samedi 30 janvier 2010

Ces sociétés qui s'évadent vers les paradis fiscaux

Ces sociétés qui s'évadent vers les paradis fiscaux

LE MONDE | 27.01.10 | 14h12 • Mis à jour le 27.01.10 | 14h12





Avec "l'affaire Google", le 7 janvier, les Français ont découvert, stupéfaits, qu'une multinationale richissime pouvait - en toute légalité - alléger la charge de son impôt en s'installant dans un pays à la fiscalité douce, voire inexistante. Un paradis fiscal. Qu'elle pouvait exercer une activité commerciale importante en France et y réaliser de gros bénéfices, mais payer l'essentiel de ses impôts ailleurs, en l'occurrence en Irlande, où se trouve le siège social de Google.


La crise financière de 2008-2009 a donné du relief à la question du niveau d'imposition des grandes entreprises mondiales, qui s'adonnent toutes à l'optimisation fiscale. Elle scandalise l'opinion et mobilise certains pays, soucieux de récupérer de la matière fiscale pour réduire leur déficit public. Dans leur combat contre les paradis fiscaux, engagé depuis la mi-2009 sous l'égide du G20, les Etats s'intéressent à une technique bien connue des entreprises : les "prix de transfert".

Ils correspondent aux prix auxquels s'effectuent les échanges de biens (produits, brevets, etc.) ou de services (prestations informatiques...) entre une maison mère et ses filiales à l'étranger. Si ces prix sont équivalents aux prix du marché - ceux qu'aurait facturés la concurrence -, les multinationales sont dans la légalité ; s'ils sont faussés, la loi est enfreinte. Or les multinationales présentes dans de très nombreux pays peuvent être tentées de se servir des prix de transfert pour localiser leurs profits dans ceux qui ont une faible fiscalité. Et, a contrario, déclarer leurs pertes dans les Etats à fort taux d'imposition sur les sociétés.

Les prix de transfert sont alors une manière subtile de frauder le fisc. Plus subtile que la dissimulation d'argent dans une société écran dans un centre offshore. La fraude est plus facile lorsque les entreprises s'échangent des biens incorporels (brevets médicaux, logiciels informatiques, savoir-faire, etc.), pour lesquels aucun prix de marché n'existe.

Les exemples de ces pratiques sont nombreux. La maison mère d'un groupe de spiritueux français exporte des bouteilles vers sa filiale aux Bahamas à 3 euros, un prix unitaire très faible rapporté à ses coûts de production. Elle réalise alors un petit bénéfice. Mais sa filiale bahamienne, elle, fait une bonne affaire puisqu'elle revend aux Etats-Unis les bouteilles 18 euros, soit six fois le prix auquel elle les a achetées et engrange ainsi de juteux profits.

La maison mère minore ses profits là où ils auraient été fortement taxés. La filiale ne paie quasiment rien au paradis fiscal qui l'héberge. Le gain fiscal, pour le groupe de spiritueux français, est énorme. Au passage, la France a été privée de l'impôt qui lui était dû.

Connaît-on l'ampleur de la fraude liée à l'usage illicite des prix de transfert ? Pour Pascal Saint-Amans, expert fiscal à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), tout juste promu chef du secrétariat du Forum mondial sur l'échange d'informations fiscales, ce chiffrage est impossible dans le contexte d'opacité sur les prix pratiqués par les entreprises. Il rappelle cependant que 60 % du commerce mondial se fait "intra-groupe". Le risque d'évasion, voire de fraude, fiscale est donc "potentiellement" élevé.

"L'abus des prix de transfert est un sujet à haut risque. Ils peuvent aussi servir de levier pour délocaliser de la matière taxable", souligne M. Saint-Amans. Mais il met en garde contre les fantasmes et le sentiment, répandu, que le fisc serait laxiste envers les fraudeurs. "Les administrations fiscales sont extrêmement attentives et dures lorsqu'elles découvrent des infractions", affirme-t-il.

De fait, les gouvernements durcissent le ton à l'égard de la fraude fiscale internationale due aux entreprises : elle représente, en effet, plus de 80 % des montants totaux. Aux Etats-Unis, le Congrès a chiffré à 100 milliards de dollars (71 milliards d'euros) la perte annuelle liée à l'évasion fiscale dans les centres offshore. Une partie substantielle serait liée aux prix de transfert.

Les Etats s'avancent avec prudence sur ce dossier. Car la question des impôts recoupe celle de la compétitivité des entreprises. Qu'un pays soit plus sévère que son voisin sur la traque fiscale, et les entreprises crieront à la distorsion. Mais les lois se durcissent, notamment en France, où, depuis le 1er janvier 2010, les entreprises doivent justifier auprès du fisc leurs méthodes de calcul des prix de transfert au moment où ceux-ci sont fixés. Auparavant, elles n'étaient tenues de s'expliquer qu'au moment des contrôles fiscaux.

Pour Eva Joly, eurodéputée écologiste, "la prise de conscience de l'importance de la fraude fiscale internationale due aux entreprises galope, à en juger par la mobilisation des ONG et l'intérêt de l'opinion". L'ex-magistrate de l'affaire Elf compare le phénomène à celui qui avait entouré la corruption dans le commerce mondial au début des années 1990 : "Un combat au début mal compris, qui avait abouti, en 1998, à une convention de l'OCDE obligeant les Etats à lutter contre la corruption."

Selon Mme Joly, l'enjeu lié à la fraude sur les prix de transfert est énorme : "C'est la criminalité des dix années à venir. Une criminalité extraordinairement complexe à détecter et à poursuivre." Daniel Lebègue, président de l'ONG Transparency International en France, approuve : "Il faut accentuer la lutte contre l'utilisation factice des prix de transfert. Il paraît curieux qu'en France, le taux d'impôt effectif supporté par les grandes entreprises sur leurs bénéfices soit de 10 % quand celui des PME s'établit à 30 %."

Ainsi, selon ces experts, les lois doivent être renforcées. Trop peu de contrôles et de redressements - toujours confidentiels - seraient opérés par le fisc. La vraie fraude serait quasiment impossible à détecter. Pour Christian Chavagneux, coauteur de l'ouvrage Les paradis fiscaux (La découverte, 2 007), une mesure réellement efficace serait de "contraindre les multinationales à publier, pays par pays, le montant de leur chiffre d'affaires, de leurs profits et de leurs impôts." Ainsi pourrait-on découvrir si cela correspond à une réalité économique. Une réflexion est en cours au sein de l'OCDE.

Anne Michel


Aucun commentaire: