe de zinc, demeure, pour cogner de sa botte le vent.

Prokofi, qui connut l’Antéchrist… je sais comment il est mort. Il longeait sans cesse les clôtures, passait sous les fenêtres vides, lisant les décrets affichés, regardant les cachets ; il cherchait celui de l’Antéchrist. Il entrait dans sa hutte et s’asseyait dans un coin :

– Allons, Prokofi, lui disait sa femme Tania, te voilà du travail !

– Le décret ! chuchotait le cordonnier avec effroi. On ordonne d’apporter les essuie-mains, les chemises… j’attends, j’attends toujours.

– Bah ! nigaud, qu’attends-tu donc ?… Aie au moins pitié de tes enfants !

– J’attends le vrai… sceau… ; alors…

– Tu me mets à bout !… Quel sceau attends-tu encore ?… Seigneur !

– Ils préparent un décret… pour qu’on LUI apporte les croix… Alors, il mettra le sceau…

Prokofi – « aux termes du décret » – alla porter son essuie-mains – le remit.

– Et pas de chemise ?… lui demanda-t-on. Camarade, il y a grand besoin de chemises pour les mineurs !…

– Voici ma dernière ! fit Prokofi, d’une voix tremblante, mettant la main sur sa poitrine… Et quand… enlèverez-vous la croix ?…

On voulut l’arrêter ; mais ceux qui le connaissaient dirent que c’était le cordonnier fou. Il s’en alla sur le quai, du côté du poste militaire, et se mit à chanter : Dieu protège le tsar ! On le rossa à fond, sur place. On l’enferma dans le caveau ; puis on l’emmena par-delà les montagnes. Il mourut bientôt.

Je regarde la hutte vide. Voici dans la combe une barrière qu’il avait faite. L’étable est vide. Les cochons, dernier bien de la ferme, ont été vendus depuis longtemps. Seul reste – pour les enfants – le poulet qui n’a qu’une jambe. Deux fillettes, nu-pieds, traînent des copeaux attachés à un fil ; elles jouent aux bateaux. Derrière la vitre, un enfant leur fait, avec un os sec, un geste de menace.

Je voudrais voir Tania. Ah ! la voici ! Où donc va-t-elle par un vent si fort qui arrache les pierres des montagnes ? Elle est sur le seuil, prête à partir.

– Bonjour, me dit-elle ; je vais par-delà de la montagne, échanger du vin.

Elle a un caraco, et, sur la tête, un fichu de coton ; elle est nu-pieds. Sur son dos, attaché par un essuie-mains, un tonnelet d’un poud ; sur la poitrine, quatre bouteilles dans des haillons, retenues par des cordes, pour qu’elles ne se cassent pas. Un équipement de campagne.

Je comprends ce que veut dire « par-delà la montagne »… À une cinquantaine de verstes, de l’autre côté du col, là où il y a déjà de la neige, elle portera le vin de ses peines, le trimballera par les bois, sur les ponts jetés au-dessus des ravins, sur lesquels les autos craignent de s’aventurer. On y arrête les passants. Il y a les verts, les rouges, qui encore ? Là-bas, au-dessus du pont de fer, pendent, aux branches, sept hommes. Qui sont-ils ? On l’ignore. Qui les a pendus ? Personne ne le sait. Là-bas, on lit les papiers ; on vide les poches… Un communiste ? On l’emmène dans les bois. Un vert ? On le tue sur place. Un quidam ? Paie la douane et passe ! Là-bas, ce sont les loups qui se battent et se mangent entre eux : l’incessante bataille – dans les pierres – des hommes du siècle du fer.

Et Tania, si débile, y va. Elle marche vingt-quatre heures sans s’arrêter, sans dormir ; elle porte, elle porte du vin. Elle espère y gagner cinq livres de pain. Elle en revient avec de la farine. Et trois jours après, même manège : le vin, puis les montagnes, et les montagnes…

– C’est dur. Mais il y a les enfants… J’y suis allée cinq fois. C’est la sixième. Même en dormant, je rêve que je marche… Les bois, les montagnes, et, derrière mon dos, le vin qui fait glou-glou… Que je marche ou que je dorme : glou-glou… J’ai les pieds emportés, mais puis-je acheter des chaussures ?… Il faut manger.

Jadis, elle vivait comme chacun vit ; elle blanchissait les touristes. Ses enfants étaient tenus propres, mangeaient à leur faim. Prokofi faisait des bottes lisait la Bible et attendait la Vérité… Elle vint, là Vérité et, comme une pierre, l’écrasa.

– En route, on ne vous attaque pas ?

– Ça arrive. Au coin des bois, on m’a arrêtée. Eh quoi, je suis encore jeune !… « Viens vivre avec nous dans les bois ! » J’ai répondu : « J’ai des enfants, sans quoi je resterais avec vous ! » Ils se sont mis à rire, et m’ont donné du pain… J’étais tombée sur de braves gens comprenant ceux qui souffrent…

– Des verts, qui ne veulent pas d’esclavage ?

– Je ne sais pas ! répond-elle craintivement. L’un m’a donné un morceau de lard ; il m’a dit : « Porte ça à tes enfants ; j’en ai aussi, m’a-t-il dit… » Une autre fois, c’était près de la ville, j’arrivais… on me vola le vin. Je me traînai à leurs pieds : « Tais-toi dit-il, spiculante ! » (spéculatrice). Je revins affamée gelée ; j’arrivai tout juste. Merci soit aux Tatares qui m’ont encore prêté du vin pour aller le vendre !

Hommes et fauves sont pareils. Les fauves à figures humaines luttent, rient, pleurent. Sortis de la pierre, ils y retournent. Tania ne craint ni les pierres, ni les forêts, ni les tempêtes. Elle craint qu’on ne l’entraîne dans les bois, qu’on n’abuse d’elle, que l’on ne boive son vin, qu’on ne la boive tout entière… et puis, adieu la belle !

– À mon retour, je leur cuirai du pain ; ils mangent tout seuls, en m’attendant…

Jadis, dans son jardin, les mauves fleurissaient, les pigeons roucoulaient, la machine à coudre taquetait. En toilette, tenant ses fillettes par la main, Tania allait à l’église avec Prokofi qui portait sur ses bras leur héritier…

– J’ai peur de n’y pas pouvoir tenir. Je ne fais que tromper le sort. Si on ne me vient pas en aide, nous périssons tous.

Nez pointu, yeux bleus, avenante – naguère encore elle était jolie. À présent, c’est un squelette aux larges yeux ; ses fillettes ont aussi de grands yeux. Tania se sauvera si elle prend le matelot du poste, au cou gras, qui a pris l’habitude de venir la voir. Qu’elle sauve sa famille, même par le moyen de ce matelot… Tout brûle, tout vole en poussière.

– Allons, vivez… Je vous ai mis sur des morceaux de papier du pain coupé pour chaque jour. Le Christ soit avec vous… La voisine entrera quelquefois…

– Adieu, héroïne !

Une des fillettes me regarde et me montre son copeau :

– Un ba… teau… ouonou…

Le petit frappe la vitre avec son os.

Tania est partie. Je regarde le Tchatyr-Dag, il brille, il brille. La première neige le recouvre. Là-bas derrière sa masse, Tania, avec son baril, grimpera et le vent la soulèvera. Les aigles tournoieront. Et dans son dos, le vin fera gaiement glou-glou-glou…
XXV – Sous les rafales du vent

Les amandaies du docteur… Il faut aller lui dire adieu. Je fais mon dernier tour, ma dernière descente. En bas, je n’ai que faire, et, en haut, on est mieux.

Les branches me fustigent. Alentour cela siffle, hurle. La mer apparaît, puis disparaît ; des moutons y jouent. La maison du docteur blanchit à travers les arbres. Les chambranles de chêne sont assemblés pour des siècles. Les murs sont ceux d’une forteresse. Des citernes y gardent, dans la chaleur de l’été, l’eau glacée des pluies d’hiver. Le docteur, après avoir vendu sa robuste maison, a déménagé dans une autre, faite de minces planches : une maisonnette à sansonnets, un petit cercueil.

Voici le docteur, devant sa maisonnette, immobile, les bras étendus comme ceux d’un épouvantail à moineaux. Le vent secoue ses haillons.

– Le vent m’a porté chez vous, docteur… Je viens vous dire adieu avant l’hiver…

– Oui, oui, fait-il soucieux. (Et sa face gélatineuse continue à regarder en l’air.) Je contrôle ma vue… Hier, j’y voyais distinctement, et, aujourd’hui, je ne vois plus les pommes de pin…

– C’est que le vent les a abattues…

– Vous croyez ?… Mais je ne vois pas non plus les branches ! Depuis dix jours, je ne prends que des amandes… amères. Bah ! laissez ça ! Je n’ai pas envie de me prolonger. Il est vexant seulement de ne pas pouvoir terminer mon ouvrage. Je perds la vue… Les derniers chapitres : l’Apothéose de l’intellectualité russe, je n’aurai pas le temps de les écrire. Je deviens aveugle, c’est sûr… Hier, un confrère qui a l’habileté de manger chaque jour des petits pâtés, m’en a envoyé un… mais j’ai eu, ensuite, de telles douleurs… que j’ai dû prendre de l’opium, et me suis endormi… Sur le matin, j’ai vu ma Natalia Sémionovna. Elle mit la tête sur mon épaule et me dit : « À bientôt… Micha ! » Naturellement, ce sera bientôt. Mais il doit y avoir, au moins là-haut, un monde qui ait un sens quelconque ?… Car nous voulons un sens !… Et, sous l’influence de l’opium, tout m’a été révélé ; mais… je l’ai oublié. Pendant deux heures, je m’en souvins… et comme j’étais heureux ! Je me souviens de quelque chose… à propos « de notre bon oncle ».

– Comment, de notre bon oncle ?

– Cela peut sembler drôle… mais… dans notre humanité, chez nous, chez nous… il n’y avait pas de « bon oncle » !… Un bon oncle sérieux à barbe honnête avec un esprit positif, bien à lui… un oncle avec une petite valise, un petit sac de voyage, même roussi, même usé… mais dans lequel il y aurait eu et des livres de comptes et du pain d’épice, rapporté d’un pèlerinage, et des petites croix de saints… et de l’eau bénite… et un bon fouet !

– Je ne comprends pas, docteur !…

– Peut-être, dit le docteur, clignant malicieusement d’un œil, cela venait-il de l’opium mélangé aux amandes amères… Je veux parler de nos intellectuels. Il n’y avait en eux que… des pôles : le pôle nord et le pôle sud. Tenez, attendez ; vous ne craignez pas le vent ?… Le vent ne peut rien, ni contre vous ni contre moi. Il ne peut pas nous nuire… Un des pôles, mettons le pôle nord, est celui de « l’élévation de l’esprit ». Celui-là c’est du nanan ! Nos intellectuels n’étaient occupés que de rouler de faillite en faillite… et ils ont rendu l’âme. Ils pourrissaient en douceur et y trouvaient leur plaisir. Ils nous servaient, déguisée sous différentes sauces, une même pourriture ; mais quelle pourriture, dites-moi, même voilée sous des nuages d’encens, peut donc nourrir ?… L’autre pôle… est celui – de la chair palpitante et… hideuse – que l’on servait aussi sous des sauces aromatiques ! C’est le pôle des gens audacieux, des brûle-tout, des… charognards. Ceux-là sont plutôt préposés aux fonctions d’hygiène. Ce sont ceux qui disent : « À bas, tout ! » et « Je veux bouffer ! » Mais, bouffer en musique, au roulement du tambour !… « Je veux bouffer en présence de tout le peuple, et même… de toute l’humanité ! » Et, entre les deux pôles, flottait un… « lac » de petit lait !… Lequel, maintenant, a, naturellement… tourné… Mais, au fond, nous n’avions réellement pas de « bon oncle » qui ne fût ni d’un pôle, ni de l’autre, et qui nous eût dit, bonnement : « Écoute, petit : il faut te laver ; il faut te peigner ; il faut prendre une chemise propre… Te voici une croix de tel saint, et un A B C, et un fouet, à tout besoin ! » Il nous manquait l’essentiel !… Et le petit lait a aigri toute l’écuelle… Vous ne comprenez pas ? Hein ?… Et moi, je puis, avec ce thème-là, remplir vingt volumes, nourris de toute sorte de commentaires, historiques et autres ! En tout cas, à défaut d’une bon oncle, nous avions… un cousin !… Mais qu’y a-t-il à attendre d’un cousin ?… Les ordonnances d’un cousin sont pour la plupart d’ordre préservatif et mercuriel. Il quitte pour deux minutes un théâtre de « Variétés » pour venir à l’extrême-onction de sa grand-mère, et ensuite il court chez Mme Ango, assister à sa toilette du matin ; ensuite il va chez sa cousine, s’occuper à digérer, se distraire à composer des vers ; puis il va au Club, où ses amis l’attendent, pour écouter un rapport sur les « aspirations générales ». Ses semelles sont toujours trouées ! Ah ! oui, un bon oncle !… Bientôt, le monde entier va en avoir la nostalgie ! Car un bon oncle, lorsqu’il fait un pas, sait où son pied pose. Et, dans sa valise, tout ce qui se trouve lui appartient. Et dans son livre de comptes tout est inscrit jusqu’à : « Donné deux kopecks à un pauvre sur le parvis » tandis que, sur la manchette du cousin, on lit : « À Palerme, au maître d’hôtel, cinq. » Et l’on ne comprend ni comment ni à quel sujet c’est inscrit, ni même s’il s’agit d’un cinq !

Le docteur, se frottant les yeux, se mit à les essayer sur les pommes de pin.

– Oui, ils faiblissent. Hier, pendant la nuit, on a voulu enfoncer la porte de chêne… mais elle a tenu. Les fenêtres, comme vous le voyez, sont à près de deux mètres du sol ; c’est de la prévoyance. Ils n’ont pu emporter que toutes les pelles et les pioches. Il en va ainsi avec la culture ! L’avant-train de la voiture marchait encore, mais quand le grand écrou lâcha, tout l’arrière-train vola sur lui… Et les bêtes fauves brisèrent leur cage ; les serpents brisèrent leur vitrine…

Le vent qui plie les cyprès lui coupe la respiration, mais il ne veut pas partir, et ne veut pas m’inviter non plus à entrer chez lui. Il veut que nous restions derrière l’arbre ; ainsi nous sommes à l’abri du vent.

– Assurément les abstractions, aujourd’hui, fatiguent énormément ; mais, même ici, on ne peut s’en passer ! Les généralisations sont maintenant inéluctables, car nous établissons des bilans. Il faut décider… Hier, tenez, ce fut déjà la dix-septième personne qui mourut, de faim ! Mais avant-hier, à Aloupka, on a fusillé douze officiers. Ils étaient revenus de Bulgarie sur une felouque, ennuyés d’être séparés de leurs familles. Et j’ai vu justement… l’auto sur laquelle étaient les gens qui venaient faire justice de ceux qui rentraient dans leur patrie par nostalgie !… Il y en avait un, dans l’auto… qui ressemblait à un poète. Des cheveux comme l’aile d’un corbeau, descendant jusqu’aux épaules ; dans les yeux… de la rêverie… allant jusqu’à l’inspiration ; quelque chose d’un autre monde. Une audace héroïque !… Celui qui réside dans les nuages ordonne à des esclaves de tuer douze héros russes, rentrés dans leur pays !… Attendez ! cria le docteur, s’approchant de moi et me prenant par la main. Il y a une chose dont nous ne tenons pas compte : c’est que tout le monde ne meurt pas ! Donc, la vie continuera… Elle continue, du fait seul qu’il reste ceux qui tuent. Et la vie ne consiste plus qu’en ceci : la tuerie ! Les téléphones marchent : « Faut-il tuer ? » – « Il le faut. » – « Nous arrivons ! » – « Hâtez-vous ! » Cela revêt déjà la forme d’une fonction. Il y a donc une chose claire : il faut… partir.

– Et l’espoir, docteur ? Et l’expiation ?…

– Je dis que c’est une fonction ! Quel espoir reste-t-il donc ?… Et l’expiation n’est que la consolidation de la fonction. Grand merci ! C’est de la décomposition totale. Avez-vous une idée de la gangrène gazeuse ? Vous n’en entendez pas le bouillonnement ! Alors, écoutez. Pourquoi n’êtes-vous pas venu, hier à l’Assemblée ?… Méfiez-vous ; on pourrait même vous tuer pour cela ! Je vais tout de suite vous dire…

Le docteur tira de je ne sais quel pli de ses hardes une feuille de papier rose qui trembla dans le vent.

– Tiens-toi, fit-il, reste en place !… Je vais te lâcher !… Lisez ce bout de papier rose : « Présence obligatoire sous peine de citation devant le tribunal révolutionnaire… » Cela va donc bien… jusqu’à la fonction ! Ce n’est pas pour cela que j’y suis allé… mais le maestro lui-même parlait… Appelons-le : le maître de la fonction !… C’était le camarade Deriabine en personne… Naguère, un blanc-bec de l’usine Poutilov invectivait nos professeurs, en remontrait aux maîtres d’école, qui en souriaient non sans agrément ; et ici, c’était Deriabine lui-même. La mobilisation de tous leurs as ! Il fallait donc que toute l’élite intellectuelle apparût. Elle aime le Golgotha, et l’on table sur ses goûts. Eux, les camarades du « Centre[36] » sont des psychologues. Ils connaissent toutes les cases de « l’Intelligence »… Et tous les intellectuels apparurent ! Même ceux qui avaient des maux de dents et des catarrhes… Ce qu’il y avait de toux et de rhumes ! Lorsqu’on les appela au combat pour se défendre des Deriabine et se défendre eux-mêmes, les intellectuels ne se présentèrent pas ; mais ils arrivèrent exactement à l’heure, pour être fouettés : tous dépenaillés, mais avec leurs lunettes. Quelques-uns avaient mis des faux cols ; peut-être pour sauver leur dignité, ou bien pour protester. N’ayant pas de souliers, ils avaient du moins un col… et ils étaient soumis. Il y avait des médecins, des professeurs, des artistes… Ceux-ci avec un air indépendant, moqueur, mais les lèvres tremblantes ; dans les yeux, une inquiète luxure et comme de la servilité, mais aussi, avec la fière conscience de servir l’art libre !… Que l’un d’eux vînt à tousser théâtralement, comme un lion de salon, comme sur la scène… il s’en effrayait et faisait semblant de s’être enroué ! Le camarade Deriabine avait un bonnet de castor, une pelisse de renard, jetée sur l’épaule… à la Pougatchov[37].

– Mais… c’est une pelisse de martre qu’il avait !

– Oui… il en a aussi une de martre ; hier, il avait une pelisse de renard… Un type !… Boucher ou boxeur… peut-être garde rural… il y en avait de ce genre-là dans les villages riches… Un mufle large, des pommettes saillantes. Sur la table, devant lui, un revolver de Nogane. Il parla de l’instruction du peuple. Et ce qu’il dit !… Tout à coup, il se mit à brailler… et alors tous de… « Espèces de ci, espèces de là… hurla-t-il, qui se sont bourré la tête de science en buvant le sang et la sueur du peuple ! Je l’exige ! Ouvrez vos cervelles, et montrez au prolétariat ce qu’il y a dedans ! Si vous ne les ouvrez pas… nous vous les ouvrirons de force ! » Et il brandit son revolver. Ce fut comme s’il mettait tout le monde en bière ! Un silence de mort ! Il aurait fallu applaudir, n’est-ce pas ? Quel triomphe pour nous !… Le pouvoir nous appelle enfin à concourir à l’instruction du peuple !… Naguère, on s’efforçait de lui montrer, avec des projections, la manière de vivre des Samoyèdes, les fêtes civiles des libres Américains, leur manière de se reposer, leurs distractions. On cherchait à transmettre au peuple une petite partie de son esprit, de sa science, de sa cervelle, à le lui chuchoter à l’oreille… On faisait en cachette vingt verstes dans la boue pour tâcher de lui montrer la vérité ; et maintenant on exige qu’on lui exhibe toute sa cervelle, mais… Et encore les savants ne paraissaient-ils pas tout à fait satisfaits !… Ce n’est pas à dire qu’ils ne soient pas satisfaits ; mais ils sont inquiets. Ils montrent leur bonne disposition, mais, dans leur toux, il y a comme une ombre. En sortant, ils notaient doucement. Un petit médecin, nommé Choutalov, a dit : « Savez-vous… cela me plaît ; cela sort du sol, et comme c’est naturel !… L’âme du peuple s’éveille ! Ça se tasse ! Il est temps d’abandonner les réflexes, et de se mettre… au gros œuvre ! » Et il s’élança vers le camarade Deriabine, pour lui serrer la main ! Qu’est-ce là ? De la lâcheté ou… un noble repentir ? Ou de l’immersion dans la fosse aux ordures ? Il en est qui aiment ça… Ils vous invitent à vous y tremper et à souffrir. Inclinons-nous devant la nudité éhontée, et nous vaincrons… par la fosse à ordures ! Nous prouverons par là notre amour pour le peuple !… Il est vrai que ces gens-là sont plutôt gens à tête de navets… mais si ces gens-là eux-mêmes se mettent à sonder les idées et à se tourmenter, il n’y a plus qu’à leur pardonner et à patienter, en sorte que… nous nous épuiserons dans la douce souffrance. La voilà, la décomposition du cerveau ! Eh bien, avec une pareille ambiance, il n’y a qu’à se baigner dans la fosse aux ordures !… En quoi se sont donc transformés Prométhée et l’illustre Gain ? En un va-nu-pieds, fondant d’amour désintéressé dans la douceur d’une tinette-Golgotha ! Je voudrais m’enfuir chez les fauves… je n’en puis plus !…

Le docteur lâche le papier rose qui s’envole et voltige comme un papillon. Le vent l’emporte vers la mer.

– Ne vous pressez pas de partir, dit-il. Je veux arriver à l’essentiel, mais les pensées… rongent le cerveau, comme des souris… Elles grignotent tout. Ce n’est pas avec les cyprès que l’on peut parler… ; on a peur de le faire. Et, bientôt, on craindra même de penser… Je veux, pour leur édification, leur laisser un petit cahier. Ceux d’ici, ces Maures, ne comprendront certainement pas… mais que, du moins, messieurs nos anciens journalistes comprennent !… Ils font tout à la façon journaliste, jusqu’aux saignées. Ce doit être intéressant quand ils sont seul à seul ? Ils ne sont pourtant pas des loups ou des boas, qui, dans leur somnolence, n’entendent, lorsqu’ils ont mangé, que leurs borborygmes ! Que font-ils devant leur glace, seul à seul, s’ils ont quelque chose d’humain ? Crachent-ils sur eux-mêmes, qu’en pensez-vous ?… Ou bien ricanent-ils ? Au nom, dirait-on, de… Et tout ce micmac, au nom de quoi ?… Et tout le reste !… C’est qu’ils ne portent pas des smoking, faits par un tailleur tout-populaire ? Et ils ne mangent pas de chair humaine ? Comment ? ils n’en mangent pas !… Pour chacun d’eux, combien de milliers de têtes russes n’est-il pas tombé ? Mais ils recouvrent tout cela de discours et de discours en guise de sable rouge… Et vous croyez qu’il n’y aura aucune expiation ? Oh ! il y en aura une !… Une expiation jusqu’à la septième génération ! Cela aussi, je l’ai vu en rêve… Les ombres les accableront… Ceux d’ici, ce n’est rien. Mais eux aussi donnent à réfléchir. Hier, je passais sur le pont ; trois porteurs d’étoiles me dépassent, coiffés de leurs bonnets de paladins… par dérision de notre passé, alors que la Russie primitive en était aux premiers lambeaux que l’on cousait ensemble. Ils pouffent naturellement, en voyant mon lorgnon. Je me tais. Et ils se mettent à lâcher exprès des bruits incongrus ; ils empestent l’air et en rient. Une pareille idée ne peut naître que sous le crâne d’un misérable… Il est une bête appelée moulette qui n’échappe à la mort qu’en projetant son liquide ; eux font de même. Mais les autres… ont empesté la parole et l’âme ; ont tout infecté… Et encore ils convient à cela tout l’univers ! « Réunissons-nous… pour puer ! » Et il en est qui accourent ! Ils trouvent même dans cette puanteur une sorte de rédemption et de souffrance propitiatoire ; ils attendent de cette puanteur une renaissance. Entende qui peut ! disent-ils. Quels saints François d’Assise !… Ils boiront un bouillon de reliques, jetées à la voirie, et en pleureront. Donc, souffrir est une douceur. Quelle perversion verbale ! Mais quoi ! vous partez ?…

Il me raccompagne jusqu’au bassin et m’arrête.

– Ici, il y a moins de vent. Je ne vous invite pas à entrer… dans mon sépulcre ; j’y mets tout en ordre… mes papiers… Oui… hier, je lisais ce que Cook dit des sauvages ; et j’en ai pleuré ! Le petit pâté de mon confrère me tourmentait les entrailles… Chers et saints sauvages, eux aussi ont convié Cook à manger de la chair humaine !… Ils l’y ont cordialement convié !… À la façon de l’ours des jardins… et ils lui présentèrent un lézard sur le plat des sacrifices… Que ces montagnes sont saintes dans leur ignorance !… Montagnes, abattez-vous sur nous ! Collines, recouvrez-nous ! On a peine à les quitter !… Je rôde dans les jardins, je regarde chaque arbre et lui fais mes adieux ; il est affreux que des cadavres y traînent des semaines. Et le cimetière est ignoble, haut perché, exposé aux vents… Tenez, ce bras-là, les chiens le mangeront !

– Docteur, tout n’est-il pas… chimie ?

– C’est tout de même désagréable. L’esthétique, elle aussi… a ses droits… Tenez, un peintre de ma connaissance dit : « Ils feraient mieux de nous étouffer ! » Ils lui ont commandé des affiches, contre le typhus… avec des poux dessinés de façon plus intelligible pour le prolétariat. Il en a peint deux gros, et a gagné pour cela une livre de pain… qu’il a donnée, en chemin, à des enfants. « Je ne puis pas, dit-il, me nourrir de cela… » Non, vous avez beau dire… Hein ! quelle mer ! Quels luisants, quels papillotements… Je lisais cela récemment dans Gogol. Jadis que c’était beau !… Ah ! s’embarquer et… filer quelque part dans l’océan Indien… Aborder quelque part à Ceylan… S’enfoncer dans la jungle, les forêts… Noyés dans la verdure, des temples y sommeillent dans un repos vert, et, dans une pénombre verte, se dresse un énorme Bouddha. Les hannetons sylvestres grimpent sur lui ; des oiseaux de paradis voltigent, qui sur son épaule, qui sur son oreille, jargonnant à leur manière… et il y a infailliblement auprès de lui un ruisseau, qui murmure. Et le Bouddha, immémorial, les yeux longs regarde, impassible. C’est ainsi que je l’ai vu représenté ! On sent qu’il sait tout. Et il ne cesse de se taire. Rien en lui de mesquin, de piètre, de miteux… Rien de la grande force des élections à « quatre degrés », ou de la « dictature du prolétariat » qui empeste l’air de ses pétarades ; mais… il sait tout ! Si l’on était devant lui… avec, dans la tête, tous les livres, qu’on a lus dans sa vie, avec les souffrances dont on nous a nourris… il comprendrait tout. Il n’y aurait qu’à lui dire ainsi des yeux et du geste… : « Eh bien, quelle est ton idée ? » Et lui ne bougerait pas même un cil !… Sage et voyante pierre ! J’y pense et n’ai pas peur. Rien ne fait peur. Sage pierre, et je pénétrerais en elle – ne fût-ce qu’une demi-heure – pour m’insinuer dans… la substance. Maintenant, tenez, je prie les cyprès ; je prie les montagnes, leur pureté, et « le Bouddha » qu’elles renferment. Si, à présent, je plantais des amandiers, je prierais le dieu des amandiers ! L’amandier a son dieu… Il y en a un aussi pour les cyprès et pour les poules… Tout est dans le Sein… Finir ses jours aux pieds de son socle… river ses yeux sur Lui, et… partir en paix. Peut-être saisirait-on ainsi le « secret », et se réconcilierait-on. Je comprends même pourquoi on adore le feu. Le feu provient de Lui, et retourne à Lui. Et le vent… c’est Son haleine !

Le docteur sembla littéralement saisir le vent et le puiser de ses mains.

– C’est le vent du Tchatyr-Dag, un vent pur. Maintenant c’est comme un ami… Mais, la nuit dernière, comme il hurlait sur le toit ! Bonjour, lui disais-je, ami fidèle ! Tu hurles ? Tu ne m’oublies pas, vieillard que je suis ! Vois-tu, je ne puis me réconcilier avec… la fosse aux ordures ! Dès que je serai à la mort, ils arracheront mes portes de leurs gonds ; ils ont, la nuit passée, arraché deux cadres de fenêtres et un chambranle dans l’autre maison ; je l’ai entendu. Ils dépècent les vaches des autres… Ils se vautrent avec des filles sous mes amandiers. Ils décrochent les gramophones et moulent Barynia à tue-tête. Chaque soir, ils m’obsèdent de cet air-là ! À peine, à grand effort, m’absorbé-je, en moi-même, pour ressasser mes souffrances : vlan ! Barynia à qui mieux mieux ! L’affreux est qu’ils n’en ressentent aucune horreur… Mais quelle horreur peut ressentir un bacille lorsqu’il nage dans le sang humain ? C’est pour lui un délice ! Il se double, se quadruple, envenime de son venin, et pullule. Et le corps d’un jeune être se débat dans les dernières convulsions d’une stupide méningite. « Papa, maman… je meurs… je n’y vois plus… où êtes-vous ?… » Le bacille est déjà dans le cœur, dans le dernier repli de la cervelle consciente, où il danse le cancan sur l’air de Barynia. Il tourne en auto dans la cervelle. Les bacilles ont peut-être, eux aussi leurs manières d’autos… avec des différences, naturellement. La nuit, je me représente de ces tableaux-là… et mon crâne brûle. Je ne m’imaginais jamais que la faim et l’angoisse de la mort pussent faire passer de pareils tableaux sous les yeux. Cela provient des amandes amères ! Non, dites-moi d’où ils sortent… ces bacilles humains ? Où est le grand Pasteur ? Où sont les forts, les bons, les illustres ? Pourquoi sont-ils partis ? Ils se taisent… Non, tenez, ne partez pas encore… Je vais vous montrer la dernière effronterie… Le symbole final !…

Le docteur court vers le réservoir, derrière le hangar, où il y a deux citernes, l’une pour l’été, l’autre pour l’hiver. Il me fait mystérieusement signe du doigt.

– Chacun sait que j’ai toujours de l’eau limpide et fraîche, amassée d’une façon particulière. Et voyez ! Regardez ! !…

Il soulève le couvercle, garni de feutre, et m’oblige à me baisser :

– Vous voyez… cette horreur ?… Vous voyez !

Je vois « l’horreur » qui flotte.

– Ce sont mes voisins du poste de la marine, ceux qui jouent Barynia !… Dernièrement j’ai ouvert à l’un d’eux un abcès au doigt. Et, voyez, ils ont empoisonné mon eau… Un singe a conchié. Que demander à un singe ? Les « bergers » qui ont empoisonné toute la vie ont montré la route au troupeau…

– Rentrez, docteur… Il est mauvais de rester au vent…

– Je ne puis pas rester là-bas… La nuit encore, je le peux ; je lis près de mon petit poêle. Mais, le jour, je marche sans cesse…

Il fait un geste d’aversion lasse.

Nous ne nous sommes plus revus.
XXVI – Là, en bas

Le vent me chasse vers la colline rouge où il y avait, naguère, une pension avec des arbres plantés par des écrivains russes. Ces arbres ont été coupés… Je me rappelle Tchékhov… « le ciel en diamants… [38] » Homme d’une tendre conscience, comment vivrait-il aujourd’hui ? De quoi vivrait-il ?…

Je passe près de la villa des Roses. Tout est désert. La petite ville est morte elle aussi. Le vent a nettoyé la route à fond et roulé à la mer tous les tournesols. Sous le vent de la côte, la mer est tout unie, et ce n’est qu’à l’arrière-plan que noircit une raie d’orage. Je longe, sur le quai désert, un espace incendié, des devantures brisées et cloutées de planches, sur quoi se balancent des lambeaux décolorés d’ordres et d’ordonnances : « fusiller… fusiller… sans jugement… sur place !… sous menace du tribunal… » On ne voit plus âme qui vive. Eux non plus, on ne les voit pas. Auprès de l’ancienne douane, un seul individu à étoile rouge, embossé, les jambes écartées, entourées de bandes, fait grincer, par manière de jeu, un verrou qu’il tire.

Je marche, je marche… Le vent court, joue, ébranle une planche, fait bruire les poteaux télégraphiques. Je longe la plage déserte, vide, avec le kiosque-rotonde dans lequel le vent s’engouffre. Je fais un détour pour éviter le presbytère, enclos de fils barbelés. C’est là que sont les cachots. Ils renferment encore de la vie qui respire. Là-bas, dans le dépôt d’ordures, parmi les détritus des anthropophages, des enfants, des vieilles cherchent une peau de saucisson, un os de mouton rongé, une tête de hareng, des épluchures de pommes de terre…

Sur le penchant, j’aperçois un grand vieux, engoncé dans un passe-montagne, un châle jeté sur ses épaules, avec une corbeille et un grand bâton.

– Ivan Mikhaïlytch !…

– Mon ami… mon cher… gémit-il, de sa grosse voix lourde. (Et ses yeux mourants qui ont tant pleuré, pleurent encore.) Je ramasse les miettes. À la boulangerie tatare, lorsqu’on coupe le pain, il tombe des miettes… et… j’en ai ramassé une poignée, que j’avalerai avec de l’eau bouillante… Ah ! si l’on pouvait se réchauffer l’âme en buvant du thé !… Je me chauffe avec ma commode… mon dernier meuble… J’ai les caisses de mon Lomonossov… avec des fiches… quatre belles caisses. On ne peut pas brûler ça ; ce sont des documents pour l’histoire de notre langue… J’écris mon dernier volume ; je l’achève… Je travaille chaque jour quatre heures le matin ; mais je faiblis et vais à la cuisine soviétique… Bien que les cuisinières jurent… elles me donnent pourtant quelquefois de la soupe ; mais pas de pain… Les professeurs avaient promis de me donner de la farine… mais ils n’en ont pas eux-mêmes…

Nous restons dans le vent sur la route blanche, seuls… Le vent passe entre nous, sifflant dans les anfractuosités.

– Si je pouvais m’en aller dans mon gouvernement de Vologda !… J’y ai une sœur… balbutie-t-il tremblant et suffoquant, se protégeant du vent avec son châle. Elle avait une vache ; j’y boirais du lait, mangerais, sur la fin de ma vie, de la bouillie, du beurre de vache, du fromage à la pie… Qu’il serait bien de s’étuver et de se frotter avec des touffes de bouleau !… Je suis dégoûtant, mon cher ! Il y a trois mois que je ne me suis pas lavé ; je suis en loques… affaibli… Le vent vient de me soulever, m’a renversé… À Orel, on m’a dépouillé de tout… j’avais une bibliothèque… une maison, de l’argent à la banque ; tout cela gagné avec mes livres… Je mourrai… et mon Lomonossov sera perdu ! Et tous les documents avec ! J’ai écrit aux commissaires. Personne n’en a cure… C’est un enfer, mon bon !… Il eût mieux valu que les matelots me noient…

Nous nous séparons.

Je pousse plus loin, plus loin… Personne dans la ville mourante. Le vent a chassé tout le monde. Quelqu’un arrive en voiturette… Je vois un âne pimpant, pomponné de rouge, avec des grelots brillants ; il trottine, remuant les oreilles. Bien nourri, il traîne aisément un petit cabriolet jaune, à roues caoutchoutées. Une dame en gris, gantée de peau, en chapeau bleu clair, le conduit fermement. Des dames élégantes qui se promènent !… Ce n’est pas tout à fait un désert ?… Il n’y a pas que des bateaux cassés, des barcasses et des canots… Il y a aussi de jolis yachts, artistement amarrés dans la baie tranquille… Là-bas, faisant voler le sable et les cailloux, l’âne trottine.

Voici la maison tatare, dix-sept fois fouillée, mise sens dessus dessous pendant les attaques nocturnes. Tout ce qu’amassait et gardait une riche maison tatare : argent, or, pierreries versicolores, montées dans de l’argent niellé ; selles, harnais, fouets des aïeux, froment et foin en meules ; tabac et sacs de noix ; coussins de soie ; énormes édredons, recouverts de bons tapis tcherkesses ; rideaux de soie de Perse, brodés d’arabesques d’argent et entourés de glands d’or, verts jaunes ; kaïks carrés et ajourés ; ceintures avec des lyres d’or ; or, turquoises en pendants d’oreilles ; vaisselle ciselée de Damas, de Bagdad, de Bakhtchissaraï, poignards incrustés de turquoises, de jaspe et d’ivoire tourné ; aiguières d’Arabie, à minces cols de cuivre, bassins du Caucase… tout cela a sombré, morceau par morceau, dans l’abîme sans fond.

Cela flotte, cela navigue quelque part. Cela arrivera outre-mer, trouvera sa muraille, son étagère ou sa vitrine. Cela verra Moscou et Petrograd, les riches appartements des nouveaux maîtres de la vie ; cela verra Londres brumeux et Paris, appréciateur de tout ce qui est beau, et le lointain San Francisco. Les plumes étincelantes de l’oiseau russe déplumé s’envoleront partout. Les objets trouvent des mains, et l’homme un tombeau ; mais, présentement, l’homme ne trouve pas même de tombeau…

Mon vieux Tatare ne vient que de rentrer de la mosquée. Il est assis, jaune, les yeux enfouis comme ceux d’un oiseau des montagnes. Nous restons longtemps muets.

– L’hiver nous fait dire par le vent : j’arrive bientôt ! Mauvaise !

– Oui, c’est mauvais.

– Nos Tatares meurent… Mauvaise !

– Oui, c’est mauvais.

– Pas poires ; pas tabac ; pas maïs ; pas noix ; pas farine ; mauvaise.

C’est mauvaise.

– J’ai mangé citrouille. Voilà. Farine apportait mon fils Mémet… Il a perdu dans la montagne deux sacs farine… Mauvaise.

Oui, c’est tout à fait mauvais…

Et je pars avec mon sac vide. J’ai une grande ascension à faire. La montagne qui semblait basse, est haute maintenant. Pas à pas, je grimpe de roc en roc. Le vent me refoule. Je suis la route blanche de Yalta. Un petit nuage de poussière blanche vient, en tournant, à ma rencontre. Les autos ronflent. Une, une autre… Le fond rouge d’un bonnet, le fond rouge d’une casquette : ce sont eux. Une mitrailleuse est braquée, canon en arrière. Sur les marchepieds, des gens avec des revolvers et des bombes… Ils viennent de là-bas. Ils ont fait leur œuvre, ont décidé du sort des douze – revenus de Varna. Ils se hâtent de rentrer avec le vent : leur route passe par le col, par la crête dangereuse pour eux ! Et je reconnais, les cheveux tombants jusqu’aux épaules, noirs comme l’aile du corbeau, le fin visage au regard doux et rêveur – et une autre figure, ronde, bien nourrie congestionnée par le vent, l’alcool et le soleil. Tous les deux, renversés sur les coussins, sont immobiles, importants, pénétrés de la gravité de leur mission.

Je les regarde longtemps disparaître. J’écoute la corne corner dans l’espace.
XXVII – La fin de Boubik

Depuis trois jours, un vent glacial souffle du Tchatyr-Dag. Il siffle rageusement dans les cyprès. Alarme dans le vent, alarme autour, alarme aussi sur la colline : le chevreau de Marina Sémionovna est disparu !

Il est disparu pendant la nuit.

Depuis l’aube, la vieille court avec l’institutrice par les gorges, les vignes et sur les chemins. Le vent apporte des cris d’appel :

– Boubik… Boubik !… Boubik ! !

On l’a volé dans le petit hangar. L’abatis d’arbres et les sonnettes, le cadenas, rien n’a servi. Pendant la tempête pouvait-on entendre ? Est-ce les matelots du poste ? Est-ce Boubik lui-même qui s’est enfui, effrayé ? On ne cherche pas chez les matelots : ne va pas t’y frotter ! La génisse d’Antonina Vassilievna, de la combe au froment, avait disparu ; Antonina Vassilievna apprit que la peau de sa génisse séchait dans la cour du poste ; elle n’osa rien dire ; on pouvait y perdre encore davantage…

L’institutrice, auprès de ma clôture, me dit :

– On a volé notre Boubik, tout notre espoir… Maman est au lit ; elle a trop couru dans les ravins. C’est quelqu’un de connu ; autrement le chevreau aurait bêlé, et nous avons le sommeil léger. Trois fois, cette nuit, je me suis levée pendant la tempête. C’est certainement lui, vers le matin… Voilà trois nuits qu’il n’a pas couché ici… Il a dit qu’il s’en allait dans la steppe, toucher on ne sait quel dû… C’est clair. Il a dit ça pour détourner les soupçons. À présent nous voilà perdus… Ce n’est pas un vol, mais un infanticide !…

Deuil au Bon Port !… Vadik et Koldik cherchent alentour et crient d’une voix aiguë :

– Boubik ! cher Boubik ! Soudale, Soudale[39].

Voici déjà la nuit close. Un vent furieux semble vouloir arracher même les étoiles ; elles tressaillent, tremblent dans l’infini noir. Le vent lisse la mer, qui est comme une vitre froide. Les étoiles frémissent sur elle. Tout le monde s’est depuis longtemps verrouillé, frissonnant aux heurts : on ne sait pas présentement qui pousse les portes. Et, dans les rafales du vent, des cris, des prières étouffés, arrivent :

– Bou… ou… bik !… Bou… ou… bik !…

Nous sommes dans la nuit noire en pleine tempête, sur le terrain vague. Les étoiles tremblent sous le vent. Telles de mystérieuses petites bêtes, les inquiets chardons roulants bruissent dans le noir, se collent aux jambes, volent, errent… Les boîtes en fer-blanc, éventrées, se vident ; elles grondent en pirouettant dans l’obscurité, sifflent, tintent, cognent aux pierres. Sur ses gonds rouillés grince la petite porte du hangar. Le vent s’engouffre dans la villa mutilée. La tôle du toit tressaute ; les volets battent. Pendant une nuit de tempête, sur le terrain vague, les cris de la vie ravagée sont mornes, angoissants ; il est pénible de les entendre. Ils glissent dans l’âme les forces ténébreuses : le vide noir et la mort. Les animaux, inquiets, se mettent à crier, et les gens… qu’il est effrayant de les entendre !

Quand donc ce sifflement cessera-t-il ? Ils hurlent, crient…

– Peut-être est-il parti sur la route ! Il est allé se mettre à l’abri du vent. Il doit s’être blotti quelque part dans les buissons…

– Soudar… Soudar… Boubik… Boubik !…

– Il a peut-être enfoncé la porte, effrayé par la tempête ?…

– C’est possible… Il était fort et les gonds sont rouillés, usés… Le cadenas est intact.

– Plaise à Dieu… qu’il s’en soit allé où le vent est moins fort !… Il broute.

Marina Sémionovna avait couru deux jours : nulle part, ni touffe de poils, ni sang, ni entrailles ; Boubik Soudar est disparu, totalement disparu…

Et alentour, dans la petite ville, le bruit courut que le chevreau des Pribytko avait disparu.

Le père diacre raconta au marché :

– J’avais, pendant que je l’admirais, un drôle de pressentiment. On ne pouvait pas garder un pareil biquet ! Une fortune sur la route ! Un chevreau, race Phi-li-bert !… splendide !… Un pareil chevreau il fallait le garder chez soi, dans son lit ! Et mon âme reste encore maintenant pleine de noirs pressentiments !

Le père diacre ne se trompait pas : le même jour sa vache disparut.

– Marina Sémionovna l’avait prédit !… Le voilà, le lien secret des événements ! Tout n’est pas si simple en ce monde…

Le diacre chercha sa vache, puis en fit son deuil.

– On n’y peut rien… Au printemps, j’irai avec ma famille dans la steppe, chez des paysans : qu’ils me prennent comme diacre ou n’importe quoi ! Si on ne veut pas de nous, nous cheminerons par expiation à travers la grande Russie. Rien ne me fait peur ; la terre est ma terre natale, le peuple est le peuple russe ; il s’y trouve des brigands, mais ce n’est pas un mauvais peuple ; il est bon. Lorsqu’on plaît à notre peuple, on ne succombe pas ! « Eh, quoi ! dirai-je, frères… nous sommes tous habitants de la terre, assujettis au blé, et à Dieu, notre Seigneur ! Je ne suis pas, il est vrai, un homme ordinaire, mais un diacre ; mais je n’en tire pas vanité. Même quand il tonne sur moi, j’accepte le tonnerre que Dieu m’envoie. Nous sommes tous comme des arbustes dans un champ. Pourquoi donc nous vouloir du mal ? »

Ainsi se réconfortait le père diacre à l’âme joviale. Il ne craignait ni le feu, ni l’épée, ni la mort. Arbuste planté dans un champ par Dieu, c’est Dieu aussi qui l’en arracherait.

Et en raison de sa foi et de sa bénignité, en raison de sa gaieté, sa vache lui fut rendue. On la retrouva dans la forêt. Elle avait dû s’égarer, et de braves gens l’avaient attachée…

– Le Seigneur l’a ramenée ! dit le diacre humblement.

Mais le Seigneur ne ramena pas le chevreau de Marina Sémionovna. N’insiste pas !

La tempête apaisée, le père Andreï revint de la steppe, rapportant un plein sac de provisions. En échange du cochon de lait qu’ils lui devaient, les paysans lui avaient donné du lard, du froment et des tripes de vaches…

Il arriva à la nuit, exténué, et s’assit sous un poirier. Marina Sémionovna rentrait ses canes.

– Ce que je suis fatigué, Marina Sémionovna, dit-il. Dieu nous en préserve ! Il n’y a, dans la steppe, que des ossements : à chaque pas, des ossements… C’est donc que les chevaux ont crevé ; ici un crâne, et, plus loin, une patte avec un fer… Et les gens… Dieu nous en préserve, comme ils vous traitent ! Au col, trois hommes, avec des carabines, viennent de m’arrêter : « Halte, patron ! Que portes-tu là ? » Ils voient que j’ai un costume printanier, un peu de blé dans mon sac, un morceau de lard. Ils me disent : « Nous ne faisons pas de mal à tes pareils, nous sommes des Ranguéliens (partisans de Wrangel). Vous pouvez circuler librement. » Poliment, ils me serrent la main. J’ai eu tellement froid qu’il me semblait que je ne reviendrais jamais…

Il parlait d’un air las, concentré. Son visage avait gonflé et jauni ; il avait vieilli de dix ans.

– Père Andreï, lui dit Marina Sémionovna, le pénétrant du regard, écoutez ce que je veux vous dire…

– Quoi donc, Marina Sémionovna ?

Et le père Andreï, remarquant que l’institutrice ne le quittait pas des yeux, eut comme un frisson et tâta son sac.

– Voilà ce que je veux vous dire… Il y a déjà cinq jours que l’on a volé mon chevreau… notre Boubik…

– Oho… quel malheur !… Mais ça ne peut pas être ! (Et l’oncle Andreï se leva et se mit même à trembler.) Mais, mon Dieu… quel est ce malfaiteur ?… Il fait périr vos petits bambins ! Mais quelle affaire !… Que la foudre le tue ! Que les vers le mangent, le chien !… qu’il… Mais dites-vous bien la vérité, Marina Sémionovna ?…

– Père Andreï, reprit Marina Sémionovna d’une voix blanche, sans quitter les yeux clignotants du bonhomme, je veux vous dire ceci : je devine qui est ce malfaiteur : c’est vous !…

– Moi ?… Que je… que Dieu me tue !… Mais j’ai toute la semaine erré dans la steppe !… Affamé, gelé !… Suis-je donc le malfaiteur qui ?… Croyez-vous en Dieu, Marina Sémionovna !…

Le père Andreï enleva le chapeau mou du ci-devant officier de police, qu’il s’était procuré au grenier, et se mit à se signer.

– Que je… que je meure comme un chien… sans pope, ni rémission… que dans ce monde et dans l’autre !… Que les yeux me sortent de la tête… que les vers me rongent !…

– Vous crèverez, père Andreï… souvenez-vous de ma parole ! Je sais le mot qu’il faut dire !… Les vers vous mangeront… tout comme vous avez mangé mon chevreau… Il vous étranglera… Souvenez-vous en… Sa graisse vous étouffera !

Le père Andreï haussa les épaules.

– Vous insultez un pauvre homme, Marina Sémionovna !…

– Pourquoi ne me regardez-vous pas dans les yeux, hein ?… La graisse de mon chevreau vous reste dans la gorge ? Elle va vous étouffer, père Andreï ! Que mes petits-fils meurent d’une mauvaise mort, cria-t-elle à pleine voix, ces petits enfants du bon Dieu, ces orphelins… Qu’il n’y ait pas de justice sur la terre, si vous ne crevez pas de mon chevreau !… Les vers vous rongeront sous mes yeux, je le sens… à peine la neige tombera !…

La figure du père Andreï s’assombrit. Il tourna vers le jardin ses yeux troubles, rentrés, et dit d’une voix rauque :

– Les vers rongeront chacun de nous, Marina Sémionovna, je vous l’ai déjà dit ! M’a-t-on assez offensé, pauvre vieux !… On a tué ma vache ; j’ai dû céder mon petit cochon à moitié prix… À la guerre, les poux malfaisants me piquaient… tout ça ne m’a rien fait !… Mais vous, vous m’avez profondément offensé !… Bien sûr, vous êtes de la condition des maîtres, et nous sommes des gens de travail, pour ainsi dire… de sang noir… Aussi faut-il que nous vous détruisions !… Seulement vous êtes du sexe féminin ; sans ça je vous arracherais la tête !

– Et toi… vipère rayée, je te tuerai comme un chien avec mon sarcloir ! Crois-tu que j’aie peur de toi ? Avoir peur de Caïn ! Je vois au travers de toi ! Je suis un être qui travaille… Pour mon labeur je t’arracherai l’âme ! Tu feras mieux de ne pas repasser devant chez moi… je te tuerai de mes propres mains… File, file !… Je ne peux pas te voir, meurtrier !…

Marina Sémionovna, dans le calme nocturne du jardin, cria beaucoup de choses effrayantes. Les enfants, qu’on oubliait, regardaient, écoutaient, les yeux écarquillés.

– Vous en aurez toujours assez ! dit seulement le père Andreï.

Et il s’éloigna vers l’ancien pavillon du colonel.

– C’est lui, le gredin ! c’est lui ! !… Que je ne me lève pas demain, que je meure sans pardon, s’il n’a pas enlevé mon chevreau ! Tous les jours, avec un Tatare, il tournaillait sur le coteau, dans les arbustes.

– Mais il revient de la steppe ?…

– Oui, mais, j’ai tiré les cartes sur cette âme noire… et, trois fois, j’ai vu clair comme dans l’eau… Il rôdait près de Korbek, et, hier, on l’a vu au marché, dans un café. Moi, avoir peur de lui !… Qu’il vienne m’étrangler la nuit… Je lutterai pour mon bien jusqu’à la dernière goutte de mon sang ! Ils n’ouvrent le bec, les maudits, que tant qu’on ne leur montre pas le bâton ! Au premier bâton, tous serrent les fesses ! Ils ont fait les malins… Maintenant, qu’ils avalent la sauce !… Tant pis pour eux !

Le chevreau était bien disparu… Deux canards disparurent aussi. Le père Andreï survint et dit avec reproche :

– Vous allez dire maintenant aussi que j’ai mangé vos canards ! Allons, dites-le ! J’ai trouvé dans la combe une tête, et ce qu’il y avait de duvet !… Quel trou il lui a fait, le maudit !… Il a mangé toute la cervelle.

Marina Sémionovna porta la main à son cœur et resta trois jours couchée, presque à la mort. Le vieux médecin qui demeure sur la crête, vint la voir et déclara que c’était de la faiblesse cardiaque. Il mangea, pour prix de sa visite, un tourteau et une poire cuite.

Le chevreau était disparu, bien disparu. Qu’est-ce que la disparition d’un biquet lorsque les gens disparaissent comme rien !… Un docteur et sa femme furent tués sur la route de Soudak. On croyait trouver sur eux de l’or. On a tué à coups de poignard, près de Korbek, un instituteur et sa femme. Et l’on a tué aussi quelqu’un, à coups de hache, près de la ville… et encore quelqu’un… encore quelqu’un…
XXVIII – L’âme vit !

Et voilà que le noir Babougane s’est enfumé, embrumé, s’est caché sous un voile ; on ne le voit plus. Les pluies de novembre se déversent ; c’est le djil-habé trouble, le temps où les écureuils rentrent dans leurs tanières. Les chemins détrempés sont glissants ; les coteaux mornes deviennent noirs. S’il fait doux, la terre nous octroiera encore de l’herbe.

Tamarka s’en réjouit. Elle marche du matin au soir… Elle ronge les branches ramollies ; elle n’a plus que le souffle ; elle est couverte de bosses. Partout les empreintes de ses sabots sont remplies d’eau. Elle est seule à rôder, dernier être vivant…

Il n’est qu’à rester chez soi, près du poêle, à le garnir, et attendre le jour. Il y a loin encore jusqu’à l’aube. Regarde la flamme ; on voit des choses dans la flamme… Et si, dans le tas de ces branches, il grouille encore des pensées coupées ?… Il faut fermer les yeux, bourrer le poêle, mettre tout au feu !… Le morceau du « serpent » de ce ravin… au feu ! Si seulement on avait du tabac !… S’abrutir et fumer jusqu’à ce qu’on ait des rêves agréables…

Assis, on écoute : toujours la même chose, le vide, l’obscurité… té… té… Le portail a claqué… Le vent ?… On écoute… Tout est calme… La pluie chuchote.

Quelle heure peut-il être ?… À six heures, la nuit tombe. Serait-il plus de neuf heures ?…

Cette fois-ci, ce n’est pas le vent. Un coup assuré à la porte. C’est eux. Le portillon est étayé d’un pieu… Ils peuvent ouvrir tout seuls. Et qu’importe ! Tout n’est-il pas égal à présent ? Bah ! que ce soit eux ! La fin tout d’un coup, s’ils… y sont disposés. Ils feront irruption avec des injures atroces… Ils me fourreront le fer près du visage. Ils demanderont que j’allume ; mais je n’ai ni lampe, ni allumettes… C’est honteux ; mes mains vont trembler… Ils farfouilleront nos chiffons… Je n’ai pas de forces…

On frappe plus fort… Ne peuvent-ils pas ouvrir tout seuls ?

« Voilà la fin, me dis-je. D’un coup tout sera terminé. »

J’empoigne solidement ma hache, ma mauvaise hache ébréchée, mal emmanchée. Je sors d’un pas ferme sous la véranda… D’où m’en vient la force ? Je ne suis qu’un ressort. Je sais ce que je vais faire : les chiens craignent le bâton… J’ouvre la porte du jardin. Il fait noir. Un faible bruissement. Je sens la pluie fine…

– Qui est là ?

– Patron, je viens chez toi. Ouvre.

Un Tatare ? Que vient faire un Tatare ?

– Je suis Abaydouline… du cimetière… envoyé par un brave homme !

Il dit un nom que je connais ; j’enlève le pieu. Je vois un large Tatare à bonnet fourré.

– Maintenant, tous a peur… Ai tournaillé dans le ravin… Nuit noire à se crever les yeux… Salam alekoume !

C’est un envoyé du ciel ! Mon vieux Tatare l’envoie avec un panier… Des pommes, des poires sèches… de la farine !… Et une bouteille de Bekmès !… C’est pour ma chemise. Mon vieux Tatare m’envoie un cadeau ! Ce n’est pas pour sa dette, c’est un cadeau…

– Il t’envoie ça… Vas-y la nuit, m’a-t-il commandé… Ici, on regarde ; là, on regarde ; mauvais… On tue ! vas-y la nuit !… C’est mieux. Hein ?… dit le Tatare en remuant la tête. Mort est venue… pour toute la terre…

Du tabac !… Dans du papier gris, un tabac doré, parfumé ! Du Biouk-Lambat !

Non, ce n’est pas ça, ce n’est ni tabac, ni farine ni poire… C’est le ciel !… Le ciel sorti de la nuit… Le ciel, oh Seigneur !… Mon vieux Tatare m’envoie ça… Le Tatare…

L’envoyé est assis près du poêle. Il est vieux. Ses babouches sont mouillées, pleines de terre glaise, ce qui entoure ses pieds aussi… Près du poêle, ses vêtements fument. Des gouttes de pluie emperlent son bonnet d’astrakan. Un visage de travailleur, sombre et sérieux… mais quelque chose d’humain dans les yeux. Je le prends aux épaules, le tapote. Je ne sais que dire. Les mots sont inutiles. Un sauvage, un Tatare ? Allah est grand ! Une âme humaine vivante ! Vivante ! !…

Le Tatare roule une cigarette, fume. Il crache dans le feu. Nous nous taisons. Il bourre savamment le poêle et reste accroupi.

– Tu diras à Gafare… au vieux Gafare… tu diras, Abaydouline, au vieux Tatare Gafare… Allah !

– Allah… répond, comme dans le feu, la figure brune, sérieuse ; tu as ton Allah… nous avons le nôtre… toujours Allah !

– Dis, Abaydouline, à Gafare… au vieux Gafare… dis-lui…

Il achève sa cigarette. Je fume aussi. On n’entend pas la pluie sur le toit. Dans le poêle flambent les branches sèches de la gorge profonde – des morceaux de soleil. Abaydouline regarde le feu, je regarde aussi. Nous regardons – deux qui ne font qu’un – le soleil… Et Dieu est avec nous.

– Temps de partir… dit Abaydouline. La nuit est noire.

Je le raccompagne jusqu’au portail. La nuit l’avale d’un coup. J’entends des pieds qui pataugent.

Maintenant, plus de peur. Maintenant, ils ne sont pas là. Je le sais, Dieu est avec nous ! Pour un instant avec nous ! De ce coin sombre, il me regarde avec les petits yeux du Tatare. Le Tatare l’a emmené. Il ordonne à la pluie de tomber au feu de brûler. Pénètre aussi en moi, Seigneur ! Pénètre en nous dans notre grand malheur et éclaire-nous. Tu as mis du soleil dans la branche, et Tu la rends au soleil… Tu peux tout ! Ne nous quitte pas, Seigneur ; reste ! Tu es venu, dans la nuit, avec ce Tatare, par la pluie et la boue… Reste avec nous jusqu’à l’aube !

C’est une nuit claire qui passe près du poêle.

Les souches de chêne brûlent et chauffent. Elles brûleront jusqu’au matin.
XXIX – La terre gémit

Je n’arrive pas à m’endormir. Le Seigneur a touché mon âme et ces pauvres murailles sont étroites. Je veux être sous le ciel, même si les nuages se cachent. Je veux être près de Lui… sentir son souffle dans le vent, entrevoir sa lumière dans les ténèbres.

Que la nuit est noire ! La pluie a cessé ; c’est le calme profond ; mais non pas le calme plein des sombres nuits d’été ; c’est un calme agité, attentif. D’un instant à l’autre, il peut arriver quelque chose. Mais quoi ?… Je sais qu’après la pluie, le vent peut se déchaîner ; il se déchaînera tout d’un coup. Maintenant, on entend même tomber des gouttes espacées, et, là, tout au fond, la mer brise ses vagues avec un bruit de respiration. J’entends même le chien de Verba qui se gratte…

Je marche doucement dans le jardin, cherchant les étoiles. Je vais tout de suite, tout de suite les voir. On les sent sous les nuages. L’arôme de la terre mouillée et celui de l’humidité des montagnes se dégagent. Le vent va se déchaîner, l’atmosphère est tendue. Les aiguilles humides du cèdre m’aspergent le visage… J’étouffe mes pas… Une douleur m’étreint le cœur…

Voici un gémissement inquiet, prolongé… qui arrive d’une gorge lointaine. Puis, à nouveau, le calme. Puis, profond, lourd, un autre soupir… Quelqu’un n’en pouvant plus, cède à une grande douleur. C’est la plainte aiguë, suffoquée, de quelqu’un qui est abandonné de tous…

Je le connais, ce gémissement qui oppresse et qui pince. Je l’ai récemment entendu. Il vient de dessous la terre ; il appelle sourdement…

Alentour, chacun en parle :

– Dans la nuit maintenant, dans les gorges, près de la mer… cela gémit ainsi : ou-ou-ou… Et ensuite un profond soupir : aaaa… a. Le cœur est prêt à défaillir. C’est comme si la terre gémissait. Ce sont ceux que l’on n’a pas achevé de tuer qui gémissent, demandant une tombe… Oh ! que c’est lugubre !…

Je tends l’oreille dans la nuit. Des gorges, arrive le pénible gémissement : ou-ou-ou… ou…

Ne trouvant pas d’issue, ce bruit se prolonge et rentre sous terre ; et ça recommence, recommence… Une mortelle tristesse étreint le cœur. Serait-ce les gens abandonnés dans les gorges, la poitrine et la tête trouées… cadavres nus ?… Il y en a partout, privés de sépulture…

Mon esprit me le dit : c’est un phoque qui crie ; c’est le phoque de la mer Noire – le bélouga. – Peu de pêcheurs le connaissent ; l’espèce disparaît ; et ils n’aiment pas à l’entendre. Par les nuits sombres, le phoque blanc soulève hors de la mer sa tête ronde, l’appuie sur un rocher, et geint… On ne l’aime pas ; les pêcheurs en ont peur : « le poisson aussi en a peur »…

Mon esprit me dit cela ; mais pour le cœur… c’est pénible de l’entendre.

J’écoute longtemps, me taisant, et la douleur crie en moi. Voilà le vent déchaîné qui vient de la montagne. Les cyprès gémissent, saluent, se balancent. On voit, sur le ciel étoile, leurs pointes trembler. Le vent chasse les nuages… Maintenant, il va souffler en tempête durant vingt-quatre heures. S’il ne cesse pas alors, ça durera trois jours. S’il ne cesse pas au bout des trois jours, il y en aura pour neuf jours. Les Tatares savent cela.

Entre les rafales, on entend, en ville, comme une sonnerie d’horloge. Pas arrêtée ?… Il n’y a pas d’horloge en ville ; c’est le gardien de l’église qui y sonne les heures. Ces temps derniers, il sonnait rarement. Qu’est-ce qui lui prend ?… Onze coups ! Mais peut-être le vent en a-t-il emporté un… Minuit ?

Je regarde du côté de la ville. Ni étincelles, ni feu. Un abîme noir. Mais qu’est-ce donc là-bas, plus haut, vers la mer ?… Un incendie !… Une colonne noire et rose s’élève… Un incendie ! !… Mais, peut-être, l’obscurité de la nuit me trompe-t-elle et est-ce plus près, pas sur le port ?… Ne serait-ce pas à la villa Maser chez le menuisier Odariouk, un brasier dans le jardin ? La colonne s’élargit, s’agrandit. Langues de flammes et gros flocons de fumée noire. C’est un incendie. Un incendie !… La tourelle de la colline rouge est éclairée ; on en voit l’œil-de-bœuf. Le réseau noir des amandiers est transparent. Détaché des ténèbres, un cyprès, tel un cierge rouge, se balance et rutile. Un incendie dans les amandaies ? Sur les flammes se découpe le toit noir d’Odariouk.

Je cours en avant du portail sur le petit terre-plein où sont quelques arbustes. Au loin, sous mes pieds, les maisons, proches de la ville, sont colorées de rose, et le cierge-minaret, rose, se dresse au milieu d’elles…

Sur la mer s’étale le large reflet du brasier. Le port lui-même sort de l’obscurité. On voit l’amandaie comme en plein jour, branches et cimes ardentes. Une flamme se déchire, s’élance vers la mer. Le vent fait rage.

– Quel incendie… Seigneur !… La villa Dakhnov brûle !

Des voix de voisins, derrière chez moi, sortent de l’obscurité. Ïachka a jeté sur lui un tapis, la vieille bonne une couverture de chiffons. De la colline de Verba, on entend :

– Ce sont les matelots qui brûlent… parole d’honneur !… C’est leur poste !… Non, c’est la villa Dakhnov !

La rougeur de l’incendie fait toute rose la clairière où nous sommes.

– Saints du Paradis !… s’écrie la vieille bonne. Mais c’est chez Mikhaïl Vassilitch que ça brûle ! C’est chez lui !… C’est sa nouvelle villa en bois mince… Je le vois d’après la vieille maison… Regardez-la !

Évidemment, le feu, c’est chez le docteur, derrière son ancienne maison.

Ça s’éteint ; c’est fini, la villa est brûlée ! Bâtie en lattes, fallait-il si longtemps ?

Le toit a dû s’effondrer, un appel de flammes se produire, et tout s’est obscurci.

– Cours-y, Ïacha, crie la vieille, va voir !

– La bonne, demande la voix maladive de la maîtresse, où est le feu ?

– C’est un hangar sur le quai… Dormez tranquille. C’est déjà éteint.

– Rentre, la bonne ! On a fait peur aux enfants.

On ne voit plus les amandaies. Derrière elles, un faible reflet. Debout près de ma porte, j’attends vaguement… Je sais. Pas besoin d’y aller ! La maison du vieux docteur a brûlé… Je le sais bien… Mais ce n’est peut-être que la villa… Le docteur reviendra dans sa vieille maison… Qu’importe, tout est désert !

Grâce au vent, les étoiles reparaissent. La voie lactée s’est déplacée vers le Castelle ; il est donc une heure du matin. Et j’attends toujours.

Des pas ; quelqu’un souffle péniblement, se hâte… C’est Ïacha.

– Eh bien ?

– Fini ! Le docteur est brûlé ! Et personne, personne !… Il n’y a qu’un matelot qui chasse ceux qui sont accourus… Personne ne sait rien… Et on ne voit pas le docteur… On dit qu’il a dû brûler… En cinq minutes, tout a flambé ! C’est qu’il se barricadait fortement… En dedans, il mettait des pieux… Le matelot a dit que ça a pris en dedans. On voyait le feu de leur poste… « C’est forcé, dit-il, qu’il ait brûlé… Un patron, chez qui il y a le feu, sort naturellement, et on ne l’a pas vu… » Tout le monde dit ça ! À moins qu’il ne soit caché quelque part !… Il allumait toujours son poêle la nuit. Et il avait quelque chose là… qui ne marchait pas… Allons, je vais me coucher… Écoutez, c’est encore lui qui gémit ? Il a porté malheur au docteur !…

Oui, le dauphin gémit… ou bien serait-ce le vent et les boîtes de fer-blanc ?… Le docteur a brûlé. Il est parti dans le feu. S’est-il brûlé lui-même… ou, peut-être, est-ce un accident ?… Maintenant, on ne craint rien. Le docteur a passé comme une branche dans le poêle.
XXX – La fin du docteur

Je n’y veux pas aller. Il ne reste que du fer tordu, des troncs de cyprès, des tisons noirs. Et, tel un oiseau sans abri, y plane l’esprit inquiet du docteur. Ses restes mortels, le crâne, un morceau de tibia, et les ressorts d’un bandage spécial de chez Schwabe se trouvent à la milice dans un carton à chapeau ; et des gaillards, à large bouche, tâtent le crâne calciné, fourrent leurs doigts dans les orbites et s’exclament :

– En voilà… un truc !

Le docteur a brûlé sur un bûcher somptueux, le sien. Son âme s’est envolée dans un tourbillon.

Son confrère arriva, monté sur un âne lustré sonnaillant de grelots. Il retourna entre ses doigts la boîte osseuse, comme s’il devait y avoir sur elle quelque chose d’inscrit, et dit pensivement :

– J’ai peine à déterminer l’individualité.

Qui donc a pu ainsi mourir dans ce brasier ?…

Il retourna les ressorts et les agrafes du bandage, et prononça avec assurance :

– Maintenant, pour moi, tout est parfaitement clair : le possesseur de ce bandage est le docteur en médecine Mikhaïl Vassiliévitch Ignatiev. C’est son bandage spécial, fait sur son propre dessin, chez Schwabe. Vous pouvez, camarade, dresser le procès-verbal.

Dressez mille procès-verbaux ; retournez le crâne, gaillards à larges bouches… Jetez-le n’importe où ! Il n’a pas de propriétaire ; il vous l’a laissé.

La vieille bonne, arrêtée près de ma clôture, avec un sac de copeaux de souches, m’annonce :

– Notre Mikhaïla Vassilitch[40]… a brûlé. Il n’est resté que son crâne, et comme il est petit ! Et à le voir, il avait une grosse tête… Il avait, dit-on, beaucoup d’argent… il le portait sur lui… La nuit, il s’enfermait solidement, il avait peur. Et la nuit, pendant la bourrasque… on l’a étranglé, et on a tout caché par le feu !… On ne peut rien dire lorsqu’on n’est pas sûr. Il a fini de souffrir. C’est notre tour à présent… N’est-ce pas votre petite poule que je viens de voir sur le petit tertre ? Un vautour la déchirait. C’était il y a un moment, quand j’allais en ville. Je lui criai : « Oh !… oh !… maudit !… » Mais il n’eut pas peur. Ils sont devenus féroces, les damnés ! Bientôt tout le monde y passera…

Un nouveau matin ferré. La nuit, il a gelé, et, sur la Kouchekaïa et sur le Babougane, il y a de la neige. Cela brille et pique. L’hiver déploie ses toiles blanches. Ici, au pied des montagnes, il y a du soleil, et aussi dans les jardins vides et les vignes dénudées. Les collines sont brun-vert. Tout le jour, les mésanges titinnent ; les oiseaux d’automne volent inquiets dans le vide glacé. Dans l’air pur et nu, les sons et les voix sont clairs.

Quel est ce travail précipité ? Du côté des amandaies, des haches cognent, cognent gaiement… C’est comme si des charpentiers de naguère étaient revenus pour équarrir des poutres. Et sur la tôle des toits, des couvreurs frappent… vite, vite… Pour qui répare-t-on ce toit ? Il y a longtemps qu’on n’avait pas vu pareille ardeur.

La vieille bonne tient une planche qu’elle rapporte.

– Où donc, lui demandé-je, travaillent les charpentiers ? Pour qui est-ce que l’on bâtit ?

– Bâtir ?… En souvenir de Mikhaïl Vassilitch, on démolit, depuis hier, sa vieille maison. Chacun arrache ce qui lui plaît. Seigneur, que ta volonté soit faite ! On a arraché tout le fer : on arrache les poutres… Quel bon bois ! Et quelle tôle épaisse, à douze livres la feuille ! Hein ?

Oui, l’ouvrage marche.

– C’était ça un maître qui s’y entendait !… Il avait construit pour l’éternité. Et, en un jour, on a tout arraché. Oui ? Mais le public… et les pêcheurs, et… qui voulait ! On a tout tiré. Et la milice aussi, et l’aide du commissaire !… Ce qu’il est accouru d’enfants !… Et ce qu’ils y vont de bon cœur !… Je crie à l’un : « Diable pouilleux, pourquoi emportes-tu le bien d’autrui ? » – « Maintenant, me répond-il, c’est la propriété du peuple. Mon papa y a fait du travail et moi j’emporte. Voilà ! Et toi, la vieille, me dit-il, arrache aussi ; emporte ce que ta force te permet ! Chacun le peut. » Que faire avec eux ?… Et puis quand on songe qu’il faut mourir… que, du moins, on se chauffe !… La faim au ventre, aller chercher du bois mort dans les ravins !…

C’est leur façon de commémoration funèbre… Je regarde ma maisonnette : mon dernier refuge. La dernière caresse de mon regard est pour elle. Les joyeux rayons du soleil, entrés par ses étroites fenêtres, jouèrent dans des yeux aimés. Maintenant aussi, il accourt aux mêmes endroits, lance sur les murs lézardés, sur les planchers rayés par les pas, sur la petite table blanche, couverte d’encre et de traits, ses taches et ses rais… La toute petite véranda, qu’enveloppaient les glycines, est dénudée par l’hiver… Dans des yeux vivants bleuissaient jadis gaiement leurs grappes légères… Vitres embuées qui n’ont pas été lavées de longtemps !… Nous partirons, et, dès le lendemain, on les brisera. On démolira les murs. On arrachera le toit. On entraînera, on emportera… les cadavres, avec un gloussement satisfait. Les cèdres, les cyprès, les amandiers tomberont, et les ruisselets des averses entraîneront des tas de décombres.

La maisonnette me regarde : Tu partiras ?… Elle me regarde triste, mélancolique : Tu partiras !

Je regarde autour de moi ; je cherche un point d’appui. Serrer les dents et mourir… S’abandonner docilement à la mort… On meurt en silence. Quelles routes reste-t-il, et où mènent-elles ?…

Un sauvage en casque de drap tend un crâne calciné, lui fourre les doigts dans les orbites… et, claque des lèvres… Un tel a vécu ! Le col est couvert de neige, les routes de mer sont vides… vides, les routes par-delà la montagne. Et, au-delà, la neige, la neige…

Hein, quelles routes reste-t-il, et où mènent-elles ?
XXXI – La fin de Tamarka

Les tempêtes et les pluies sont là. L’orage hivernal roule dans la montagne. Les torrents grondent dans les gorges, mugissent sur les pierres. Les vents tournoient dans les jardins, renversent les palissades, rebroussent les touffes des cyprès ; et les ouragans brassent la mer.

Les murs de ma bicoque tremblent. La nuit, le toit tonne sourdement comme si l’on marchait dessus, chaussé de fer ; des poings frappent aux volets. Le poêle fendu m’asphyxie de fumée. Les branches, mal sèches, se consument lentement, ne donnant ni flammes ni visions.

Nos douces petites poules dorment, affaiblies du sommeil de la faim, sursautant sur leurs perchoirs. Lorsque l’une tombe, on l’entend longuement remuer dans l’obscurité, derrière le mur, essayant de se réchauffer. Elle se blottit et demeure ainsi jusqu’au matin. Il en reste trois ; l’une après l’autre disparaît, emportant le passé. Elles se tiennent maintenant plus près de la maison et vous regardent dans les yeux.

Les longues nuits enfantent des journées douloureuses. Mais est-il des journées maintenant ? Sortant d’un nuage, derrière la mer, le soleil fait un miroitement de fer-blanc et projette une raie froide sur les vagues. Les pêcheurs affaiblis regardent le flot avec angoisse, se demandant si le vent apportera des scombres ou des esprots ?… Des esprots maintenant ? Les dauphins eux-mêmes ne s’ébattent plus, roulant sur l’eau, leurs noires roues dentées. Et qu’y a-t-il à parler d’eux ? Il faudrait les tuer à coups de fusils, et où prendre les fusils ? Seuls les matelots pourraient le faire. Mais quel besoin en ont-ils : ils sont pourvus de mouton. Les yeux des pêcheurs s’enfoncent, leurs figures sont noires comme la terre.

Près de la mairie, l’association des pêcheurs s’ameute ; elle demande à voir le camarade – son chef…

– Nourrissez nos enfants !… Donnez-nous du pain !

Le camarade, un revolver dans sa poche bâillante, crie d’un ton de commandement :

– Camarades pêcheurs… n’organisez pas la panique !

On lui répond dans le tumulte :

– Assez !… Rends-nous notre poisson !

Il sait crier lui aussi !

– Tout viendra en son temps ! Braves pêcheurs, vous avez soutenu avec honneur la discipline du prolétariat… Tenez ferme !… Je vous convie au meeting… C’est une question brûlante ! Du secours à nos héros du Doubassa (du bassin du Don) !

On lui répond en hurlant :

– Envoie-leur ton bonnet !… Rends-nous ce qui nous revient… pour le poisson !

Crie, pêcheur, autant que ton gosier le pourra ! Envoie tes enfants aux abattoirs, hors de la ville ! Un matelot-équarrisseur, à large visage, leur jettera un morceau de viande verte, ou leur permettra de boire du sang. Et, s’il est bien disposé, il leur en versera même dans une mesure.

Le matin gris pleure une légère bruine. Le vent ne fait plus battre le portail gonflé, et il bat : qui donc a besoin de quelque chose ?

– Eh ! là, que faut-il ?

Une voix d’enfant demande, effarée :

– Notre Tamarka n’est-elle pas chez vous ? Depuis hier soir nous la cherchons. On nous l’a emmenée !…

La belle Simmenthal blanche à taches rousses… gardait un souffle de vie… Elle est éteinte !

L’enfant pleure.

– Notre défunte maman avait élevé Tamarka… Elle nous donnait… une pleine bouteille de lait !…

Elle en donnait encore ?… C’était sa propre substance !… Elle faisait du lait en léchant les pierres…

Toute la nuit, toute la famille avait cherché dans les gorges, dans les fourrés.

– On a aussi emmené la bohémienne de Lizavéta… Cette fois nous saurons tout. Le matelot s’en occupe.

De la colline, on crie :

– On a enlevé la vache à la barbe des matelots !…

Lizavéta la Noire accourt, échevelée, levant les bras.

– On m’a enlevé ma vache, cette nuit… Elle donnait dix pintes de lait… Comme nous la nourrissions !…

– Ça va mal même chez les matelots !… crie Koriak. Vous la nourrissiez avec ce que vous voliez. Allez la chercher dans leur soupe !… Et c’est ici que tu viens ?…

– Mais c’est que c’est mon gendre !… On l’a volée sous les yeux mêmes de la sentinelle !

Sur la colline, des gens s’assemblent : Mme Pribytko qui frissonne de froid ; la vieille bonne qui branle la tête ; la vieille dame qui a jeté un petit tapis sur ses épaules ; Koriak, arrivé dès l’alerte de la gorge basse ; l’aîné de la vieille bonne, rentré le matin de la contrebande ; et Verba, maigre et grand, Verba le vigneron, aux moustaches pendantes – tous ont des figures de cadavres ambulants.

Lizavéta crie éperdument :

– C’est lui, c’est Andreï le malfaiteur !… Nous allons tout savoir… C’est lui ! C’est lui !

– Depuis trois jours on ne le voyait pas !… explique l’institutrice. Il était comme d’habitude parti pour la steppe…

– C’est lui l’assassin ! crie Verba. Des gens pareils, il faut tout bonnement les tuer comme des chiens ! Il a mangé votre chevreau, bâfré mes oies, bouffé vos canards… bouffé ma Tamarka !… Il faut tout simplement l’envoyer au diable !…

– Tuer… N’y allez pas si vite ! Pendant trente ans vous avez eu des vaches ; les volait-on autrefois, hein ?… Pourquoi le fait-on maintenant ? Tuer !… On parle de tuer sans se gêner !…

– Ne dites pas ça tout haut !…

– C’est lui le malfaiteur ! C’est toute une bande… Notre Sania va tout de suite conduire l’affaire… On a déjà arrêté Andreï le Borgne, celui de la vigne d’en bas… On l’a vu jaboter tous ces jours-ci avec Odariouk…

– Il n’y a qu’à les tuer tout simplement !

– Voici Sania qui arrive !

Robuste, les pommettes larges, arrive le matelot Sannka[41], le revolver au poing. La fille Gachka le suit, pantoufles blanches maculées de boue, jupon de soie verte et jaquette-sac de peluche bleue. La vieille bonne sait que Mme Dakhnov avait une jaquette pareille. Elle s’est enfuie à Constantinople : le matelot a été lui enlever son « superflu » et, maintenant, sa jeune femme fait la belle.

– J’ai arrêté deux crapules ! crie de loin le matelot en brandissant son Nogane. Je retournerai tout jusqu’aux entrailles, mais je retrouverai votre vache, maman !… On l’a dérobée sous mes yeux… C’est quelqu’un de chez nous !

Il est large comme une balle d’avoine. Son cou rouge, à veines de bœuf, ne craint pas le froid : il est rouge feu ; sa figure flamboie, ses yeux gris vrillent.

– Je vais lui flanquer ça en pleine tête et lui arracher la langue ! Maman, ne vous démenez pas à crier, comme une paysanne ! Vous aurez votre vache ! Nous vous en trouverons une ! Allons, qui est-ce ici qui peut témoigner ? Où demeure cette racaille ?

– Il faut tous les passer au Conseil de guerre, Sanitchka ! crie Gachka. Ce sont les bourjouis qui les ont dépravés. Il faut en finir sans pitié avec eux tous !

– Ils en ont vu et en verront encore ! Je ferai passer à la baguette de fusil tous les suspects ; je leur préparerai… des bains. Tu es prolétaire, et tu crois que tu peux voler les vaches des autres ?… Un prolétaire… c’est un saint ! Du moment qu’il a acquis une vache au prix de ses peines… Conduisez-nous, vous qui savez !…

– Saniok, crie Gachka, se pendant au bras du matelot. Passe un télégramme à Michka pour nous envoyer une autonobile !… Nous chercherons la vache en autonobile… Vraiment, télégraphie-lui !

– Laisse d’abord instruire l’affaire officiellement… Ceux qui sont de trop, du large !…

On se rend en foule au Bon Port. On y brise la serrure du pavillon et l’on trouve des ailes d’oies et un petit bout d’os, avec du poil bleuâtre.

– Bou-bik !… s’écrie Marina Sémionovna… Boubik ! ! Je le savais…

La colline s’agite ; trois jours elle s’agita. Les dépeceurs de vaches, Andreï le Borgne, courbé par la faim, et Odariouk ont été mis au caveau. On chuchote sur la colline qu’on les a passés au bain ; mais ils n’avouent pas ! On les a passés aux baguettes, on les a fait jeûner : ils n’avouent toujours pas.

La colline s’agite. Chez Grigory Odariouk, on a trouvé, sous le plancher, des tripes de vache et du lard ; on a saisi tout cela. Pour avoir trop mangé de tripes, le fils d’Odariouk est mort dans des convulsions.

Le matelot trouva la peau de la vache, enfouie dans la terre. Verba la reconnut pour celle de Tamarka.
XXXII – Le blé sanglant

La pelote des jours se déroule plus vite et ce qui en sort est de plus en plus noir. La fin approche. Ni peur, ni angoisse : la fixité de la pierre. Le cœur est las ; la crainte a coulé avec les larmes : l’angoisse est tarie. Mais il est des moments où le cœur se glace…

Qu’il pleuve, qu’il vente, je marche, je marche dans le jardin ; je promène mes pensées. Je rejette les pierres des allées, les mets en tas ; j’arrange. Je place un pieu au portail : moyen de défense ? Vieille habitude…

Comme une souris, quelqu’un gratte au portail.

– Qui est là ?

– Moi… fait une voix d’enfant apeurée… Aniouta… la fillette…

Encore elle, la petite Aniouta, la pourvoyeuse des siens !… Elle ne connaît qu’un chemin, celui qui mène chez moi.

– Allons, entre…

Je sais déjà tout.

Elle marche sans bruit, comme une ombre dans le jardin. Elle se couvre la figure de ses mains. Est-ce pour se préserver du malheur auquel elle est si habituée ?

– On a arrêté papa… Notre Grichounia (petit Gricha) est mort aujourd’hui… et on a enlevé tout notre lard… On a même pris les tripes… ce que nous avions préparé pour l’hiver…

Elle tremble de tout son corps et pleure dans ses mains, la petite ! Et qu’y puis-je ? Je ne peux que serrer les poings, comprimer mon cœur pour ne pas crier.

Vous qui dégustez, savourez les « malheurs humains », vous, les admirateurs enthousiastes des « audaces », vous ne savez pas cela, vous ne l’avez pas vu !… Tout cela, c’est le « graissage » de la merveilleuse machine du futur ; ce sont les scories et les déchets de l’énorme fonderie où se fond le futur – ce futur, on en voit déjà les yeux…

La petite est debout, nu-pieds, éclairée par le premier quartier de la lune, sortie des nuages. Elle a sur elle le châle déchiré de maman Nastia et un petit caraco rose, sans boutons. Elle tremble d’effroi à ce qu’elle pressent. Elle a déjà connu, la petite, tout ce qu’ont pu connaître des millions de gens disparus !… Et il en est ainsi partout maintenant… Cette minuscule petite ville au bord de la mer n’est qu’une petite tache dans nos espaces illimités, une graine de sénevé, un grain de sable…

Que puis-je pour la petite ?… Je ne peux pas même prononcer une parole… Je lui mets la main sur l’épaule.

Elle part avec un petit tourteau, une poignée d’amandes et une poire. Elle emporte dans son mouchoir du marc de raisin pourri…

Non, l’effroi existe encore ! Le cœur, encore vivant, se contracte. Des gémissements montent des combes. Ce n’est pas du tout le dauphin blanc ; c’est la pure réalité : la terre gémit. Je vois, au clair de lune, la crête noire, le couvercle de cercueil de la maison d’Odariouk, là où le petit… Près de la porte, la Mort est debout, et elle y restera obstinément tant qu’elle ne les aura pas tous emmenés. Elle s’y tient, ombre pâle, et attend.

Je tressaille, et je vois… une ombre pâle. Elle avance sans bruit derrière la palissade, derrière les cyprès noirs. J’allais appeler : « Qui es-tu ? » Et je reconnais le costume printanier du père Andreï. Il se rend au Bon Port, dans sa demeure. Il a un sac derrière le dos, son sac immuable. Il arrive de la campagne, de la steppe. Il veut rentrer chez lui à la dérobée. Il aurait dû mourir dans la steppe, le farceur !…

Au matin, la colline s’agite : on a arrêté le père Andreï. C’est le matelot et un milicien qui l’ont arrêté. On l’a emmené « prendre un bain »…

Un bain ?… Qu’est-ce donc ?

C’est eux qui le savent, les maîtres ! Le milicien le raconte en secret.

– Le poste de recherches connaît son affaire. Il ne faut pas laisser de traces… Alors, on prend un sac de sable… et, au creux de l’estomac, vlan !… Rien qu’un ébranlement, et il n’y a aucune trace !… Il faut agir en dedans de façon à ce qu’on reprenne connaissance… On tape aussi sous le cœur… Autrefois ? Mais, autrefois, il n’y avait pas d’affaires aussi soldeuses ! (sérieuses). C’est la dix-septième vache de travailleurs que l’on tue !… Il faut que le prolétaire se défende ! Qu’en pensez-vous ? Autrement, songez-y !… Andreï a dit : « J’étais dans la steppe. » Vlan !… – « Tu y étais ? » – « J’y étais… » Mais sa voix n’était déjà plus la même… Deuxième coup… sous le cœur… « Tu étais dans la steppe ?… Hein ?… » – « J’y étais… » Et sa voix refaiblit ! Comprenez-vous l’affaire !… Alors on lui flanqua un coup à la tête ; tenez là, sous la nuque… Il était alors comme évanoui de la secousse… Et alors, là, tout de suite, on lui a donné le bain ! Il faut absolument verser de l’eau jusqu’à ce qu’on revienne. Après ça, ils deviennent beaucoup plus doux… « Tu as été dans la steppe, espèce de… ? » Il se tait… Tous trois vous ont eu une résistance !… Ça provenait peut-être de la faim… Ils ne cédaient pas, serraient seulement les dents, et… Le Borgne, lui, on l’a passé aux baguettes… Il est vieux, mais a montré du caractère… Il râle, mais ne cède pas… On les a relâchés tous deux, jusqu’au jugement… ils ne s’enfuiront pas… Et nous relâcherons Andreï aussi… Vous le savez, chez nous, il n’y a pas de rations… C’est la famine !

S’enfuir ?… Le col est sous la neige. Tania, pieds nus, continue à le passer. Le vin clapote dans son tonnelet. Elle ne peut pas cesser : elle a ses enfants ; c’est de sa chair, c’est de son sang qu’elle les nourrit…

Je ne puis plus rester dans le jardin derrière la palissade. Je marche, avec mes chaussures usées dans la boue des chemins. Que veux-je voir ? Qu’espéré-je ? De l’horizon, il ne viendra personne. Il n’en est même plus ; d’horizon. De lourds nuages glissent et glissent, venant du Babougane. Le Tchatyr-Dag s’est voilé ; va-t-il encore « respirer » ? Il enverra de la neige. Je regarde la mer. Elle est couleur de plomb. Les cormorans flottent sur la houle sombre, traînant leurs longues chaules. Des galets sifflants roulent et roulent… Le soleil, apparu un instant, donne un pâle reflet. Un rais court, glisse et s’éteint… C’est vraiment le soleil de la mort ! Les lointains eux-mêmes pleurent…

La colline est calmée. Voici la vieille bonne. Toute une semaine, sombre et malade, elle attendait quelque chose. À présent, elle hurle. On entend par-dessus la palissade du jardin ses pleurs grêles, qui semblent sortir de terre : on a tué son fils. On l’a tué par-delà le col, dans la steppe.

C’est Koriak – Koriak le voiturier, qui rouait le vieux Glasskov pour lui faire dire la vérité –, c’est Koriak qui en a apporté la nouvelle. Koriak a eu sa vérité : on a tué son gendre dans la steppe, et, avec lui, Alexeï, le fils de la vieille bonne.

Il n’y a pas si longtemps de cela, la vieille, plantée près de ma clôture, se réjouissait :

– Bientôt nous respirerons… Alexeï vient de partir avec le gendre de Koriak. Ils ont emporté du vin dans la steppe… du vin emprunté aux Tatares… une barrique. Ils vont l’échanger contre toute sorte de choses… du lard, du froment… pour Noël !

Koriak apporta la nouvelle pendant la nuit.

– Je viens, dit-il, de recevoir une nouvelle sourieuse (sérieuse). On a trouvé dans la steppe, sur la route… à plus de cent verstes d’ici, le cheval de mon gendre… et deux tués… ton fils et le mien. Ils étaient amis ; aussi sont-ils couchés ensemble, dans le fossé… On n’a pas pu amener le cheval. Il n’a pas voulu quitter son maître… Un bon cheval doux… Et ils n’ont pas pu emmener non plus la marchandise. On les en a empêchés quand ils se débattaient avec le cheval. Peut-être, malgré tout, ont-ils emporté quelque chose… Alors, là… sous l’oreille… deux trous… On les a traînés dans le fossé… Deux hommes… en niforme et avec des carabines… des voyageurs, dit-on, comme qui dirait de la garde… Bon. Ils se donnaient comme tels… Mais, il se trouve que l’un d’eux est le fils de Glaskov, Kolka…, celui qui s’est enfui. Il menaçait de me tuer à cause de son père. Bon. Et il a tué mon garçon… Et le tien… c’est comme ça… Le sort l’a surpris… Un sac de froment et un sac d’orge… couverts de sang coagulé… ; on les a tués dessus… Maintenant, il faut tout aller chercher.

Le matin, sans avoir mangé, sans bons vêtements, ils coururent au Col, dans la neige, le fils de la vieille bonne, Ïacha, la bru de Koriak devenue veuve, et Koriak lui-même. Koriak avait, par habitude de conducteur, emporté son fouet. Ils couraient tout chercher : le froment, les corps et le cheval.

La vieille bonne sanglote depuis deux jours. Sa vieille maîtresse souffre du cœur et ne dort pas. Le poêle brûle ; les éclats de souches, humides, sifflent.

Les voilà, les rêves trompeurs ! À chacun le sien. La vieille bonne, avait eu récemment un rêve de réplétion et de somptuosité.

… Elle marchait – racontait-elle – dans un champ, et, dans ce champ, on ne voyait pas la terre : rien que des tas de lard et de graisse. Et son fils Aliocha, en chemise blanche, semblait-il… une chemise lui descendant jusqu’à terre… tenait une fourche et retournait les tas, comme s’il eût secoué du fumier. « Regardez, maman, disait-il, comme il y a du lard et de la graisse ! » La vieille saisit un morceau gras et se mit à manger. Elle mangeait, mangeait ; mais le morceau ne passait pas, tant il était gras… En se réveillant, elle avait la nausée.

Elle avait raconté ce rêve à tout le monde et fait le tour de la colline, pressentant que c’était un mauvais présage. Et toute la semaine elle avait été soucieuse. Marina Sémionovna dit, mais non pas à elle :

– Oh ! la bonne va avoir de la peine pour son fils !… Une grande peine !…

La peine arriva : Aliocha lui envoya du froment ensanglanté.

Comme il faut manger, ce froment, on le lavera ; on le rincera… Mais on ne pourra pas tout enlever…
XXXIII – Il y a des milliers d’années…

La neige tombe – et fond. Elle épaissit – et fond ; elle tournoie et cingle… Les proches montagnes sont pie. Pie aussi les cyprès, les vignes et les palissades. La neige se sème toujours, et, balayée par le vent, blanchit et recouvre les choses ; elle tourne valse et cingle… De tous côtés, du Babougane, du Tchatyr-Dag, l’hiver vient… Jour et nuit, la tourmente tourbillonne. Le bonnet noir du Castelle n’est plus noir ; c’est un pain de sucre géant, posé sur un plat avec une nappe blanche. Gris, vaporeux, les monts sont à peine visibles sur le ciel blême. Dans ce ciel, des points noirs : des aigles qui volent.

Les neiges rabattent vers les habitations les oiseaux des bois. Les merles à bec orange rôdent dans les jardins vides, picotent dans les courettes. Les bergers sages parquent le reste de leurs troupeaux de moutons : il est dangereux de les lâcher dans la vallée. Les bergers voient tourner la neige avec effroi : pas de foin ; les moutons vont crever ! Et les aigles volent sur les monts ; ils ne craignent pas la neige : il y aura pour eux assez de nourriture.

Un petit Tatare, à veste de peau de mouton, court dans la neige, traînant un petit cheval couvert de neige. Le petit Tatare crie, hurle, dans le vide blanc, par toute la colline :

– Iéh… prends mon cheval ! Achète !… Iéh !…

Il titube sur des arbustes recouverts de neige, et cogne à mon portail.

– Patron… iéh ? Prends le cheval !… Donne vite du pain !… Nous mourons tous. Oh ! prends-le… iéh !

Je le vois, dès mon seuil, se frapper la poitrine, piétiner, sauter derrière les églantiers. C’est un tout petit être à moustaches noires, aux yeux égarés. Il m’attrape par la manche et dit en traînant :

– S’il te plaît… prends le cheval ! Iéh !

Un cri d’oiseau de proie s’échappe de son gosier ; sa figure se crispe ; il va pleurer. Une goutte pend à son nez : larme ou sueur, on ne peut distinguer. C’est un Tatare affolé. Il crie en tremblant, ne cessant de taper sur le cou du cheval, qui, squelette sous une peau noire, les naseaux rentrés, broute les églantiers, montrant les dents. Le Tatare et le cheval sont en sueur.

– Iéh ! me crie douloureusement dans les yeux le jeune homme, me tirant par la manche, allons, tu en as besoin ! Je te prie… prends le cheval ! Allons, donne pain… un peu, un peu ! Neige et hiver venus… Iéh !

Avec douleur, avec effroi, je regarde ses yeux fous… papillotants de terreur.

– Ami, lui dis-je, je n’ai rien !…

Mais il ne peut comprendre.

– S’il te plaît… prends cheval… Mon Aratchouk (mon petit arabe)… Sept ans, l’hiver !… Et bon, parfait cheval… Rien pour le nourrir… Neige et hiver venus… Ça fait peine… Iéh !

De la main, il m’indique la ville, et moi je fais de même. Et nous nous regardons dans les yeux, éperdus, désespérés. Il tire les mots de ses yeux perçants, noirs, de sa bouche tordue par l’impatience et par la peur que ce soit trop tard :

– Io… io… ioye !… Nous-mêmes fuyons… de Biouk-Lambat ! Allons ?… Été, nuit, à Aliouchta… (Aloutchta)… Rien vu… Nous mourons !…

Criant d’un cri de bête, il s’écarte de moi, tire le cheval, le traîne. Le cheval ne suit pas, a peur…

– Iéhi !…

Son cri me reste dans les oreilles. Le Tatare et son cheval s’engloutissent dans la neige. On l’entend crier.

Je me rends, par la neige profonde, sur le plateau. Une neige molle recouvre les petits chênes. En bas, au loin, roulant dans la neige, errent le Tatare et son cheval… Un nuage de poussière les accompagne. Le Tatare s’en va en ville.

Il est de Biouk-Lambat !… Le pays du merveilleux tabac doré… Où est-ce donc… Biouk-Lambat ? Mais c’est tout près, à douze verstes. Quelqu’un m’en a parlé récemment… quelqu’un qui est mort… Oui !… La veuve d’un peintre russe, morte de faim chez les Tatares… Elle s’était retirée chez eux, et y mourut… Et les tableaux de son mari sont par-delà la montagne.

Oh ! quelle neige !… Elle a fait peur à un Tatare affolé ; elle a, pour plusieurs jours, recouvert l’herbe séchée.

Le crépuscule approche. Où va ce Tatare dans la nuit noire ? Ce Tatare affolé ? Les échoppes du marché sont closes ; il va rôder dans les cafés.

Le crépuscule augmente. Le Castelle devient bleu. Quel désert ! Un désert de neige… Du haut de la colline, je le scrute, je tâche de comprendre. La côte est blanche, la mer noire comme de l’encre ; la neige étouffe son grondement sourd. Là-bas aussi, c’est le désert. Deux choses s’y entre-regardent : du noir et du blanc.

Il y a des milliers d’années… beaucoup de milliers d’années… il y avait ici ce même désert, et la nuit, et la neige, et la mer – le même vide noir ; le même grondement sourd. Il y avait dans ce désert un homme qui ne connaissait pas le feu. De ses mains, il étranglait les fauves, les tuait avec des pierres, des massues. Il se cachait dans des cavernes… sur le Tchatyr-Dag et sous ce Castelle, que voici encore. La muraille éternelle de la Kouchekaïa a vu ces choses et les a absorbées ; à présent aussi elle continue : une main inconnue écrit sur elle. Je regarde et, moi aussi, j’absorbe. Les neiges bleuissent, le lointain est noir ; on ne voit aucun feu nulle part… Alors non plus il n’y en avait pas… Le désert… Il est revenu du fond des âges… Revenu, il dit, en son silence : « Je suis là, moi, le désert. »

Il est là, je le sais. Les hommes courent, armés de pierres… Hier, on racontait ce qui se passe à Soudak :

– Les gens se cachent derrière les rochers, dans les sentiers de la montagne… Ils guettent les enfants… et, vlan, une pierre !… Et puis ils les traînent…

Tout alentour, on s’arme de pierres. Et dans la célèbre Bakhtchissaraï, et dans la vieille Crimée… partout !… Par quel miracle se sont enfuis des milliers d’années ? Comment s’est effondré le grand chemin des hommes qui montait au ciel ? Que sont devenues la grande ascension et la fière parole : « Soyons des dieux » ?

Je regarde la pierre gonflée sous les neiges ; en elle, quelle force ! Revenue des lointains, la voici…

Elle dit : Tout est à moi !…

Non, à Lui.

J’erre sans but dans les neiges, dans les gorges. Je sors moi aussi des lointains. Je suis ce même sauvage des cavernes. Mais je n’ai pas même de peau de bête : je n’ai qu’un mauvais pardessus usé ; des crochets de serpents entourent mes brodequins béants, où l’on voit mes orteils gelés, entourés de guenilles… Et je suis sans force. Je comprends et je sens si bien cette vie-là, celle de mes antiques aïeux ! La neige et la nuit… Mais ils n’avaient pas de feu !… Je vais rentrer tout de suite, allumer mon poêle… Et ils n’en avaient pas !… Et pourtant… ils ont triomphé ! Par quelle force, Seigneur, ce miracle s’est-il produit ? Par ta force, Seigneur ! Toi seul leur as donné le Feu céleste ! C’est par lui qu’ils vainquirent ! Je le sais ; je crois ! Et c’est eux-mêmes qui l’éteignent en le foulant. Je sais cela : la pierre a étouffé le feu. Des millions d’années sont abolis ; en un jour, des milliards de travaux ont été dévorés ! Par quelles forces ce miracle ? Par la force de la pierre et des ténèbres ; je le vois, je le sais.

Il n’y a plus de Castelle bleuâtre. C’est la nuit noire, le désert. Quelque chose ronfle dans la gorge, dans l’obscurité – est-ce un cheval poussif qui respire ? Sous mes pieds, creusant la neige, quelque chose surgit de la gorge. C’est le Tatare, suivi de son cheval noir. Il souffle, et le cheval aussi. Je cours vers mon portail pour lui échapper. Le Tatare court après moi…

– Toi, prends-le !… Plus personne… Nuit noire… Biouk-Lambat… Iéh ! Prends-le !… Allah…

Je ne vois pas sa figure. Je vois le cheval qui agite la tête, voulant arracher son mors. Il tire dessus, enfonçant la tête dans la neige. Une vapeur flotte au-dessus d’eux. Je veux me dérober à eux, ces spectres. Je tâche d’ouvrir la petite porte… Le Tatare me happe, me retient de la main… Mais soudain :

– Iéh ! crie-t-il, regardant attentivement quelque chose dans la gorge.

Je ne vois rien. Il tire tout à coup la bride mais son cheval s’était assoupi. Il le bourre du poing, sur le cou, et se lance de côté. Il court après quelqu’un et crie :

– Iéh ! madame ? Patron… prends… prends cheval… Iéh !

Je force mon regard, mais je ne vois pas. À qui donc le Tatare a-t-il crié ? Y aurait-il quelqu’un qui le délivre de la peur qui l’accable ? On ne voit personne. Le Tatare, en criant, court vers quelqu’un…

Je ferme violemment ma porte et l’étaie avec un pieu.

Il avait trouvé quelqu’un ; le matin on en apporta la nouvelle. Quelqu’un avait acheté le cheval du Tatare. Le Tatare affolé emporte six livres de pain à Biouk-Lambat. On sauvera peut-être son cheval ; mais que fera-t-il, lui, maintenant ?

Le diacre dit, en ville :

– Ce Tatare est un imbécile. Il aurait dû abattre son cheval et le manger. Il en aurait eu pour un mois lui et sa famille… Il n’avait qu’à saler la viande…

– Mais il n’y a pas de sel, père diacre !

– On la fume, la viande ; on la mange sans sel !

– Peut-être portait-il peine pour son cheval ?

– Avoir pitié de son cheval !… En eut-il pitié lorsqu’il le céda pour six livres de pain ?… Ces yeux en boules de loto… avoir pitié !… La peur lui a simplement fait perdre la tête !

Évidemment, le Tatare affolé avait perdu la tête.
XXXIV – Trois fins

La neige tint trois jours, puis elle se mit à grouiller et à fondre. La boue coula dans le ravin. Les ceps mouillés de la vigne, ses vrilles sèches percent sous la boue. La terre, chauffée par le soleil, donnera encore un peu d’herbe.

Andreï le Borgne, de la vigne d’en bas, est mort. Une semaine après son « bain », il marchait encore en geignant ; il geignait sans parler. Puis il se coucha. Il se plaignait de douleurs internes. Mais il mourut paisible.

Odariouk est mort lui aussi. Deux semaines durant, il ne pouvait pas tenir en place, ne pouvait ni marcher, ni s’asseoir, ni se coucher ; tout lui faisait mal. Il se plaignait qu’on lui eût « enfoncé des coins dans la ceinture », et que ça le serrât sous le cœur. En deux semaines, il devint un petit vieux desséché, ne pouvant rien avaler. Il demandait de l’eau à boire, mais ça ne passait pas. Il criait très fort, en mourant :

– Ça brûle… comme le feu…

Il regarda ses enfants et deux larmes coulèrent de ses yeux. Mais il mourut paisible.

Après le « bain », l’oncle Andreï lui aussi fut remis en liberté. Il avait tout avoué. Il revint au Bon Port, abattu comme après un long travail. Il rôdait sur la colline, dans son costume de mai, chiffonné, noirci cherchant quelque chose à manger. Il apprit qu’Antonina Vassilievna, de la combe au froment, tuait par peur, sa vache. Il vint chez elle, sur le soir, et arrêté sur le seuil, restait muet comme une ombre. Antonina Vassilievna, hachant des cartilages dans une auge, ne le voyait pas. Debout près du chambranle, Andreï regardait un pot mijoter sur le fourneau, apercevait, sur la blanche table de sapin, le foie brun, la cervelle, et dans un plat, semblables à un grossier chiffon, les tripes qui trempaient.

Antonina Vassilievna, se retournant, poussa un cri. Elle eut peur de cette ombre…

– Comment… vous !… C’est vous, père Andreï ? Qu’avez-vous ?

– Pour l’amour de Dieu… donnez-moi… un peu de boyau…

Antonina Vassilievna lui donna, pour la faire cuire, une poignée de viande hachée et lui coupa un morceau de tripes, grand comme la main, et une petite côte. Le père Andreï la regarda, prêt à pleurer et lui dit d’une voix rauque :

– J’ai l’intérieur retourné… tous mes intestins sont emmêlés, noués… Quel remède y a-t-il à cela ?… Je regarde, et tout danse devant mes yeux… J’ai peur de tomber…

Antonina Vassilievna lui donna à boire de l’eau-de-vie de poivre et le père Andreï s’en alla dans les villas chercher une machine à hacher : il n’y en avait nulle part ; à quoi peut servir un hachoir à qui n’a rien ?

– J’ai perdu toutes mes dents… je n’ai rien pour mâcher… (Il ne prononçait plus la moitié des consonnes.)

– Où les avez-vous perdues tout d’un coup vos dents ?

– Comme ça… sur une pierre…

Une semaine passa. Andreï commença à se voûter. Il apprit qu’Andreï le Borgne et que Grigory Odariouk étaient morts ; et il s’en vint, à la nuit, à la véranda de Marina Sémionovna, qui lui demanda durement :

– Auriez-vous oublié quelque chose ici ?…

– Je n’ai rien oublié, dit plaintivement le père Andreï, tel un loup traqué.

Marina Sémionovna, sans compassion, raconta ainsi cette entrevue.

– … Le vent venait du Tchatyr-Dag, les froids étaient revenus, et il attendait, tremblant.

– Que restez-vous debout ? Asseyez-vous sur l’escabeau…

Il s’assit tout au bord, jeta dans la chambre un regard circulaire, fouilla tout des yeux, et dit :

– Vous avez de… belles couvertures… Si on les trouve, on les prendra.

Je lui dis :

– Qu’avez-vous dans ce paquet, où allez-vous ?

Il dit qu’il allait faire ses adieux à Grigory, que depuis quatre jours on n’enterrait pas. Il passerait la nuit dans sa maison. Il faisait froid chez lui et il n’avait pas la force de casser du bois ; et le froid l’empêchait de dormir. Le matin, il irait à l’hôpital.

– Tout l’intérieur me fait très mal, et ça me brûle comme le feu. Peut-être, dit-il, suis-je paralysé intérieurement ! J’ai, dit-il, comme un rat qui me ronge.

– Cela ne proviendrait-il pas de mon chevreau, père Andreï ? lui dis-je.

Le dépit me fit lui dire cela.

– Ce n’est pas moi qui ai mangé votre chevreau ! Pourquoi dites-vous ça ?

Mais il ne me regarda pas.

À cela, je répondis :

– Et vous n’avez pas non plus touché à Tamarka, ni à mes oies, ni à mes canards ?… Mais, rappelez-vous, père Andreï, ce que je vous ai prédit au jardin. Dès que la neige tombera…

Quel tremblement le prit ! Il devint effrayant comme la mort.

– Les vers vous mangeront, père Andreï ! Tout comme vous avez mangé mon chevreau, ils vous mangeront… Et c’est sûr, sûr !…

Toute ma colère remonta. Je ne me contenais plus.

– J’ai tiré vos cartes hier, lui dis-je. Le roi de pique, c’est vous. Votre mort est sortie… Voilà, votre mort y est !

Je ne suis pas du tout le roi de pique, dit-il ; je suis… de cœur…

Il n’avouait pas. Alors je n’y tins plus :

– Vous êtes de cœur, lui dis-je, parce que vous avez mangé du cœur et du lard ; mais vous êtes noir, tout noir… Tenez, comme la terre… La terre vous sort de la figure.

– Vous voyez, dit-il, que je meurs… et vous m’achevez !

– Et vous, lui dis-je, vous avez achevé mes orphelins !… Ils périssent.

– Ah ! pardon, s’il en est ainsi… Ce n’est pas moi qui l’ai fait… C’est nous tous qu’on a achevés.

Et cela, il ne le dit pas, mais… il le sanglota. Alors, j’eus pitié de lui.

– Allons, père Andreï, lui dis-je… Moi je vous ai pardonné. Mais le sort ne l’a pas fait. Ce n’est pas moi qui vous fais mourir ; vous ne vivrez pas plus d’un jour, je le vois ; c’est le destin. Tenez, je vais vous donner un peu de pain… Je vais vous le donner par pitié… Mangez pour la dernière fois… Aujourd’hui, j’en ai fait trois livres.

Je lui coupai un morceau de pain encore chaud. Comme il se jeta dessus !… Et… il se signa quand il le reçut de ma main ! Cela me plut beaucoup… C’était tout de même une âme chrétienne… Je lui en donnai un autre morceau… pour manger en route. Le vent grondait ; les clefs des poêles tressautaient, un bruit à faire peur ! Il mangea aussi le second morceau, se réchauffa, et dit :

– Allons, me voilà reposé. Vous avez bien fait. Ça ira bien maintenant…

Et il baissa la tête. Il était grand temps d’aller se coucher. Il était près de minuit.

– Je vais aller, dit-il, chez Nastassia, la veuve. Peut-être me prêtera-t-elle une veste du défunt. Il fait froid pour aller à l’hôpital. Je me suffisais autrefois, mais quand leur méli-mélo a commencé… leur liberté… Ce fut comme si on avait changé tout le monde…

Nous nous donnâmes une poignée de main d’adieu. Je fis un signe de croix derrière lui. Pourquoi lui en vouloir ?…

Le père Andreï s’en alla cette nuit même à la villa Mazer. Nastassia le fit entrer, mais non dans sa chambre : qu’il reste avec le mort ! Elle lui remit, pour se couvrir, la veste de cuir déchirée de son mari.

Repartir dans le vent ! Andreï, glacé dans le costume fait avec la toile des chaises de l’officier de police, resta. Odariouk gisait par terre dans une pièce vide de l’ancienne pension qu’il avait mise à sac. Ni cierge, ni drap mortuaire. Le père Andreï s’étendit dans un coin, son baluchon sous sa tête, et se couvrit de la veste de cuir. À quoi il pensa, comment il passa la nuit, nul ne le sait. Quand l’aube blanchit aux vitres, il se leva, mit la veste et partit pour l’hôpital. Nastassia le vit partir, le rattrapa, cria :

– Quitte ça, maudit ! Tu as causé la mort de Grigory et tu veux encore voler sa veste !…

Elle la lui arracha et lui en frappa le visage. Sur la route déserte, près de l’amandaie coupée, des gens virent Nastassia, hors d’elle, lui cinglant la tête, et lui, se protégeant de la main…

Le père Andreï ne put pas arriver tout seul à l’hôpital. Dans une rue déserte, proche le marché, il s’accroupit près d’une palissade, vêtu de son costume léger, souillé. Des passants le trouvèrent qui remuait les lèvres ; on le traîna à l’hôpital. Il y mourut avant midi.

Ainsi passèrent ces trois-là l’un après l’autre : ils se consumèrent.

Les affamés – attendant leur propre mort – disaient :

– Ils ont bâfré des vaches d’autrui et… en sont crevés.
XXXV – La fin des fins

Quel mois est-ce donc, maintenant, décembre ? Le commencement ou la fin ? Fins et commencements se confondent. Tout s’est embrouillé, et ma calville, sous la véranda – marquant la fête de la Transfiguration – ne me dira plus rien maintenant. Noël est-il passé ? Il ne peut plus y en avoir. Qui peut naître maintenant ? Les jours même ne sont plus nécessaires à personne.

Et pourtant ils passent, passent. Le soleil bas fait parfois songer au printemps. Mais il chauffe peu. Il ne trouve rien à quoi s’amuser : tout est gris et brun… Le maigre soleil luit, malade et mort. Et, avant le soir, point la lune à son premier quartier. Où donc est la pleine lune ? Disparue quelque part derrière les nuages ?…

Je viens de voir un spectre, un revenant de l’autre monde…

Assis sur un tertre, je regardais, par-delà la petite ville, le cimetière. J’épiais la vie des morts. Quand le soleil se couche, la chapelle du cimetière flamboie magnifiquement. Le soleil rit aux morts. Je regardais, en résolvant le problème vie et mort. Le miracle peut-il exister ? Le Ciel s’ouvrira-t-il ? Et existe-t-il quelque part, ce Ciel ?… Et je trouvai autre chose, tiré de mon cru : j’ai encore une croix au cou et au doigt une alliance. Je les porterai à un Grec ou à un Tatare – à ceux qui ont besoin d’or : « Prends, leur dirai-je, cet anneau et cette croix ! » Je resterai témoin de la vie des morts. Je boirai tout le calice… Ou bien faut-il t’abandonner, dernier asile, notre paisible maisonnette, en t’enveloppant d’un dernier regard de caresse ?… Attendre le printemps et… commencer la grande ascension – celle des montagnes ! Faut-il accepter la douleur et la partager avec le monde ? Mais le monde a-t-il besoin de ma douleur ! Il a ses distractions… Le printemps ?… N’ouvrira-t-il pas de ses pluies tièdes et de ses orages, les profondeurs de la terre ? Ne ressuscitera-t-il pas les morts ? J’attends la Résurrection des morts ! Je crois au miracle ! Que la grande Résurrection soit !

Quel désagréable cimetière !… Des pierres sales. Une terre étrangère, tatare.

Près de la chapelle, les chiens rôdent, regardant à travers les vitres. Le gardien est soûl. Je me souviens de sa tête, une tête de fossoyeur idiot. Il voudra me filouter pour ma fosse… Mais il n’y a rien à tirer de moi. Il filoutera Ivan Mikhaïlytch.

Quand donc ces morts cesseront-elles ? Elles ne cesseront pas. Tout est emmêlé – les fins et les commencements. La vie ne connaît plus ni fins, ni commencements…

Un vieux est mort hier ; les cuisinières l’ont tué. Elles l’ont assommé à coups de louches dans la cuisine soviétique. Le vieux, avec son écuelle, ses plaintes et son tremblement, les avait excédées. Il sentait la mort. Il repose maintenant, jusqu’au siècle à venir. Amen !… Visage sévère, la barbiche blanche, le nez aquilin, le professeur gît, vêtu de sa redingote, uniforme d’été, en tussor, conservée pour le mettre au cercueil, avec ses pattes d’épaule du grade de général et une étoile d’argent, en relief sur fond d’azur. Au ciel luit une étoile d’argent ! Merveilleux symbole. Demain, un Kouzma ou un Isidore aura tout pouvoir sur lui… Le Kouzma ou l’Isidore ne connaît ni étoile, ni lettre compliquée, ni Lomonossov, ni pays de Vologda ; il ne connaît qu’une chose : enlever la redingote, puis jeter le cadavre à la fosse.

Terre étrangère, terre tatare…

Oui, j’ai vu un spectre…

Assis sur le tertre, je méditais, et tout à coup j’entends derrière moi un bruit étrange, précautionneux. Derrière moi se tenait… un spectre, et il me regardait. C’était un enfant de huit à dix ans, à grosse tête sur un cou maigre comme un petit bâton, les joues creuses et grises, les yeux terrifiés. Ses lèvres blêmes, collées aux gencives, il montrait ses dents bleues, prêtes à happer. Il semblait rire avec elles et avec ses oreilles, écartées comme des oreilles de chauve-souris.

Je regardai avec terreur cette apparition d’un monde malade. Riant des dents, il se balançait sur ses jambes maigres, comme sur des ressorts. D’une voix rauque, il me jeta un seul mot, presque incompréhensible :

– Do… onne…

Derrière lui venait une femme qui titubait comme si elle était ivre. Dans ses bras fatigués elle tenait, près de son ventre, quelque chose, enveloppé dans une guenille, et elle tomba sur le tertre où j’étais. Partis dès le matin, ils venaient de loin – à six verstes – de derrière les roches noires de Tchernov. Ils venaient en ville, parler aux autorités. À tout moment, ils s’asseyaient. Déjà deux enfants sont morts ; le petit dans la guenille se meurt à présent.

– Celui-ci, dit la femme en parlant du spectre, est beau… encore… (Elle parle d’une voix lointaine.) Dieu nous a fait une grâce… Hier, il a tué une pie…

– Je l’ai tuée avec une pierre… la pie…, chuchote hébété, somnolent, le petit.

Et il rit toujours de ses dents. Mais ses yeux reflètent l’épouvante.

– Je leur dirai… à ces damnés… Tuez-moi plutôt… Mon mari était des leurs… Il a laissé sa famille… s’est lié avec une des leurs… de ces… Comment les appelle-t-on… Ah ! les mots… ma tête !… une intellectuelle… Il était employé à la poste… nous vivions bien… Il disait : Elle est du parti… et toi… tu es une imbécile…

Comme si elle souffrait, la femme commence à hurler :

– Pietitchka[42]… mon dernier-né… mon désiré… trois ans… Il dormait d’avoir faim… Je le réveille : « Éveille-toi, Pietitchka ; nous irons chercher du pain en ville. » Et Pietitchka me dit : « Ah ! maman, dodo… J’ai mangé du lard… j’ai… mangé de la… viande !… » Je regarde et je vois qu’il avait… mâché le coin… de son oreiller.

Je m’enfuis dans la combe et guettai, de là, s’ils étaient partis… Mais ils restèrent longtemps, assis sur le tertre.

Quand donc les pierres nous couvriront-elles ?

On demande aux montagnes : « Tombez sur nous ! » Quand donc la pelote sera-t-elle dévidée ?

Mais elles ne tombent pas. Les temps ne sont pas encore révolus ? Tous les termes sont passés et le calice n’est pas encore bu !

Je crie à de singuliers êtres… (sont-ce des petites filles ?)

– Que faites-vous là ? Et pourquoi donc ?…

Elles s’éloignent de moi en rampant – de moi, le terrible… Je les ai gênées dans leur travail – ramasser des « assiettes » sèches : des bouses de vaches…

Pourquoi la mer est-elle si vide ? si calme et si vide ? Où sont les bateaux des riches et merveilleux pays ?…

On continue pourtant à passer par ici, par le tertre… Voici encore quelqu’un qui vient d’en bas du Castelle… Il marche droit comme s’il venait pour affaire. Il heurte ma palissade de son bâton… Qui encore a besoin de moi ?

– Que vous faut-il ?… Ce n’est plus le moment de frapper ! Allons… Que vous faut-il ?… crié-je à un individu quelconque, aux yeux gais, à la figure ferme comme la chair d’une orange sanguine.

Quel besoin a, de moi, cet homme vigoureux ?

– Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?… Je suis Maxime !… Celui qui habite en bas… C’est chez moi que vous vous fournissiez de lait… Hé ? Comment allez-vous ?… Vous n’êtes donc pas mort ? Hé ?… On allongera tout le monde comme des bûches, et on dansera dessus… comme des mouches sur le fumier… Hé ! C’est la fin du monde chrétien…

Je le reconnais maintenant, le rusé paysan petit-russien du Castelle. Jadis voiturier, il vit maintenant de sa vache. Un Petit-Russien, si madré, qu’il n’y a pas diable à l’attraper… Il troquait du lait, qu’il se procurait chez Mme Ïourtchik et où il pouvait, contre des tas de choses, et les échangeait ensuite dans la steppe contre du froment qu’il enfouissait dans un endroit secret. Il reste soigneusement déguenillé et crie plus fort que quiconque : « Nous mourons comme les cancrelats quand il gèle. »

– Voilà comme ils ont roulé les orthodoxes ! Hé ! Moi je dors dans ma masure avec ma vache, la hache sous la tête, et un bon bâton… en guise de femme… Hé ! Et… je vais vous le demander… L’avez-vous entendu dire ? On a arrêté tous les Chichkine… Mais oui !… Fiodor, leur voisin, est venu le dire… Liagoune !… Il était… absolument terrifié !… Qui a-t-on été arrêter ? Ils cachaient des armes… pour tuer le monde chrétien… Hé ! Ce qu’ils ont été inventer !… Fiodor en est effrayé !… Il en pleure. Alors voilà… il y a une semaine, ils arrivèrent à cheval pour perquisitionner chez eux. Censément qu’ils vivaient de brigandage, qu’ils allaient sur la grande route, masqués, avec des fusils… On fouilla tout dans la maison, et on ne trouva rien. Ils allèrent aussi fouiller les pierres… On appelle ça, chez nous, le chaos… On dit qu’il y a quelques milliers d’années la montagne a glissé… Et là, vas-y voir : deux carabines !… nettoyées, graissées… Ils le savaient ! dirent-ils. Ils les trouvèrent tout de suite. Le grand diable lui-même n’aurait pas fait ça… Le chaos est long d’une lieue. On les arrêta tous.

On dirait que Maxime dit un conte, et un conte gai !… Il s’agit de mon Boris, le Boris qui s’était enfin délivré d’eux !… Celui qui n’attendait que de se terrer dans le chaos pour y écrire des contes !… C’est cet homme heureux, tranquille, modeste avec lequel jouait la mort…

– Mais comment ça, mon Dieu, mais je les connais tous !… Il semblait descendu tout droit d’une icône… Doux… comme une génisse ! Fiodor en est quasiment… effrayé. Il n’a plus de figure… Il vint de bonne heure chez moi, la toux le tourmentait dur, le mauvais mal de poitrine. Il me dit : « Je répondrai pour eux ; on les relâchera. » Le vieux, on le relâcha mais on emmena les fils à Yalta. Qui peut leur faire obstacle ?… « Bien qu’ils m’aient menacé… me dit Fiodor… d’empoisonner ma génisse… je ne leur en veux pas… » Les pêcheurs intervinrent pour Boris, mais, eux, poussent toujours leur histoire : « On les jugera et on les enverra au nord ! À Kharkov ! » Hé ! On les y a envoyés… Hé !

Maxime reste là, inspectant mon « exploitation ».

– Pourquoi donc ne voit-on plus vos poules ?

– Parties…

– Vous me les échangeriez peut-être pour du lait ?

– Par-ties !… J’ai remis la dernière en de bonnes mains.

– Alors, et la dinde ?

– Partie.

Il inspecte toujours… Il ne voit que des arbres et des pierres…

– Alors, soyez en bonne santé. C’est bien que vous ne soyez pas mort…

« On les enverra au nord… » Avoir échappé à tant de morts, et… Cela ne peut pas être !



Une nuit noire… Laquelle ?… Le calme. Rien n’est secoué par le vent. Les vents sont fatigués. Ou bien est-ce le printemps qui approche ? Mais quel mois est-ce ? Tout est vague comme dans un rêve…

Mon portail ébranlé par le vent ?… Ce n’est pas le vent… C’est eux… ceux qui viennent la nuit ! Où est donc ma hache ?… Où l’ai-je mise !… Ne l’ai-je pas échangée ?… Quoi donc faire ?… Y aller ?… On frappe toujours. Qu’ils entrent seuls…

On ne frappe pas fort. Ce ne sont pas eux. C’est quelqu’un de timide… Aniouta, la fille de maman ?… Aniouta ne frappera plus… Elle est partie, Aniouta ! Qui donc peut frapper ?

Il arrive un vieillard haut et maigre. Il a des yeux d’aigle, un nez busqué. Comme traqué, il regarde, de dessous ses sourcils. Déguenillé, il est terreux et sale. Il reste sur le seuil, hésitant, tenant un sac qu’il froisse de ses longs doigts.

– Permettez-moi d’entrer ; je me suis souvenu de vous en chemin. Je me suis attardé en ville jusqu’à la nuit, et j’ai encore douze verstes à faire…

Qui est-ce ?… Tout s’est brouillé dans ma mémoire.

– Je suis le… père de Boris, Chichkine. Boris, autrefois, venait toujours chez vous…

Il est pourtant tranquille et sérieux, mais il a littéralement l’air de se souvenir de quelque chose et il pétrit son sac. Je n’ai pas de thé à lui offrir, mais j’ai un morceau de pain de froment.

– Vous n’en avez guère vous-même… mais je dois avouer que je n’ai bu que de l’eau depuis ce matin… J’ai été en ville, au sujet de mon vin… J’en ai trois seaux…

Il casse son pain en tout petits morceaux et mâche à petites bouchées, en songeant. Il pense toujours à quelque chose. Je ne puis le questionner.

– En passant tout à l’heure en ville… quelqu’un m’a dit : on a fusillé à Yalta, le fils de Kachine… le vigneron. Et son père est mort de rupture d’anévrisme. C’était un brave jeune homme, un étudiant… Il avait fait la guerre sur le front allemand. Il vivait tranquillement ici… Les ouvriers l’aimaient… Bon… C’est d’ailleurs imprimé dans l’Avis… sur la muraille… Je me mis à lire… Mes deux…

– Quoi !

– Mes deux fils… fit-il avec un geste de la main… Il y a eu juste aujourd’hui quinze jours… Pour brigandage… Boris, fusillé pour brigandage !…

Il plia son sac en quatre et se mit à le lisser sur ses genoux. On ne voyait pas sa figure.

– Leur mère est restée seule près du Castelle…

J’arriverai de nuit. Je suis entré chez vous… Comment la prévenir !… C’est une question très difficile. Je pense toujours à la façon… Juste deux semaines aujourd’hui !… Déjà deux semaines !… Boris, fusillé pour brigandage… Je ne puis pas le lui dire !…

La nuit était très avancée. Je sortis regarder le ciel, regarder les étoiles… Je rentrai. Le vieux était toujours assis, avec son sac… La nuit passe. Je reste près du poêle. Le vieux somnole, la tête sur les poings. Nous n’avons rien à dire ; nous savons tout. Voici déjà l’aube. Les fentes des volets bleuissent. On entend le chant du muezzin. Il annonce la gloire de Dieu ; il appelle à la prière… remercie pour le jour nouveau.

– Allons, je pars…



Les amandiers fleurissent. Les arbres sont nus dans une gaze rose et blanche. À l’ombre, sous les thuyas, les perce-neige fleurissent. Ils semblent en porcelaine blanche. Dans les herbes, les crocus dorés se regardent, tous nés en même temps. Sous les arbustes, où il fait plus chaud, les violettes commencent à embaumer… Est-ce le printemps ? Oui, le printemps arrive. Le merle noir commence à siffler. Le voici, dans le terrain vague, perché à la cime du vieux poirier. Tel un charbon, il se détache nettement sur le ciel clair. Comme son bec brille au soleil couchant ! Comme son gosier roule ! Il aime à siffler tout seul. Tourné vers la mer, il siffle à la mer, il siffle aux vignes, et au lointain… Les soirées de printemps sont calmes, mélancoliques ; il siffle mélancoliquement. Les arbres, dans leur gaze blanche, l’écoutent, songeurs. Il siffle vers la montagne – au soleil. Il siffle au terrain vague, à nous, à notre maisonnette, quelque chose de mélancolique, si tendre… C’est le désert, ici, chez nous ; personne ne le dérangera.

Le soleil est descendu derrière le Babougane. Les montagnes bleuissent. Les étoiles commencent à blanchir. On ne voit plus le merle, mais il siffle encore. Et là-bas aussi – où l’on a coupé les amandiers –, il y en a un second… Tous deux saluent leur printemps. Mais pourquoi de façon si mélancolique ?…

J’écoute jusqu’à la nuit noire.

Voici la nuit. Le merle se tait. Il recommencera à l’aube… Nous l’écouterons pour la dernière fois.

Paris-Grasse, mars-septembre 1923.
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Octobre 2010



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[1] C’est le jour de la Transfiguration (6 août de l’ancien style, 19 août), que l’on mangeait en Russie les premières pommes. (N. d. T.)

[2] Sorte de pain azyme. (N. d. T.)

[3] Village tartare de Crimée. (N. d. T.)

[4] Maître, seigneur. (N. d. T.)

[5] Partisans de Wrangel. (N. d. T.)

[6] Le zolotnik vaut 42 grammes. (N. d. T.)

[7] Allusion à une fée des contes populaires russes – la Baba-Iaga – qui se meut, en pilonnant dans un mortier de fer, et qui efface ses traces avec un balai. (N. d. T.)

[8] Calembour sur deux mots dont le premier veut dire la blatte, et le second, le vol. (N. d. T.)

[9] L’empereur Alexandre II, le libérateur des serfs. (N. d. T.)

[10] En réalité, tous les mots que vient de citer le docteur commencent par des G, et le nom de la lettre G veut dire parler (glagol ; glagolit’). L’esprit du docteur joue et va jouer peu après encore sur cette particularité. (N. d. T.)

[11] Kreps, le nom ci-dessus, signifie « crêpe » ; Krabs (ou à peu près : Krabb), signifie « crabe ». (N. d. T.)

[12] Le poud pèse 16,38 kg. (N. d. T.)

[13] Allusion à la lettre de l’alphabet russe (le iate) qui faisait commettre le plus grand nombre de fautes d’orthographe, et que les soviets supprimèrent dans leur simplification de l’orthographe. (N. d. T.)

[14] Célèbre professeur. (N. d. T.)

[15] Commencement de l’ancien hymne national russe. (N. d. T.)

[16] Je dors, je dors. (N. d. T.)

[17] En français dans le texte, comme tous les mots soulignés auparavant dans ce récit. (N. d. T.)

[18] La Ville de l’Armée rouge. (N. d. T.)

[19] Ukrainiens.

[20] Pour Guérassime. (N. d. T.)

[21] Autrement dit : ne vous comportez pas en chrétiens. (N. d. T.)

[22] Bonjour à vous, en arabe. (N. d. T.)

[23] Jolie fiancée. (N. d. T.)

[24] Ancienne maison impériale. (N. d. T.)

[25] Le général Doumbadzé, ancien gouverneur de Yalta. (N. d. T.)

[26] Sorte de poisson (Cyprimus viruba. Abramide virube) (Littré). (N. d. T.)

[27] Ce mot, dans la Russie méridionale, désigne une soupe un peu épaisse. (N. d. T.)

[28] Paroles d’une petite chanson russe. (N. d. T.)

[29] Soudar équivaut à monsieur, sire, et Boubik est un terme caressant comme Toutou ou Mimi. (N. d. T.)

[30] Éleveurs allemand et français, établis dans la Russie méridionale. (MÂT.)

[31] Mouton grillé à la façon caucasienne. (N. d. T.)

[32] L’empereur Nicolas IL (N. d. T.)

[33] Après la révolution d’Octobre. (N. d. T.)

[34] Tels étaient son prénom et son patronyme. (N. d. T.)

[35] À l’embouchure du Danube et du Dniestr. (N. d. T.)

[36] Les dirigeants de Moscou. (N. d. T.)

[37] C’est le chef populaire, ou brigand, qui déchaîna une jacquerie au temps de Catherine II. (N. d. T.)

[38] L’Oncle Vania.

[39] Prononciation enfantine pour : Soudar, Soudar. (N. d. T.)

[40] Formes populaire et familière des prénoms du docteur. (N. d. T.)

[41] Double diminutif (Sania, Sannka – plus loin Sanitchka, Saniok), pour Alexandre. (N. d. T.)

[42] Diminutif de Petia (Pierre). (N. d. T.)