lundi 30 août 2010

Aux origines d'un certain regard 29 Août 2010 Par Benjamin Stora

Aux origines d'un certain regard
29 Août 2010 Par Benjamin Stora
Le retour sur l'histoire permet d'intervenir dans les méandres du présent... La leçon est bien connue, encore faut-il sans cesse la mettre en œuvre, au risque de succomber au culte de la nouveauté perpétuelle et de l'étonnement conduisant au désarroi politique. Depuis le discours de Grenoble de l'été 2010 une politique répressive se développe, de l'expulsion des Roms aux propositions de déchéance de la nationalité française. Une situation qui renvoie à des souvenirs d'histoire troublants, non ceux de la politique vichyssoise, mais à ceux qui précèdent l'application de cette politique funeste du début des années 1940.
Dans la séquence des années 1930, une politique xénophobe a touché les étrangers, et parmi eux une population particulière, les premiers Algériens en France. Ils étaient tout en bas de l'échelle sociale (beaucoup travaillaient comme manœuvres en usine ou terrassiers), sans statut juridique particulier. Ils n'étaient pas français, car les Algériens musulmans venant d'un territoire, pourtant considéré comme départements français, n'avaient pas accès à la citoyenneté française ; ils n'étaient pas étrangers, car « l'Algérie c'était la France » ; ils n'étaient pas des « sujets », comme d'autres coloniaux venant de l'Indochine ou du Maroc....
Ces « hommes invisibles » vivaient à la périphérie des grandes villes, dans des conditions misérables. Particulièrement exposés aux coups des gouvernements ou d'une administration voulant satisfaire des couches xénophobes de la société française, ils étaient presque cent mille en 1939. Leur nombre exact était ignoré, l'immigration algérienne n'existant pas dans les souvenirs de cette époque, semblant démarrer trente ans après, pendant la guerre d'Algérie.
Une campagne de presse dans les années 1930 se développe contre les étrangers, touchant aussi les Algériens : «Désordonnée, mal vêtue, malpropre, sans hygiène, toute une plèbe s'empare des rues et se réfugie dans les établissements interlopes », s'exclame le député Raymond Laquière du haut de la tribune de l'Assemblée nationale en 1928. L'Action française renchérit : « Partout ils ont le même aspect sordide, le même visage inquiétant[1]. » Les journaux de droite, qui s'inquiètent des progrès des nationalistes algériens dans l'immigration, titrent sur « l'incendie révolutionnaire préparé via Paris par des moyens étrangers ».
Dans le Paris de l'entre-deux-guerres vont surgir tous les clichés qui survivront tenacement.
Les Algériens sont généralement jugés comme des individus indésirables dont la présence menace l'ordre public, l'équilibre de la population française et engendre « l'insécurité , thème dominant». Autre thème, celui de l'hygiène. Pierre Godin, influent conseiller municipal de Paris dont le fils André deviendra en 1932 directeur des services policiers de la rue Lecomte, note dans un rapport dressé en 1933 : « La syphilis, c'est pour les Nord-Africains, la lèpre d'aujourd'hui. Ils en sont atteints, héréditairement, presque partout. » Par leurs déplacements à travers la capitale, les Algériens diffuseraient le mal au sein de la population, apparaissant ainsi comme de dangereux agents de propagation microbienne. Il faut donc circonscrire le mal. P. Godin encourage à cet effet, dès 1927, la constitution d'un hôpital très particulier. Un hôpital exclusivement pour les musulmans car, selon lui, l'Algérien est un malade différent, difficile en raison de ses mœurs, sa religion, sa langue.
Cet isolement a un avantage financier : « En se modelant sur la vie musulmane, qui est sobre, le régime de l'hôpital revient à meilleur compte. » Le 11 juillet 1929, le conseil municipal de Paris vote la départementalisation de l'hôpital et approuve le projet de statuts, les plans, les devis et le choix d'un terrain départemental situé à Bobigny. En dépit de l'opposition de la municipalité, le 9 juillet 1930, le conseil général de la Seine adopte définitivement ce projet.
En mars 1935, l'inauguration de l'hôpital a lieu. Le personnel infirmier est formé dans une école spéciale créée en 1932, où il reçoit des notions d'arabe dialectal, de kabyle, de géographie et d'histoire du Maghreb. En 1934, 50 infirmières sont prêtes à exercer dans un hôpital spécialement conçu dans l'optique du traitement des maladies transmissibles, grandes infections (tuberculose...), maladies vénériennes. Comme pour accompagner ce projet, le 12 juin 1937 s'ouvre, toujours à Bobigny, un cimetière musulman.
A partir de 1923, se construit aussi progressivement, avec l'accord du ministre de l'Intérieur, le « Service de surveillance et de protection des indigènes nord-africains », pour assister, contrôler et ainsi mieux surveiller la communauté algérienne. Ce service ouvre le 15 juillet 1925 dans les locaux d'une ancienne école, au 6, rue Lecomte, dans le XVIIe arrondissement, sous l'autorité du préfet de police et prend le nom de Brigade nord-africaine (37 agents et officiers de police). Il intègre les services dépendant des commissariats, des mairies, des préfectures, des ministères pour mieux « rechercher et discerner parmi les Algériens la mauvaise graine qu'il faut séparer du reste du contingent. Il faut que nous les surveillions de façon que du Nord de l'Afrique ne viennent pas dans Paris des éléments de trouble et de meurtre. La police est faite pour cela», note un rapport de 1934.
Mais dans cette période de l'entre-deux-guerres, ces « immigrés » si exposés trouveront la force de s'organiser en construisant la première organisation indépendantiste algérienne, l'Etoile nord-africaine (ENA). C'est en effet à Paris qu'est lancée cette association, avec l'appui des communistes français[2], revendiquant l'indépendance pour l'Afrique du Nord. C'est à Paris qu'est montré pour la première fois le drapeau vert et blanc de l'Algérie, frappé du croissant rouge, au cours de la manifestation du 14 juillet 1935 qui annonce la constitution du Front populaire. C'est en banlieue parisienne, à Nanterre, en mars 1937 que le Parti du peuple algérien (PPA), véritable continuateur de l'ENA alors dissoute par le Front populaire, voit le jour. C'est à Paris, enfin, que se retrouvent les leaders des grandes organisations nationalistes maghrébines : Messali Hadj pour l'Algérie, Habib Bourguiba pour la Tunisie, Ahmed Balafredj pour le Maroc, lors d'une réunion organisée par la gauche de la SFIO en avril 1937.
Vichy viendra, ensuite.
Les Algériens descendent également dans les rues de Paris, manifestent les 14 juillet 1935 et 1936, se rendent en cortège au mur des Fédérés au cimetière du Père-Lachaise. Salles, parcours traditionnels de manifestations, lieux symboliques ; ils évoluent par leur démarche militante dans le décor du Paris populaire des cris, des révoltes. C'est par l'engagement politique et syndical qu'ils découvriront une autre France, généreuse et fraternelle... Mais les campagnes xénophobes se poursuivent, avec une série de lois en 1938, qui prévoient, entre autres, les expulsions massives d'étrangers ou le durcissement d'accès à la nationalité française. Dans son rapport au Président de la République sur les étrangers, en date du 12 novembre 1938, Edouard Daladier le Président du Conseil, écrit :
« Il importe, en effet, d'enlever à l'accession à la nationalité française son caractère trop «automatique»; ici plus qu'ailleurs, il convient de faire le partage entre les bons éléments et les indésirables qui, pour être exclus de notre territoire, ne doivent évidemment pas pouvoir s'intégrer dans la collectivité française. 
Cette préoccupation nous a également amené à simplifier la procédure de déchéance de nationalité, car, si notre législation se montre des plus libérales pour attribuer aux étrangers la qualité de Français, il importe que les autorités responsables aient à leur disposition des moyens prompts et efficaces pour retirer notre nationalité aux naturalisés qui se montreraient indignes du titre de citoyen français ».

Puis, Vichy viendra, ensuite, à peine deux ans plus tard....
Benjamin Stora. Site : http://www.univ-paris13.fr/benjaminstora/


[1] Sur ces arguments, voir Ralph Schor, L'Opinion française et les étrangers en France, 1919-1939, Paris Publications de la Sorbonne, 1985.
[2] Les Algériens nationalistes vont rompre avec le PCF à partir de 1929, date de la première dissolution de l'ENA par les autorités françaises

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