Lénine (22 avril 1870 - 21 janvier 1924)
De l’attitude du Parti Ouvrier à l’égard de la religion
(numéro 45 du Proletary, 1909)
En mai 1909 eurent lieu à la Douma les débats sur le budget du Saint Synode. Le député social-démocrate Sourkov, un paysan, dans un discours agressif qualifia les prêtres de « fonctionnaires en soutane », « Pas un kopek de l’argent du peuple ne doit être accordé à ces ennemis jurés du peuple qui obscurcissent la conscience populaire ». Lénine s’en montra enchanté. A une réunion du Prolétary, il fit un rapport sur « la religion et le parti ouvrier ». « La question religieuse, estimait Lénine, est on ne peut plus actuelle. Tout ce qui touche la religion a pénétré dans les milieux intellectuels proches du mouvement ouvrier, ainsi que dans certains milieux ouvriers. La social-démocratie se doit absolument d’intervenir pour faire connaître son point de vue en matière de religion. » (1002 et 1003, Editions sociales)
Quiconque est tant soit peu capable d’envisager le marxisme de façon sérieuse, de méditer ses principes philosophiques et l’expérience de la social-démocratie internationale, verra aisément que la tactique du marxisme à l’égard de la religion est profondément conséquente et mûrement réfléchie par Marx et Engels ; que ce que les dilettantes ou les ignorants prennent pour des flottements n’est que la résultante directe et inéluctable du matérialisme dialectique. Ce serait une grosse erreur de croire que la « modération » apparente que nous pratiquons à l’égard de la religion s’explique par des raisons tactiques, comme le désir de « ne pas se heurter », etc.
Au contraire, la ligne politique du marxisme, dans cette question également, est indissolublement liée à ses principes philosophiques. Le marxisme est un matérialisme. A ce titre, il est aussi implacablement hostile à la religion que le matérialisme des encyclopédistes du XVIIIème siècle ou le matérialisme de Feuerbach.
Voilà qui est indéniable. Mais le matérialisme dialectique de Marx et d’Engels va plus loin que les encyclopédistes et Feuerbach en ce qu’il applique la philosophie matérialiste au domaine de l’histoire et des sciences sociales. Nous devons combattre la religion, c’est l’abc de tout le matérialisme, et, partant, du marxisme. Mais le marxisme n’est pas un matérialisme qui s’en tient à l’abc. Le marxisme va plus loin ; or, pour cela, il faut expliquer d’une façon matérialiste la source de la foi et de la religion des masses. On ne doit pas confiner la lutte contre la religion dans une prédication idéologique abstraite. On ne doit pas l’y réduire. Il faut lier cette lutte à la pratique concrète du mouvement de masse et de classe visant à faire disparaître les racines sociales de la religion. Pourquoi la religion se maintient-elle dans les couches arriérées du prolétariat des villes, dans les vastes couches du semi-prolétariat, dans la masse des paysans ?
Par suite de l’ignorance du peuple, répond le progressiste bourgeois, le radical ou le matérialiste bourgeois.
Et donc, à bas la religion, vive l’athéisme, la diffusion des idées athées est notre tâche principale.
Les marxistes disent : c’est FAUX !
Ce point de vue traduit l’idée superficielle, étroitement bourgeoise, d’une action de la culture par elle-même. Un tel point de vue n’explique pas assez complètement dans un sens matérialiste, mais dans un sens idéaliste, les racines de la religion.
Dans les pays capitalistes, c’est-à-dire, sur l’ensemble du monde, ces racines sont surtout sociales.
La situation sociale défavorisée des masses travailleuses, leur apparente impuissance totale devant les forces aveugles du capitalisme, qui causent, chaque jour et à tout heure, mille fois plus de souffrances horribles, de plus sauvages tourments aux humbles travailleurs, que les évènements exceptionnels tels qu’un tremblement de terre, etc… C’est là qu’il faut rechercher aujourd’hui les racines les plus profondes de la religion. « La peur a créé les dieux ». La peur devant la force aveugle du capital, aveugle parce que ne pouvant être prévue des masses populaires, qui, à chaque instant de la vie du prolétaire et du petit patron, menace de lui apporter et lui apporte la ruine « subtile », « inattendue », « accidentelle », qui cause sa perte, qui en fait un mendiant, un déclassé, une prostituée, le réduit à mourir de faim, voilà les racines de la religion moderne que le matérialiste doit avoir en vue, avant tout et par-dessus tout, s’il ne veut pas demeurer un matérialiste primaire.
Aucun livre de vulgarisation n’expurgera la religion des masses abruties par le bagne capitaliste, assujetties aux farces destructives aveugles du capitalisme, aussi longtemps que ces masses n’auront pas appris à lutter de façon cohérente, organisée, systématique et consciente contre ces racines de la religion, contre le règne du capital sous toutes ses formes. Est-ce à dire que le livre de vulgarisation contre la religion soit nuisible ou inutile ?
Non.
La conclusion qui s’impose est tout autre. C’est ce que le discours athée des militants laïques et sociaux doit être subordonné à sa tâche fondamentale, à savoir : au développement de la lutte laïque et sociale des exploités contre les exploiteurs. Un homme qui n’a pas médité sur les fondements du matérialisme dialectique, ne peut pas comprendre (ou du moins peut ne pas comprendre du premier coup) cette thèse. Comment cela ? Subordonner le discours idéologique, la diffusion de certaines idées, la lutte contre un ennemi de la culture et du progrès qui sévit depuis des millénaires (à savoir la religion), à la lutte des exploités contre les exploiteurs, c’est à dire à la lutte pour les objectifs pratiques déterminés dans le domaine économique, sociale et politique ? Cette objection est du nombre de celles que l’on fait couramment aux marxistes ; elles témoignent d’une incompréhension totale du matérialisme dialectique. La contradiction qui trouble ceux qui font des objections n’est autre que la vivante contradiction de la réalité vivante, c’est-à-dire une contradiction dialectique non verbale, ni inventée. Séparer par une barrière absolue, infranchissable, le discours théorique de l’athéisme, c’est-à-dire la destruction de croyances religieuses chez certaines couches du prolétariat (ceux qui ne peuvent vivre qu’en vendant leur force de travail), d’avec le succès, la marche, les conditions, de la lutte des exploités contre les exploiteurs, c’est raisonner sur un monde qui n’est pas dialectique ; c’est faire une barrière absolue de ce qui est une barrière subtile, relative, c’est rompre violemment ce qui est indissolublement lié dans la réalité vivante.
Prenons un exemple. Le prolétariat d’une région ou d’une branche est formé, disons, d’une couche de militants laïques et sociaux assez conscients, athées et de couches populaires assez arriérés ayant encore des attaches au sein de la paysannerie, croyant en Dieu, fréquentant l’église ou même soumis à l’influence directe du prêtre de l’endroit. Supposons encore que la lutte économique dans cette localité ait abouti à la grève. Un marxiste est forcément tenu de placer le succès du mouvement de grève au premier plan, de réagir résolument contre la division des ouvriers, dans cette lutte, entre athées et chrétiens, de combattre résolument cette division. Dans ces circonstances, le discours athée peut s’avérer superflu et nuisible, non pas du point de vue d’effaroucher les couches retardataires, de perdre un mandat aux élections, etc. mais du point de vue du progrès réel de la lutte de classe qui dans les conditions de la société capitaliste moderne, amènera les ouvriers chrétiens à la social-démocratie et à l’athéisme, cent fois mieux qu’un sermon athée pur et simple.
Dans un tel moment et dans ces conditions, le prédicateur de l’athéisme ferait le jeu du pope, de tous les popes, qui ne désirent rien autant que remplacer la division des ouvriers en grévistes et non-grévistes par la division des croyants et des incroyants. L’anarchiste qui prêcherait la guerre contre Dieu à tout prix aiderait en fait les clercs et la bourgeoisie. Le marxiste doit être un matérialiste c’est-à-dire un ennemi de l’idéalisme et donc de la religion, mais un matérialisme dialectique, c’est-à-dire envisageant la lutte contre l’idéalisme, non pas de façon spéculative, non pas sur le terrain abstrait et purement théorique d’un discours a-historique toujours identique à lui-même mais d’une façon concrète, sur le terrain de la lutte de classes réellement en cours qui éduque les masses plus que tout et mieux que tout. Le marxiste doit savoir tenir compte de l’ensemble de la situation concrète ; il doit savoir toujours trouver le point d’équilibre entre l’anarchisme et l’opportunisme (cet équilibre est relatif, souple, variable, mais il existe), ne tomber ni dans le « révolutionnarisme » abstrait, verbal et pratiquement vide de l’anarchiste, ni dans le philistinisme et l’opportunisme du petit-bourgeois ou de l’intellectuel libéral, qui redoute la lutte contre la religion, oublie la mission qui lui incombe dans ce domaine, s’accommode de la foi en Dieu, s’inspire non pas des intérêts de la lutte de classe, mais d’un mesquin et misérable petit calcul : ne pas heurter,ne pas repousser, ne pas effaroucher, d’une maxime sage entre toutes ; « Vivre et laisser vivre les autres », etc.
C’est de ce point de vue qu’il faut résoudre toutes les questions particulières touchant l’attitude de la social-démocratie envers la religion.
Jean Rostand (1894-1977)
Ce que je crois
(extraits du livre publié en 1953 chez Grasset)
Faisant la différence "entre les téméraires qui croient qu’ils savent et les sages qui savent qu’ils croient" le célèbre biologiste expose ce à quoi il croit, même lorsque la raison suprême commanderait de "suspendre le jugement".
Partant du constat que l’homme est un animal, Jean Rostand nous livre sa vision de l’évolution de la vie et la genèse.
"D’une foule de circonstances - climatiques, biologiques et autres - dépendaient la réussite de l’homme, et si la conjoncture eût été différente, la terre, sans doute eut connu un autre roi [que l’homme]." Le progrès de la civilisation ne se transmettant pas de manière héréditaire, il met en garde la société qui se doit de le transmettre par l’éducation et l’instruction de génération en génération.
Si comme je le crois, la conscience est liée indissolublement à son substrat matériel, on ne voit guère comment quoi que ce fût de la personnalité spirituelle pourrait survivre à la de l’organe cérébral, et plus généralement de l’édifice corporel. De surcroît, la croyance en l’immortalité du moi soulève chez le biologiste de graves objections en ce qui concerne la genèse du moi. Le philosophe Ribot a pertinemment remarqué que, si les penseurs spiritualistes et les théologiens se sont beaucoup occupés de la destinée future de l’âme, ils se sont, en revanche, assez peu inquiétés de son mode de formation. Pour ma part, je ne puis faire autrement que d’identifier le « moi » psychique avec les propriétés psychiques de l’agrégat cellulaire qui constitué l’individu, propriétés qui elles mêmes découlent de celles qui préexistaient dans le germe et qui dépendaient étroitement de sa constitution génétique. Or cette constitution, elle fut déterminée, dès l’heure de la conception par une double série de hasards : hasards de la réduction chromatique, qui attribua à chaque germe parental tels chromosomes et non tels autres ; hasards de la fécondation, qu fit rencontrer tel germe maternel par tel germe paternel et non par tel autre
[…] Comment se résoudrait on à croire que la propriété de survivance, que le droit à la survie ait soudainement apparu à un certain niveau de l’échelle organique, à un certain stade de l’évolution ? Non, si l’homme est immortel, il faut que le pithécanthrope l’ait été, et que le grand singe le soit, et aussi le petit singe, et le mammifère, et le reptile, et le poisson, et toute la suite de nos ancêtres, jusqu’aux unicellulaires. Il faut que chaque cellule, que chaque microbe, que chaque virus soit doué d’une microsurvie, d’une microimmortalité. Il faut que le dernier des grumeaux de protoplasme qui assimile et se reproduit soit assuré de laisser une trace indélébile de son passage. Il faut qu’éternellement il persiste avec les particularités de sa microexistence, avec son micropassé, avec ses microsouvenirs, avec tout ce qu’il fut ce grumeau de protoplasme et non point cet autre.
Certes nous apparaissons à nos yeux comme seul digne de permanence. Nous avons le sentiment d’être le seul bibelot précieux que contienne l’immense bric-à-brac de la nature, le seul dont il serait dommage qu’on ne pût recoller les miettes après qu’il s’est cassé…Mais de quel droit revendiquerions – nous un tel régime d’exception ? et pouvons nous décemment, sérieusement penser que, dans l’immense et inépuisable nature, nous ayons plus de valeur que n’importe lequel de nos compagnons de vie ? La nature, qui n’est ni bonne ni méchante, ni maternelle ni féroce, nous donne, sur le plan des réalités visibles, le spectacle incessant de l’élimination et du renouvellement. Transitoires, éphémères, toutes ses créations : espèces, genres, familles, classes mêmes, elles les a balayés négligemment au cours des âges.
Comme l’idée d’un Conservatoire des personnes, d’un Musée des individus paraît donc contraire à son génie !