Dépasser le simplisme du piratage
François de Bernard président du Germ (Groupe d’études et de recherches sur les mondialisations).
Le piratage numérique est une problématique résistant aux simplismes qui prétendent la réduire à cela : une nouvelle forme de piraterie, immorale, dangereuse pour l’économie, la création et «l’économie de la création». Quant au projet de loi Création et Internet (1), c’est une mauvaise réponse à une question de fond que politiques et industriels s’obstinent à mal traiter depuis une décennie. Nous voici donc à la veille d’une autre loi pour rien, qui ne réglera aucun problème (surtout pas celui des profits déclinants des majors), qui ne fera qu’exacerber les conflits entre société civile et diffuseurs, et qui pénalisera autant les auteurs que leurs publics en laissant de côté l’essentiel : une éducation critique et responsable aux nouveaux moyens et usages numériques.
De fait, le changement de paysage dû à l’économie numérique est de nature anthropologique et sociologique, bien plus que technologique et économique. C’est le sens même de la création, de l’accès aux savoirs et aux cultures qui se trouve dématérialisé et modifié en profondeur. Or, ce qui a été élaboré en réponse sur les plans juridique et politique l’a été sur le postulat d’une mutation seulement techno-économique. Le résultat en est une inadéquation inquiétante entre, d’un côté, les conceptions et les usages sociaux, d’un autre côté, la gestion des contentieux liés.
Le premier écueil auquel nous sommes confrontés est de stigmatiser le piratage et les pirates en leur attribuant la responsabilité de l’effondrement du marché du disque (par exemple extensible à d’autres secteurs). En réalité, les ressorts de la crise déjà ancienne des industries éditoriales et informationnelles sont aussi multiples que ceux de la crise financière actuelle. Ils engagent une responsabilité beaucoup plus étendue que celle de citoyens internautes ne se conformant pas aux règles fluctuantes édictées par des pouvoirs publics peu cohérents, des acteurs industriels en manque d’imagination et des syndicats professionnels aussi perplexes que leurs positions sont divergentes.
Le deuxième écueil est de persister à analyser les problématiques concernées et à y élaborer des réponses politiques et juridiques dans un cercle très restreint de décideurs. En effet, cette pratique consanguine n’est pas seulement critiquable d’un point de vue démocratique : elle est aussi contre-productive. Car elle ne peut que nourrir plus d’opposition, plus de contestation, plus de transgression, bref : plus de piratage. Or, le prix collectif de cette privatisation du débat est considérable et ne va cesser de s’alourdir.
Le troisième écueil, qui relève d’une faute d’analyse et de méthode, consiste à plaquer du droit normatif «nouveau» sur une configuration aussi évolutive et instable. Soulignons à cet égard que face à la crise financière, on s’est au moins dispensé de mettre en place un nouvel arsenal juridique prétendant répondre à son défi multiforme. On s’est limité à des mesures plastiques, résilientes, censées permettre de «surmonter» cette crise, dans l’attente de l’évaluer sur le fond et de préparer des dispositifs de moyen et long terme visant à éviter la réapparition future de crises semblables.
Mais que faire pour triompher de pareils écueils ? Il est en premier lieu indispensable de surseoir au vote du projet de loi Hadopi au motif de ses insuffisances notoires, de son caractère unilatéralement répressif, ainsi que des obstacles supplémentaires qu’il ne peut qu’engendrer à une résolution durable des problèmes qu’il est censé traiter.
Il apparaît ensuite souhaitable d’organiser une consultation nationale des artistes, acteurs éducatifs, sociaux, culturels et de la recherche sur la question des «Nouveaux moyens et usages numériques dans les domaines de la création, des savoirs et des informations». En effet, l’état des lieux, les diagnostics disponibles sont loin d’être satisfaisants, tant les groupes d’intérêts privés les ont obscurcis. Cette consultation, qui réclame temps et réflexion, devrait se conclure par des Etats généraux des pratiques numériques, associant aux protagonistes de la première phase les responsables politiques et économiques concernés.
Enfin, sur la base des résultats de ces travaux, on pourrait alors reprendre le débat politique en s’intéressant à celui mené par les autres pays de l’Union européenne et le Parlement européen. On prendrait également soin de consulter l’Unesco, l’Ompi, ainsi que les représentations qualifiées de tous les pays engagés dans des démarches analogues. On ne procéderait ainsi à la refonte du projet de loi actuel qu’après qu’auront été menées à bien ces différentes étapes de consultation, de diagnostic et d’élaboration de propositions.
C’est seulement au prix d’une telle exigence que l’on pourrait légiférer sur les usages numériques de manière à la fois pertinente, utile et pérenne en faveur de l’intérêt général.
(1) Encore nommé «Hadopi», il sera discuté à partir du 10 mars à l’Assemblée nationale, pour un vote à la hâte prévu avant la fin mars.
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