vendredi 24 juillet 2009

Militer dans le cyberespace

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« Militer dans le cyberespace», Anne-Marie Gingras, 1999.

Militer dans le cyberespace

Les nouvelles dimensions de l'action collective


Anne-Marie Gingras
Professeure agrégée
Science politique, Université Laval (Québec)

Les réseaux électroniques offrent un formidable gisement de ressources pour l'action politique et un tout aussi fabuleux potentiel de contrôle. D'une part, l'interactivité, des échanges comme jamais on n'en a vus dans les médias, le cyber-militantisme à la portée du Sud et la liberté d'expression par-delà les frontières; d'autre part, le stockage des informations personnelles et l'appariement des banques de données par des États et des entreprises peu scrupuleuses, la vente illégale de ces informations, un marketing ciblé et envahissant et la possibilité encore inégalée de ficher des catégories entières de la population, comme les sidéens, les immigrés, les opposants politiques. Athènes et Orwell réunis, l'agora et le panoptique, l'extase et l'effroi.

Cette dichotomie admise, on constate l'impossibilité d'évaluer clairement et sans équivoque le potentiel démocratique d'Internet et des réseaux électroniques. Le tout se complique aussi singulièrement lorsque sont prises en considération deux réalités implacables : d'une part, les logiques de construction des réseaux électroniques relevant du capitalisme mondial et, d'autre part, la capacité des citoyens et des citoyennes de détourner, contourner, voire inventer, des usages différents de ceux pour lesquels les technologies ont été conçues.

Si les « ruses » de certains internautes visent à démocratiser la société civile et l'État, une mise en garde s'impose : depuis quelques années, ces réseaux sont construits en fonction des objectifs du marché. Dans leur mise en place, l'État s'est fait régulateur (il a libéralisé), mobilisateur et utilisateur-modèle, mais les fonds sont principalement ceux du secteur privé. Les orientations de base présidant à la construction des réseaux électroniques épousent les logiques industrielles du néo-libéralisme des années 90 : la mondialisation, la libéralisation des échanges, la marchandisation, la concentration et la «synergie ». Ces logiques, en marge des processus politiques, excluent les citoyens et les citoyennes.

Le « lieu » de la démocratie est également en cause. Les logiques industrielles bouleversent les centres de décision. La démocratie renvoie encore, en règle générale, à la nation, mais aujourd'hui le rôle et la souveraineté des États décroissent, et avec eux le pouvoir des populations d'exercer un certain contrôle sur les orientations de leur société, du moins en théorie. Dans un contexte de mondialisation, la puissance des entreprises transnationales mine le rôle des États. Le ministre canadien des Finances, Paul Martin, reconnaissait récemment cette tension entre État et secteur privé dans une déclaration d'une franchise et d'une fraîcheur étonnantes : « Au cours des quarante dernières années, nous avons fait évoluer le commerce international pour arriver à l'OMC (l'Organisation mondiale du commerce). A chaque fois, on accepte de restreindre notre souveraineté »[1]

Mais les logiques de construction des réseaux électroniques ne déterminent pas à elles seules les usages. De tout temps, on a fait fi des utilisations prévues par les concepteurs des technologies. Les usages naissent plutôt de la dynamique qui lie potentiel technique, objectifs sociaux et considérations économiques.

Si la majorité des internautes ont des comportements conformes à ce que le marché attend d'eux -- ils se divertissent et consomment --, certains font toutefois un usage différent, original, même militant, de cet outil. L'architecture ouverte des réseaux, le potentiel de contact, l'interactivité, entre autres, rendent possible un cyber-militantisme, réformiste ou radical, globalisant ou ponctuel, de droite ou de gauche. Ce militantisme peut s'inscrire à contre-courant des logiques de construction des réseaux électroniques. Il renvoie aussi quelquefois à d'autres conceptions de la démocratie, bien que ceci soit davantage implicite qu'affiché. Tant la constitution d'une conscience liée à une société civile - plus ou moins édifiée-, que la recherche d'appuis politiques, transcendent les frontières. On fait appel à des facteurs d'identification non nationaux comme le sexe, la conscience environnementale, la protection des aborigènes, les intérêts particuliers, la santé, etc. Par exemple, une internaute peut fort bien se définir d'abord comme femme, féministe, écologiste, militante des droits de la personne et bridgeuse avant de s'identifier comme une Australienne.

Si Internet et tout ce qui est englobé sous le vocable « réseaux électroniques » peuvent constituer pour les organisations des outils politiques au sens traditionnel du terme (facilitant les contacts, le « réseautage » et la constitution d'un centre virtuel de documentation ), ils servent aussi à l'occasion de catalyseurs dans les processus politiques. Ils peuvent ainsi induire des changements plus profonds entre acteurs sociaux en lutte, permettre que soient modifiés les rapports de force, bref démocratiser la société civile et l'État. Une chimie sociale différente peut naître.

Depuis quelques années, certains ont été tentés de décréter sans autre forme de procès le potentiel révolutionnaire des réseaux électroniques en constatant quelques expériences spectaculaires de « luttes électroniques » : l'appel entendu de Third World Network contestant la position américaine sur la convention sur la bio-diversité lors de la conférence de Rio de 1992[2], le cessez-le-feu du gouvernement mexicain face aux zapatistes en janvier 1994, la victoire des habitants de Santa Monica en faveur des SDF, la lutte anti-tabac de 1990 contre la tournée de promotion de Philip Morris aux États-Unis. Mais ces succès ponctuels ne suffisent pas à établir le potentiel démocratique des réseaux électroniques, car le poids des communications dans l'ensemble des atouts que possèdent les organisations n'est en général pas mesuré. Comment savoir si ces luttes auraient échoué si on avait été condamné à communiquer uniquement par fax? De plus, la dynamique menant au succès (relatif) ne fait souvent l'objet d'aucune analyse[3]. Bref, l'enthousiasme aveugle quelquefois les observateurs et les observatrices trop optimistes.

Ainsi, un examen minutieux peut montrer que les communications électroniques ne constituent qu'un des éléments - parfois parmi les moins importants- des luttes politiques. Dans le cas cité de la lutte anti-tabac, l'entreprise Philip Morris avait planifié une tournée des États-Unis visant à combattre le mouvement anti-tabac. SCARnet (Smoking Control Access Research Center) s'est servi des réseaux électroniques pour envoyer dans chaque communauté ciblée des informations et une planification détaillée du type d'opposition à organiser. Philip Morris a alors annulé sa tournée[4]. Dans cet exemple, si la technologie a facilité la coordination, d'autres facteurs, comme la qualité de l'organisation et le développement de la stratégie, ont probablement joué un rôle majeur dans la décision finale de l'entreprise. C'était somme toute un assez traditionnel coup fumant.

Mais alors, comment identifier l'impact des réseaux électroniques sur le militantisme? Trois phénomènes peuvent nous servir de paramètres: les modifications dans la structure des mouvements sociaux, dans la délibération collective, et dans les rapports de force. Mais la prudence s'impose dans l'évaluation du rôle du cyberespace dans l'action militante. L'effet spectacle voile l'état réel des rapports de force et il y a souvent méprise entre une bataille et la guerre. Il faut plutôt viser l'évaluation à long terme, analyser les conditions de lutte dans chaque situation et identifier tous les atouts des organisations. Seules ces précautions peuvent nous aider à saisir l'effet réel des communications électroniques dans les luttes politiques.

Le premier paramètre nous permettant de saisir l'impact des réseaux électroniques concerne la modification dans la structure des mouvements sociaux; il peut s'agir soit de décentralisation, soit de constitution d'alliances de toutes sortes (pour le partage des ressources informatiques ou la concertation stratégique entre alliés). L'International Commission for the Coordination of Solidarity Among Sugar Workers, une organisation de défense des droits des travailleurs de l'industrie du sucre, constitue un bon exemple de décentralisation; les technologies de communication lui ont permis de modifier sa structure, de créer un « bureau électronique » et de déléguer du personnel sur le terrain pour rejoindre les ouvriers jusque dans les champs de canne à sucre. La décentralisation offre les avantages de collecter rapidement des informations et surtout de tenir compte des conditions d'existence de la main d'oeuvre agricole et industrielle, tant dans les pays du centre que dans ceux de la périphérie.

Quant à la constitution d'alliances par voie électronique, il s'agit de l'une des actions privilégiées par les organisations militantes. On lance des alertes législatives, on appelle à manifester soit avec sa pancarte, soit avec sa souris. On peut citer comme exemples : la revendication pour la poursuite des assassins de Chico Mendes, leader écologiste brésilien[5], les contestations de Greenpeace et d'Amnesty International contre Shell dans l'affaire Ken Saro-Wiwa au Nigeria et les appels à la manifestation salAMI organisée en avril 1998 à Montréal à l'occasion de la rencontre internationale sur l'AMI (Accord multilatéral sur les investissements).

Le second paramètre concerne la modification de la délibération publique. Deux questions doivent être examinées : dans quelle mesure le cyberespace complète-t-il les médias traditionnels? et constitue-t-il un forum de débat plus large que ceux-ci? Les réseaux électroniques sont effectivement un vaste réservoir d'informations, tant pour les médias que pour les groupes de pression ou les individus. Mais pour identifier l'impact différentiel des communications électroniques, il faut procéder à des études de cas. Les débuts de la lutte ouverte des zapatistes contre le gouvernement mexicain en janvier 1994 permettent d'éclairer ce point. Dès le départ, le mouvement a très clairement visé la publicité comme stratégie de lutte, car on misait sur la constitution d'un capital symbolique pour faire pression sur l'État mexicain. Les documents du mouvement n'ayant été diffusés qu'en partie par les médias traditionnels, on s'est servi des réseaux électroniques pour transmettre ces documents aux groupes et individus intéressés par la question : les newsgroups, les conférences Peacenet, les associations de solidarité, les organisations de défense des droits de la personne, les réseaux des peuples autochtones, etc. Cet usage du cyberespace a été possible parce que des réseaux contre l'Accord de libre-échange nord-américain avaient été préalablement mis en place [6].

La deuxième question relative à la délibération publique est plus délicate. Il s'agit de vérifier si le cyberespace constitue un espace de débat plus large que les médias traditionnels. Encore ici, les zapatistes illustrent bien le problème, car la quantité d'information et d'intoxication propagée à leur sujet par voie électronique nous incite à la prudence. Malgré le pluralisme et l'interactivité des réseaux, préalables à un véritable débat public, d'autres conditions ne sont pas toujours atteintes, à commencer par la qualité des informations et leur véracité. Dans les médias audiovisuels, une rumeur court, mais dans le cyberespace, elle acquiert presque le don d'ubiquité. Bref, sur les réseaux électroniques, approximations et faussetés côtoient documents officiels et brillantes analyses. Entre l'immense potentiel de délibération publique des communications électroniques et sa réalisation, il y a un fossé. Et dans ce fossé, on trouve pêle-mêle l'innocence, l'ignorance, la mauvaise foi et la turpitude.

Enfin, le troisième paramètre concerne les changements dans les rapports de force qui se manifestent en actions des décideurs politiques et économiques. Cela constitue sans doute le phénomène le plus difficile à identifier. Des succès conjoncturels sont régulièrement assimilés à des changements dans les rapports de force, alors que l'adversaire bat en retraite pour mieux s'organiser. Ainsi peut-on s'interroger sur le « succès relatif » du militantisme électronique des zapatistes. Peu après le début de leur lutte ouverte contre le gouvernement mexicain, ceux-ci se sont engagés dans des négociations avec les autorités. S'agissait-il d'une réelle modification des rapports de force, c'est-à-dire a-t-on ouvertement reconnu le pouvoir zapatiste? Ou s'agissait-il pour l'État mexicain d'une stratégie visant à protéger son image d'un gouvernement respectueux des droits de la personne? Considérant que les guérillas s'épuisent souvent par manque de ressources, s'agissait-il simplement d'une mesure dilatoire? Nous manquons cruellement d'études sur la dynamique du conflit. Le cyberespace a probablement joué un certain rôle : alertés par les informations électroniques qui complétaient celles de la presse, des observateurs internationaux et des journalistes ont afflué, exerçant une pression certaine sur Mexico. Mais avec le recul, il n'est pas sûr qu'on puisse affirmer qu'un réel changement dans les rapports de force se soit alors produit grâce aux réseaux électroniques, ou que les protagonistes officiels aient été ceux que l'on croit[7].

Que conclure du militantisme dans le cyberespace? Ni l'enthousiasme délirant ni le cynisme invétéré ne sont opportuns. La structure ouverte des réseaux et une certaine anarchie permettent à la fois aux petites organisations progressistes du Sud et aux faussaires de l'information de prospérer. Encore là, l'extase et l'effroi. On peut toutefois affirmer sans se tromper qu'aux stratégies médiatiques développées par les acteurs sociaux en lutte vient se greffer une nouvelle dimension. Les communications électroniques produisent déjà des dynamiques politiques différentes ; en prendre l'exacte mesure constitue toutefois un défi à la mesure du réseau, titanesque.


[1] Voir « Paul Martin plaide pour une réglementation mondiale » de Robert Dutrisac in Le Devoir, 14-15 mars 1998, p. B1.

[2] Voir « Nouvelles armes pour les démocrates » de Roberto Bissio, Le Monde Diplomatique, Manière de voir, hors-série, octobre 1996.

[3] Il arrive que des membres du gouvernement aient intérêt à ce que celui-ci soit contesté ; des appuis inespérés et étonnants viennent alors contribuer au succès des groupes contestataires.

[4] Voir « Grassroots in Cyberspace : Using Computer Networks to Facilitate Political Participation » Communication présentée au 53e congrès du Midwest Political Science Association, Chicago, 1995.

[5] Voir « Au service de l'action politique » de Carlos-Alberto Afonso, Le Monde Diplomatique, Manière de voir, hors-série, octobre 1996.

[6] Voir l'introduction du livre (électronique) Zapatistas ! de Harry Cleaver.

[7] Deux journalistes, Bertrand de la Grange et Maite Rico , prétendent que le mouvement mené par le sous-commandant Marcos représentait davantage les préoccupations des militants gauchistes que celles des autochtones. Voir Sous-Commandant Marcos, la géniale imposture chez Plon/Ifrane.

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